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David Rousset : La crise de la gauche internationale

Article de David Rousset paru dans Combat, le 31 mars 1950, p. 1 et 6 et le 1er avril 1950, p. 1 et 6

Conférence de presse de David Rousset et Rémy Roure au siège de la ‘Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes’, le 16 novembre 1949, à Paris. (Photo by Keystone-France/Gamma-Rapho via Getty Images)

IL est banal de dire, mais toutefois pas tout à fait, que nous vivons non une crise de conjoncture, ni même de régime, mais un de ces phénomènes singuliers qui se produisent assez rarement, semble-t-il, où toute une société s’abandonne, où toutes les classes se défont de telle sorte que, la perspective rétablie, c’est une structure historique séculaire qui se trouve détruite, un type d’humanité qui se présente définitivement refermé sur lui-même.

L’horizon, une fois de plus, a basculé

DANS le recul que cette mort a creusé, la solidarité des contradictions apparaît en effet saisissante et il s’affirme que le révolutionnaire, dans son comportement et sa doctrine, ne pouvait être que le révolutionnaire de cette société-là ; que le devenir exigeant qu’il recherchait jusqu’au sacrifice était encore ce miroir renversé de l’homme que cette société précisément avait inventé à son image et à sa négation. Ce qui sans doute saisit le plus les contemporains, c’est que la prévision révolutionnaire s’anéantit avec la société qu’elle prétendait dépasser. L’horizon disparaît et les hommes sont alors au plus profond de la nuit. Et l’on voit bien ainsi que toute analogie entre une rupture aussi considérable, dont le spectacle le plus récent et sans doute le plus grandiose nous a été donné par la fin du monde romain, et le passage déchiré mais positif de la société féodale à la société bourgeoise, ne peut être que fallacieuse et que cette révolution-là se fondait sur une solidarité historique des deux époques : la lente genèse des formes de production capitalistes, liée au développement de la bourgeoisie comme classe. Dans une mesure peu mêlée de duperie, la prévision révolutionnaire assurait la continuité intellectuelle. Il apparaît assez vraisemblable aujourd’hui que ce parallèle récent ne vaut pas pour nous et que la prévision marxiste essentielle sur le rôle du prolétariat n’assure pas la relève de l’Histoire. L’horizon, une fois de plus, a basculé. La figuration militaire économique et sociale, dans son gros plan trop aveugle, n’impose pas à l’imagination la dimension véritable de l’événement.

L’exemple des procès de Moscou

UNE aventure comme les procès scientifiques en U. R.S.S. (et je ne sais rien de plus éclairant à ce propos que le dernier livre de Julian Huxley) permet une bien plus grande acuité dans la mesure. Il s’agit, en effet, d’une certaine notion de la connaissance fondée sur la pratique de l’expérience qui nous paraissait définitivement acquise, comme le plus grand triomphe sur les superstitions sociales (notion qui, d’ailleurs, et l’on voit ici ces solidarités que j’évoquais à l’instant, animait tout le marxisme comme sa justification) et qui se trouve non seulement contestée, mais véritablement répudiée dans la pratique quotidienne d’une grande nation, d’une nation où précisément la recherche scientifique avait reçu pendant longtemps les honneurs et les appuis du pouvoir.

Les fausses issues

LA plus haute expression immédiate d’une si grande crise de l’Histoire est que l’avenir devient une impasse. Il est naturel que les contemporains ressentent pareille conjoncture et l’expriment d’abord en termes de moralité. La plus vive couleur, la plus spectaculaire effectivement, lorsque se rompt une structure historique est certes non pas la disparition des préjugés moraux, mais la destruction des liens moraux, de la notion même de moralité qui n’était en son terme que la valeur d’usage de l’homme élaborée par cette société tout à la fois pour sa justification et sa condamnation. Mais aussi bien la découverte que la prévision révolutionnaire n’explique plus l’Histoire, entraîne de si inextricables difficultés intellectuelles que la tentation se fait puissante de trouver un refuge apaisant et désespéré dans une morale éternelle, d’autant plus inopérante que moins fondée dans l’événement. La fuite mystique est proche et parallèle, toutefois ce sont là fausses issues, décors de trompe-l’œil, qui jaugent seulement l’épaisseur grandissante des ténèbres.

Le salut ne peut être que dans l’intelligence des faits

LE salut ne peut être que dans l’intelligence des faits et aussi hérissée d’embûches que la recherche puisse paraître, il n’est pas d’autre voie pour se reprendre. La plus grande difficulté tient alors dans l’appréhension des faits eux-mêmes et beaucoup qui réclament et proclament la vérité ne voient honnêtement rien du monde véritable qui les entoure, mais seulement le monde idéal des explications reçues. Il est une duperie de la sémantique qui devient particulièrement dangereuse lorsque la sémantique est un héritage révolutionnaire. Il est ainsi à propos du marxisme très difficile à l’intelligence d’admettre que la théorie qui a expliqué si correctement tant d’événements, qui a su donner du système capitaliste une interprétation de sa dynamique vérifiée presque constamment par l’expérience, échoue dans sa prévision historique majeure : à savoir que le développement des formes de production socialisées n’implique pas nécessairement le rôle révolutionnaire du prolétariat, ni une société socialiste. Cette difficulté paraît tellement insurmontable que le plus souvent on préfère abandonner la méthode de recherche elle-même et se livrer à des explications purement verbales d’une complication grandissante.

L’exemple le plus frappant et le plus significatif d’une aussi grande confusion est sans doute l’attitude en général adoptée à l’égard de la société soviétique.


IL n’est aujourd’hui nul grand pays industriel où le prolétaire connaisse une oppression sociale comparable à celle qu’il vit en U.R.S.S., au point que sa condition de prolétaire elle-même est menacée. Toutes les mesures en effet qui l’enchaînent à son entreprise (livret de travail, passeport intérieur, interdépendance entre la jouissance du logement et sa présence sur un chantier ou dans une usine déterminée administrativement, mesures de coercition multiples, etc.) limitent, jusqu’à le supprimer, ce qui fondait le prolétaire, son droit de disposer de sa force de travail et de la vendre.

Le mythe soviétique

CEPENDANT combien encore voient dans ce régime, sans ironie, une forme de la dictature du prolétariat. Aucun parmi les pays capitalistes les plus évolués ne connaît une institution policière comparable au M.V.D. par son importance dans l’État, son rôle économique, la grandeur de ses revenus, l’immensité des régions qu’elle domine, le nombre de déportés qu’elle gouverne souverainement et par les rapports de terreur qu’elle impose dans la vie sociale quotidienne. Cependant combien considèrent encore l’U.R.S.S. comme un type de société socialiste ? Il n’est guère de pays civilisé où sévisse un chauvinisme aussi étroit, au prix d’ailleurs de tant de ridicules, et cependant combien veulent encore voir en Russie un foyer d’internationalisme ? Beaucoup parmi ceux qui ne se refusent pas entièrement à enregistrer les faits, sinon à les comprendre, s’obstinent à découvrir dans le stalinisme des valeurs marxistes ouvertes sur l’avenir et parlent couramment d’un État ouvrier, dégénéré, certes, mais ouvrier ? D’antres enfin, les plus extrêmes, et qui se refusent aux duperies ordinaires, enseignent, désabusés, que toute cette affaire n’est pas glorieuse mais que c’est encore la meilleure démarche vers le socialisme, que la révolution, dans sa première étape, impose un effondrement des conditions sociales et des valeurs intellectuelles et que si le prix à payer est ce détour extravagant, il faut le payer.

Une extraordinaire aberration du jugement

IL n’est guère possible de comprendre une aussi extraordinaire aberration du jugement si l’on sous-estime l’emprise que peut avoir une hypothèse explicative qui a permis de rendre compte à une étape donnée des faits connus et de leur développement. Le marxisme a interprété correctement les termes antagoniques de la crise capitaliste. Il a prévu en conséquence de son analyse que la solution se trouverait dans le procès de socialisation de la production et donc dans la rupture des rapports de propriété privés, mais que cette tâche ne pourrait être assumée que par le prolétariat politiquement et syndicalement organisé. Il est indubitable que la révolution de 1917 a été prolétarienne. Il est non moins indiscutable que les rapports de propriété privés ont disparu, que la bourgeoisie capitaliste a été anéantie, que l’État est devenu le propriétaire collectif de l’économie. En conséquence de ces faits et en raison des prévisions de la théorie, l’État soviétique doit être socialiste. Il est difficile d’apprécier la souveraine puissance de ce raisonnement dans l’histoire des idées et dans l’histoire politique de ces trente dernières années. Cela est si vrai que, dans la terminologie particulière de Trotsky et de l’opposition de gauche, si Staline avait depuis longtemps réalisé Thermidor et se trouvait par la succession de ses crimes le fossoyeur de la Révolution, il demeurait lié aux bases prolétariennes d’Octobre 1917 et Thermidor devait s’ouvrir sur un retour de la réaction capitaliste bourgeoise. L’idée que pour s’ait se développer en Russie une société de classe originale, sans rapport avec les prévisions théoriques, se heurtait à des répugnances invincibles.

La contradiction entre la théorie et la réalité

CEPENDANT, chaque année aggravait encore la contradiction entre l’affirmation théorique et la réalité politique et sociale. La deuxième guerre mondiale mit le comble à ce divorce. Le monde épuisé et déchiré ne connut aucune velléité révolutionnaire prolétarienne de quelque importance. Ainsi les premières difficultés avec la théorie se compliquèrent de cette autre, capitale : pourquoi la révolution socialiste n’avait-elle pas eu lieu ? Par contre se développait en Europe des révolutions sociales basées sur la puissance militaire soviétique qui, si elles ruinaient politiquement et économiquement leur bourgeoisie capitaliste, réprimaient avec la même férocité toute forme de démocratie prolétarienne.

La gauche se meurt

L’OPPOSITION entre la théorie et la réalité est devenue aujourd’hui absolue. La gauche internationale, et non pas seulement son aile marxiste, mais la gauche tout entière se meurt lentement de ne pouvoir ni apprécier ni résoudre cette contradiction. Elle en est paralysée en tout domaine et ce qui paraît le plus souvent confusion des sentiments, incapacité à agir, lâcheté morale, est d’abord impuissance intellectuelle.

Il n’est pas possible toutefois d’aborder pareil examen sans accepter au préalable cette règle élémentaire, mais combien difficile à pratiquer : les faits ont raison contre la théorie.

L’histoire de l’Europe est telle que cette très large fraction politique et intellectuelle, aux frontières un peu confuses, que l’on désigne ordinairement par « la gauche », jouait traditionnellement un rôle d’avant-garde qu’elle n’assume plus. Si bien que son drame personnel devient le débat majeur de notre temps.

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