Article de Jane Albert-Hesse paru dans Franc-Tireur, 5 juillet 1951, p. 4
L’auteur du « Zéro et l’Infini » pose ici le problème de la démission de l’intelligence
L’IMAGINATION se refuse à distancer le présent : elle ne consent guère à s’adonner à des exercices propitiatoires que si elle cingle vers le fabuleux ; le fabuleux n’a pas d’âge et n’appartient pas plus à l’avenir qu’au passé. Les hommes acceptent malaisément d’anticiper, sauf à s’y donner un vertige de démiurge, et l’illusion d’une condition dominée : rien de plus aisé que de se représenter un miracle. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les grands délires scientifiques firent la vogue du roman d’anticipation. Aujourd’hui l’ère de l’optimisme est close ; l’anticipation a passé au service de la satire.
Swift s’est servi de Lilliputt et Voltaire des tribulations de Candide : déplacer les problèmes dans l’espace fouettait l’imagination des contemporains, rendait à la raison une étincelle. Les romanciers d’aujourd’hui les déplacent dans le temps, l’espace ayant perdu désormais sa virginité ; il ne s’agit plus pour le lecteur de jouer avec les mirages, avec les possibilités illimitées d’un « homo faber » maître des quatre éléments. Le lecteur n’a plus le culte du Progrès. Il ne s’agit pas davantage pour lui de se dessaisir des traditions et des coutumes, de déjouer l’inertie ou la soumission et d’entrevoir le règne d’un « homo sapiens » à qui une bonne hygiène mentale permettrait l’accès des voies rigoureuses de la relativité et de la sagesse : la guillotine fonctionnait pendant que l’on promenait la déesse Raison sur nos places et l’on prétend qu’elle n’était, de son état, qu’une courtisane, et déjà plus très fraîche.
LE romancier d’aujourd’hui est autrement plus intrépide : il triche imperceptiblement avec l’horloge et le calendrier. Il y faut beaucoup d’habileté. Si le terrible « 1984 », de George Orwell, ne nous avait pas tout à fait convaincus du péril de 1950, c’est qu’il avait spéculé trop avant sur les pouvoirs de l’imagination : telle est notre impuissance à juger des désastres consommés et même si notre monde contient — latent et fragmentaire, nous pouvons le vérifier tous les jours — le monde monstrueux qui se pourrait bien trouver être achevé dans trente années.
Avec « Les Hommes ont soif », Arthur Koestler s’installe dans la consommation du désastre. Pas de préfiguration du monde futur ; son livre s’achève au moment où passe l’enterrement du dernier libéral de ce temps et que s’abat la catastrophe.
Nous sommes en 195… Aujourd’hui même. A peine si tel ou tel fait divers nous sera connu demain matin. L’Europe occidentale est neutre au sens même où l’entendent les journaux de tout à l’heure : à savoir, la menace totalitaire est à ses portes, mais elle a des relations diplomatiques et politiques avec la Puissance qui avale peu à peu tout un continent. Les périodes de détente et de tension, où il semble que, d’une minute à l’autre, le feu prenne aux poudres, s’y succèdent sur un rythme que nous connaissons bien.
Personnages connus aussi que ces intellectuels dont les groupes se font dans le salon de M. Anatole : Julien Delattre, ancien communiste, ancien combattant de la guerre d’Espagne, conscient de n’avoir plus rien à dire ni rien à faire, lucide et désespéré ; le professeur Farineux, philosophe « antinihiliste », fasciné par le culte totalitaire, comme un lapin par le boa, qui étaie sa servitude d’échafaudages, d’arguties et veut la faire croire choisie de plein gré ; et Boris, rescapé des enfers de l’Est où les siens ont disparu, et dont la solitude fera place à la démence, tant il aura en vain crié dans le désert ; et Vardi, émigré survivant d’épurations diverses, qui sait parfaitement à quoi s’en tenir sur le fameux régime libérateur, et qui consent, quand on lui offre à nouveau un poste d’Université, à retourner dans son pays, acceptant comme une fatalité et quasi une rédemption de finir pendu ; et Léontiev, le héros de la Culture, barde officiel de la Puissance, qui se sépare du parti à la mort de sa femme Zina, parce que ce qu’il aime ne peut plus servir d’otage. Incapable de libérer sa vérité parce qu’il est allé trop loin dans sa soumission et l’humilité, Léontiev découvrira simultanément que la liberté est un fardeau trop lourd, que Zina s’est sacrifiée pour lui permettre de tout quitter et d’écrire le seul livre honnête de sa vie, et qu’il finira cependant dans les mains de ses propres bourreaux, car cela seul est dans l’ordre.
Nous les connaissons tous et ceux qui parlent dans les meetings où sont lancés les mots d’ordre, quand le peuple vient en foule au « Sabbat des Sorciers » où lui est promis un monde meilleur… Temps convulsionnaires où les victimes tendent la gorge au couteau, les uns pour accéder au Paradis, les autres convaincus de l’inutilité de leur propre vie ; maladie d’une Europe qui s’est désistée et dont nous retrouvons au cours du livre les syndromes particuliers, tels que tous les jours nous pouvons les observer parmi nous.
UNE jeune femme, Heydie, fille d’un plénipotentiaire américain, dont l’auteur a voulu qu’elle soit comme le lieu géométrique des interrogations et des tentations de la faiblesse, sert de motif central au roman. Heydie, catholique, élevée au couvent, a perdu la foi, elle désespère d’elle-même et du milieu où elle vit, des efforts de bonne volonté inefficaces d’observateurs américains impuissants devant cette Europe qui consent à sa perte : elle s’éprend d’un attaché culturel de la Puissance ennemie, Fédia Nikitine, séduite par la foi primitive qui habite cet homme. Ils deviennent amants, mais Heydie découvre en même temps que Nikitine ne la traite pas comme une personne, et que son rôle à Paris consiste à dresser les listes des gens à supprimer immédiatement lors de l’invasion. Elle l’abat d’un coup de revolver, inutilement. Nikitine n’en mourra pas et Heydie sera condamnée à porter cet acte manqué.
Les hommes ont soif, et, explique Julien Delattre,
« les mirages égarent les êtres… La route des caravanes de l’Histoire est jonchées de squelettes… Squelettes de gens altérés de foi, et à qui leur soif fit boire de l’eau salée et manger du sable en croyant que c’était le souper du Seigneur. »
Il y a dans ce livre un extraordinaire foisonnement d’idées, portées par ces formules martelées qui distinguent l’auteur du « Zéro et l’Infini« . Non pas cris de Cassandre, mais analyses quasi cliniques de phénomènes dont chacun de nous possède une version individuelle et partielle : de nous tous, disparus dans une troisième conflagration mondiale au terme du roman, Arthur Koestler écrit : « … qu’ils en savaient plus qu’ils ne voulaient savoir ». De la structure très ramassée du roman où abondent les longs dialogues, les confrontations de thèmes, résulte une violente explosion satirique. L’intelligence apathique qui caractérise notre temps en face des pires périls nous est ici rendue sensible ; l’auteur crée une révulsion subite, une prise de conscience de l’absurde. Nul écrivain d’aujourd’hui n’a dénoncé plus haut « l’adoration du nouveau Baal, la Société ». Aux hommes assoiffés, nul ne peut proposer une religion toute faite. « On n’invente pas les religions, constate amèrement Julien Delattre, elles se forment. »
Le dernier refuge, le dernier espoir, M. Anatole le formule ainsi :
« Je crois à la continuité ; la tradition est fondée sur l’inertie. La continuité implique la conscience du passé, mais en qualité de passé, mais non de présent ni d’avenir. Imiter le passé, abolir le passé sont également des péchés contre la vie. »
Par-delà la vision redoutable d’un monde naufragé, l’auteur affirme l’irréductible liberté des hommes tentés de se livrer poings et pieds liés, et s’il fait appel à leur pouvoir visionnaire, c’est dans l’espoir que se ressaisisse en eux l’intelligence.
Jane ALBERT-HESSE.