Article d’Yves Dechézelles paru dans La Gauche, n° 12, 11 février 1949, p. 1-3
Ce n’est pas assez du fracas des armes et des invectives homériques que les diplomates se lancent à la figure en pleine tribune de l’O. N. U., pour exprimer les conflits entre les grands. La justice s’est aussi mise de la partie.
Washington – Paris – Budapest, trois procès.
A vrai dire, l’atmosphère du procès de Budapest nous est bien connue encore que les personnages qui y sont jugés n’aient rien de commun avec les accusés de Moscou. Entendons-nous bien. Le cardinal Mindszenty et les princes de l’aristocratie et de l’Église qui l’entourent n’ont jamais eu notre empathie. Ils sont les représentants authentiques d’une féodalité qui exploite depuis des siècles les masses paysannes hongroises. Mais ce qui frappe l’esprit dans ce genre de procès, c’est précisément que les accusés avouent toujours, qu’ils se chargent de tous les crimes et qu’ils se traînent eux-mêmes dans la boue. Ils ont perdu toute fierté et jusqu’au besoin, pourtant si enraciné dans le cœur humain, de se justifier.
Le rôle des juges est simple lorsque les procédés policiers sont aussi perfectionnés. La machine judiciaire est infaillible à la seule condition que les accusés lui soient livrés entièrement et qu’ils n’aient plus le moindre contact humain avec le monde extérieur. M. Martin-Chauffier, qui a pourtant témoigné contre Kravchenko, non seulement n’a pas eu le privilège de s’entretenir avec le primat mais encore s’est vu refuser son visa pour la Hongrie.
Procès bien vain, par ailleurs, que celui qui se déroule à Washington pour juger les leaders communistes américains. Une véritable psychose anticommuniste s’est emparée de certains milieux aux États-Unis. Le seul fait, pour des intellectuels, de n’être pas conformistes a suffi pour qu’ils soient inquiétés par la fameuse commission des activités anti-américaines, réprouvée d’ailleurs par toute une opinion américaine simplement libérale. Cette commission s’est fondée sur les déclarations les plus fantaisistes pour porter ses accusations.
Plus intéressant, en un sens, est le procès Kravchenko car les adversaires s’y disputent face à face et, en quelque sorte, à armes égales. Certes, l’objet essentiel de ce débat contradictoire a depuis longtemps été perdu de vue. Le président interroge bien de temps en temps les témoins pour savoir s’ils connaissent bien « Sim Thomas » mais c’est plutôt pour détendre l’atmosphère car le caractère imaginaire de ce personnage ne fait plus de doute pour quiconque. De même Kravchenko, malgré ses colères brusques, et son impulsivité, diffère complètement de la représentation de minus habens qu’en avait donnée Les Lettres Françaises. Ses répliques ont le style même de son livre. Et, ce n’est pas sans motifs que Pierre Courtadé, jetant du lest, a bien voulu admettre qu’une grande partie du volumineux ouvrage, et non pas seulement soixante pages illisibles selon les révélations sensationnelles de « Sim Thomas », a bien pu être écrite par Kravchenko.
Mais la question n’est plus là. Le procès des Lettres Françaises est devenu le procès du régime actuel de la Russie. L’on pourrait, à juste titre, s’étonner du retentissement énorme du livre de Kravchenko. Sans doute, y trouvons-nous pour la première fois le témoignage d’un personnage qui a grandi avec le régime et qui aurait pu être jusqu’au bout le prototype du haut fonctionnaire de la bureaucratie stalinienne. Cependant, les tares de la société russe qu’il décrit ont depuis longtemps été dénoncées par des hommes dont certains ont joué un rôle capital dans l’histoire de la révolution soviétique. Qui donc s’est élevé avec plus de force que Trotsky ou Victor Serge contre les nouvelles formes d’exploitation consacrées par la conquête stalinienne du pouvoir : inégalités sociales grandissantes, travail forcé, déportations massives en Sibérie, assujettissement des travailleurs à la nouvelle caste de privilégiés, destruction des droits proclamés par la Révolution soviétique.
L’audience de leurs ouvrages était restée limitée à une élite internationale de militants ouvriers parce qu’ils étaient plus que jamais fidèles à leur idéal révolutionnaire et que leur conscience aiguë des tares de la nouvelle société russe ne leur faisait pas oublier celles de la vieille société capitaliste.
Quant à Kravchenko, pour s’être résolu à rejeter l’un de ces régimes, il s’est délibérément jeté dans les bras de l’autre. C’est précisément ce qui lui a valu d’emblée l’audience du grand public ; et c’est pourquoi le procès qui se déroule à Paris est entièrement faussé et participe de la guerre de propagande entre les blocs.
Au fait, tous ces grands procès publicitaires n’ont pas un caractère parement négatif. Bien sûr, il y a la foule pour qui tout ce qui arrive de l’un ou de l’autre côté est chose crue d’avance, chez qui, tant ils sont sous l’empire de la mystification, la révélation des procédés policiers les plus abominables, les atteintes les plus atroces aux droits humains ne provoquent pas le moindre tressaillement d’indignation. Mais il y a aussi de par le monde des dizaines de milliers et peut-être des millions d’êtres humains qui, à travers ces procès, entrevoient les réalités qu’on tente de leur cacher. A si hautes doses, la propagande se retourne contre elle-même. Ceux qui, sur la base de la démocratie révolutionnaire, veulent édifier une société nouvelle exempte des tares des régimes existants, doivent en profiter…
Y. DECHEZELLES.