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Non, l’école n’est pas malade !

Article paru dans L’Anti-Mythes, n° 5, [1974-1975], p. 2-10

Banderole ‘Pour une école publique démocratique’ lors de la manifestation contre la ‘Réforme Haby’ le 28 mai 1975 à Paris. (Photo by Francois LOCHON/Gamma-Rapho via Getty Images)

Avant mai 68, il semblait globalement qu’aucune pédagogie ne s’articulait sur l’évolution générale de l’intelligentsia. A la « découverte » de la psychanalyse, du matérialisme historique, de la linguistique, à l’apparition de revues du type Tel Quel, les Cahiers pour l’analyse, etc., il n’y avait aucun répondant dans l’enseignement. Ce dernier apparaissait de plus en plus archaïque, au point que dans le supérieur les étudiants pouvaient à juste titre avancer des mots d’ordre du type : les enseignants ne savent rien, nous sommes des étudiants sans enseignants ; virons les croûtons, ces incapables dont le pouvoir ne repose même plus sur un savoir.

On ne pouvait désormais plus échapper à la question de savoir

« comment il s’est fait que l’Université, lieu où l’on passe pour échapper au « rien » (de savoir) a pu devenir ce lieu où il ne passe « rien » (du savoir), mais où s’exerce un processus d’exclusion (« nous ne savons rien ») lui-même effet d’un déplacement déjà amorcé entre les deux guerres, et qui pouvait leur faire dire : il n’y a plus de savoir. En bref, comment se fait-il que la Sorbonne ait pu devenir la Bastille à abattre (ou du moins à « occuper ») ? » (Scilicet, n° 2/3, p. 334).

Ce qui est dit ici de l’Université pourrait être dit de l’enseignement tout entier.

Mais cette impossibilité de savoir, confrontée au choc de 68, a connu bien des avatars. La situation n’a pas fondamentalement changé ; pourtant le « rien » ne peut plus s’expliquer seulement par la démence sénile des mandarins. Avec ces derniers au moins, on finissait par savoir à quoi s’en tenir ; aujourd’hui, la confusion est telle dans l’enseignement, que l’on ne parvient plus à mettre à jour une rationalité du système (fût-elle la rationalité du flic ou du missionnaire).

Il est clair ainsi que deux types d’analyse du système scolaire, diffusés simultanément depuis plusieurs années, sont de moins en moins acceptables :

La première consiste à dire que ce qui remet en cause la psychologie, la sociologie positiviste-empiriste, l’idéalisme, le scientisme, et qui s’appuie sur le matérialisme historique, la psychanalyse, la linguistique, est proscrit de l’enseignement parce que cela sape les fondements de l’idéologie dominante qui se reproduit à l’école et à l’université.

La seconde que la subversion par le savoir, par définition, n’est pas rentable pour le capitalisme, et que si les disciplines ci-dessus mentionnées ne sont pas combattues par les suppôts du pouvoir qui n’ont rien à leur opposer (ne serait-ce que parce que « la droite française est la plus bête du monde »), elles ne pourront trouver leur place dans un système scolaire en raison du processus de rentabilisation de l’école et de l’université.

Or, d’une part, la critique de l’idéologie dominante a été neutralisée par son intégration à l’enseignement. Le sectarisme réactionnaire a laissé la place au modernisme par juxtaposition. Au nom du libéralisme, le conflit entre l’idéologie dominante et sa critique a été réduit à la confrontation d’opinions opposées et a perdu tout enjeu. L’élève ou l’étudiant prend tout aussi consciencieusement les notes d’un cours marxiste que celles d’un coure spiritualiste. Il change de couleur locale en changeant de salle. Il lui arrive même d’entendre un spiritualiste faire un cours sur Proudhon et Marx, et un « marxiste » faire un cours parfaitement spiritualiste. Tout est possible dans ce gigantesque marché aux puces. Les manuels scolaires suivent le pas. Ainsi, le Lagarde et Michard du XXe siècle allonge sa soupe avec 50 pages de nouveau roman-nouvelle critique, sans rien changer au reste. Mao cause à côté de Bergson dans les manuels de philosophie. Et finalement le système scolaire produit des individus qui se soucient aussi peu de l’idéologie dominante que de sa critique, qui ne seront ni des Chiens de garde ni des chiens enragés : ce n’est pas l’enseignement dans lequel tout se vaut, qui les armera pour être l’un ou l’autre ; la famille, le travail s’en chargeront.

D’autre part, en dépit de l’horoscope trotskiste, le processus de rentabilisation du système scolaire est loin de n’accomplir avec cohérence et efficacité. L’école et l’université ne sont pas « rentables » et ne sont pas près de l’être, non parce que l’opposition aux visées du pouvoir et du patronat y fait obstacle, mais parce que le système s’avère incapable de surmonter nos propres contradictions.

Analyser l’évolution de l’enseignement en faisant appel à la notion de rentabilisation, c’est croire que l’école n’est qu’un instrument utilisé et maîtrisé par la bourgeoisie. Mais cette vision primaire, mécaniste, ne résiste pas à l’examen.

Il existe par exemple deux types de contradictions qui ne parviennent pas à être surmontées, que « la bourgeoisie » ne peut que bricoler :

I) Contradiction formation spécialisée/générale

Le premier type de contradiction apparaît déjà avec l’école de Jules Ferry, même si au départ les deux termes de la contradiction pouvaient apparaître complémentaires. L’école de Jules Ferry était en effet une réponse

– aux besoins économiques de la bourgeoisie : alors qu’aux alentours de 1880 de nombreux progrès technologiques interviennent dans la production, amenant son développement et sa réorganisation, l’industrie ressent un besoin urgent d’ingénieurs, de techniciens et plus généralement d’une main d’oeuvre qualifiable. La bureaucratie d’état, elle aussi, a besoin pour son développement que l’instruction se généralise. L’école doit donc pour une part donner une formation pré-professionnelle.

« La formation professionnelle, les connaissances commerciales et linguistiques, etc., en même temps que progressent la science et l’instruction publique, se répandent de façon toujours plus rapide, plus facile, plus générale, à meilleur compte, à mesure que le mode de production capitaliste oriente les méthodes d’enseignement, etc., de plus en plus vers la pratique. La généralisation de l’enseignement primaire permet de recruter les travailleurs du commerce dans les classes qui, jusque là, en avaient été exclues, qui étaient habituées à un mode de vie plus médiocre » (Marx, Le Capital, Ed. Sociales, t. 6, p. 310. Marx parle ici du travailleur du commerce, parce que sa remarque s’intègre à un chapitre sur le profit commercial).

Enfin, la fonction de moralisation de l’école, surtout pour ceux qui feront partie du prolétariat, s’inscrit dans cette logique.

– aux besoins politiques de la bourgeoisie : la bourgeoisie industrielle recourt à l’école unique, gratuite et obligatoire pour combattre la fraction agrarienne, catholique et monarchiste, pour diffuser l’idéologie républicaine et pour renforcer son alliance avec la petite bourgeoisie. L’école, cheval de bataille politique, ne peut donc pas se contenter d’assurer ou de préparer à une formation professionnelle spécialisée.

Aujourd’hui, les besoins économiques du Capital (augmenter le nombre des diplômés par rapport à celui des scolarisés, limiter l’accès à l’enseignement supérieur long, développer l’enseignement technologique) entrent en contradiction radicale avec les nécessités politiques du système (démocratiser, permettre l’accès de tous à la culture, ne pas recourir à un dirigisme trop brutal).

Le seul moyen d’en sortir serait une meilleure répartition des scolarisés. Or elle s’avère impossible. La poussée à l’université s’est exercée dans des secteurs peu rentables, comme les Lettres, parce qu’un grand nombre d’étudiants attend de l’enseignement autre chose qu’une formation professionnelle étriquée et souvent trop ingrate pour le résultat qu’elle apporte. Dans le secondaire, le choix de l’enseignement technique est plus souvent une sanction qu’une libre décision de l’élève.

D’autre part, au niveau de ceux qui décident de l’organisation de l’enseignement, l’équilibre ne parvient pas à s’instaurer entre l’attitude technocratique (pour la sélection d’une main d’oeuvre compétente adaptée aux besoins définis par exemple par le 6° Plan) et l’attitude humaniste (pour l’accession du plus grand nombre au Savoir). Au contraire, on est arrivé à un résultat que ni l’une ni l’autre de ces attitudes ne pouvait laisser prévoir, et surtout pas celle des technocrates : la prolétarisation massive des intellectuels. Le cas des maîtres-auxiliaires est à lui seul assez parlant. Ce qui est présenté comme une inadéquation conjoncturelle entre le système scolaire et le marché du travail est en fait d’abord et avant tout une inadéquation structurelle à l’intérieur même du système scolaire, qui n’a pu être maîtrisée ni par l’humaniste Edgar Faure, ni par le technocrate Fontanet.

Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé de faire un potage des deux :

« Il n’est point de plaidoyer visant à transformer l’université en centre de formation professionnelle, qui ne comporte référence obligée à une évocation émue de l’Homme et de la Culture ; point, à l’inverse, d’humaniste qui ne reconnaisse en principe un brin de légitimité aux positions économistes » (L’Enragé, Caen, 1968, n° 2).

2) Contradiction enseignement court/long

A l’heure actuelle, tout un système de filières agrémenté de quelques voies de garage permet d’apaiser le mécontentement des clans humanistes et technocratiques. Le second cycle est divisé en enseignement court (préparation au CAP et au BEP) et enseignement long (lui-même morcelé en préparation aux baccalauréats et en préparation à des brevets de techniciens). L’enseignement supérieur de son côté apparaît comme une auberge espagnole à trois entrées : facultés (dont on a déjà noté les déséquilibres), grandes écoles et IUT. Ainsi, tout est possible. Aussi bien les lieux d’indolence dans un cadre, « culturel » approprié que les lieux d’enfer stakhanoviste.

Pourtant cette situation n’est pas tenable. Ceux qui suivent l’enseignement long sont confrontés au problème du chômage. Ceux qui suivent l’enseignement court en ont marre d’être programmés comme des robots.

D’autre part, du côté du pouvoir, on tripote le système des filières sans parvenir à une politique claire (tripotages pour la sixième, pour le bac, pour la sélection dans le supérieur).

« A l’heure actuelle, la planification de l’enseignement est plus un mythe qu’une réalité ; les projets de sélection, même s’ils revêtent parfois une allure « scientifique », ne s’inspirent pas d’une logique autre que politique. Aussi est-il assez divertissant de voir certains adversaires de la sélection, humanistes honteux, évoquer la même rationalité économique et avouer qu’à long terme, les dépenses d’enseignement impliquent un accroissement de le production, une rentabilité accrue du système économique. C’est à se placer sur le terrain de l’adversaire (à supposer qu’il en soit un), chercher des verges pour se faire battre. Plus conséquent apparaît l’autre adversaire de la sélection, l’humaniste triomphant. Croyant que sa culture est LA culture, il ne peut, en démocrate, la refuser à personne. Donc, pas de sélection à l’entrée des facultés. Mieux, comme la vocation de l’humaniste est le Savoir (humaniste s’entend), que le Savoir est une longue Patience, il n’est pas question que le passage à l’université soit bref. Donc pas de cycle court qui diminuerait la valeur marchande de l’intellectuel. » (L’enragé, Caen, n° 2).

Si l’on pouvait (et peut toujours) craindre les visées technocratiques telles qu’elles sont apparues dans les projets Capelle et Fontanet, parce qu’il est toujours inquiétant d’entendre des sommités universitaires parler comme des Bloch-Lainé et parce que le vieux réflexe humaniste est toujours aussi fort, en fait, la bourgeoisie ne peut pas organiser l’école au nom du seul profit, parce qu’elle ne peut pas régresser à l’étape du libéralisme économique (concurrence et exploitation sauvage).

Finalement, ceux qui croyaient avoir un point de vue critique révolutionnaire par rapport au critère scolaire n’avaient le plus souvent qu’un point de vue critique par rapport aux visées technocratiques, et, par leur dynamisme dans l’école, n’ont pas fait autre chose que renforcer le camp humaniste. Ainsi, dénoncer mécaniquement la rentabilisation et tripatouiller en même temps dans la pédagogie Freinet, revient à n’être, comme le fromage, que révolutionnaire à 50 %. Pour les 50 % restant, cela revient à occuper dans le système scolaire une fonction dont le système a réellement besoin.

De la même manière que la laïcisation s’est accompagnée, de la juxtaposition d’une école avec curés et d’une école sans, la modernisation du système scolaire exigeait la disparition du monopole des vieux croûtons et s’est accompagnée d’une coexistence (dans le respect de la liberté de tous !) d’enseignants hercyniens et de textologues et autres pédagogues dans le vent.

Il y a en effet une logique autonome à l’œuvre (une « logique » de monstres) dans la transformation de l’enseignement, qui a donné deux phénomènes nouveaux : le modernisme et le pédagogisme.

a) Le modernisme

Il s’est manifesté explicitement dans l’avant-projet de loi Fontanet, qui, de ce point de vue, n’a fait qu’appuyer une tendance apparue déjà depuis plusieurs années :

« L’enseignement du second degré permet l’accès à une culture moderne par le développement des qualités intellectuelles, par l’acquisition de connaissances fondées sur les notions et concepts de base, par une information sur les réalités du monde contemporain. »

Cela ce traduit à la fois par une ouverture sur la « vie » (les 10 %) et par une ouverture sur les sciences et les idéologies modernes, fussent-elles révolutionnaires. Dans la mesure où ce modernisme est seulement surajouté à un enseignement archaïque qui n’a pas disparu, l’ouverture n’est en fait que le déplacement des fermetures. Ce déplacement va de pair avec la « crise de l’autorité » des enseignants et en représente une tentative d’atténuation. L’autorité du maître est épaulée par l’autorité anonyme du savoir qui se diffuse hors de l’école : le prof de physique qui a de plus en plus de mal à faire entrer dans le crâne de ses élèves une solution diluée d’un savoir élaboré dans d’autres sphères, pourra désormais essayer de se faire prendre au sérieux en faisant visiter une usine dans le cadre des 10 % ou en expliquant le fonctionnement d’un solex.

Le modernisme n’a pour fonction que de fixer une attention qui se disperse de plus en plus, mais pour finalement continuer d’enseigner la même chose. En français, l’étude d’articles de journaux dans le cadre de la préparation à l’épreuve écrite du bac permet de mieux faire passer la pilule de la liste de textes du XVIe au XIXe siècle présentée à l’oral. L’éclectisme dans l’enseignement supérieur revient au même. On y retrouve une analogue coexistence pacifique entre des méthodes et des contenus de cours fondamentalement inconciliables. Ainsi se manifeste un des plus tristes aspects de l’idéologie démocratique : le principe d’équivalence (tout se vaut). Il n’y a que les pataphysiciens pour nous faire rire avec.

b) Le pédagogisme

Deux succédanés à l’autorité insupportable, parce que trop visible, du maître sont apparus : le développement de la réflexion individuelle et du travail de groupe. Loin d’être inconciliables, tous deux s’appuient sur une mystique du Sujet (du groupe-sujet dans le deuxième cas), qui occupe une place centrale dans l’idéologie dominante et ne remet nullement en cause le rapport hiérarchique entre le maître (fût-il déguisé en accoucheur des esprits) et ceux qui ne savent pas (fussent-ils de bonne volonté).

Le pédagogisme se développe dans le cadre d’une transformation de l’appareil productif français et de la machine d’état bureaucratique, parallèlement au développement de l’idéologie du management. On passe d’une stratification par castes, d’une hiérarchie impersonnelle sans initiative, d’une adaptation passive à ce que l’autorité impose, à un système plus dynamique reposant sur l’initiative des subordonnés, sur la « participation », la hiérarchie s’appuyant sur un réseau de relations personnelles intenses.

Finalement, le pédagogisme procède à la fois de l’attitude technocratique (puisqu’il permet de former une main d’oeuvre mobile et dynamique) et de l’attitude humaniste (puisqu’il permet d’épanouir l’ensemble des facultés des individus, toutes leurs potentialités).

Mais dans tous les cas, la question du savoir reste occultée et de ce point de vue l’évolution de l’enseignement n’a rien changé. L’école et l’université sont toujours le lieu où il est censé être question de Savoir de manière privilégiée, et où, en fait, il est question de tout, sauf de Savoir. Le Savoir des technocrates est un ensemble de recettes suffisamment souple pour que, par la suite, les cadres, techniciens, etc., puissent se recycler sans trop de problèmes. Le Savoir des humanistes est tout juste digne des salons où l’on cause.

Face à cette double imposture (que le modernisme et le pédagogisme ne font qu’adapter à l’évolution des temps), il n’est de solution que celle déjà avancée par Nietzsche dans « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », (p. 22) : la destruction de l’école et de l’université, étant entendu qu’il ne s’agit pas d’un objectif d’action, d’un mot d’ordre volontariste, car cette destruction est déjà à l’œuvre dans l’écœurement et le ras-le-bol général.

Que le système scolaire tende à la fois, contradictoirement, vers la FPA (CET, IUT, formation continue) et vers les cours de maintien (snobisme intellectuel, université du 3° âge), cela revient finalement au même. Celui qui en attend de savoir quelque chose ne connaît rien d’autre que la frustration (bien analysée dans la brochure des enragés de Strasbourg « De la misère en milieu étudiant »).

Tout est alors possible, des explosions sauvages à la désertion, en passant par le conformisme imbécile.

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