Article de Maurice Nadeau paru dans Combat, 11 janvier 1946, p. 2
ARTHUR Koestler est connu chez nous par « Un Testament espagnol », paru en 1939 et passé de ce fait inaperçu. Depuis cette date, l’ouvrage a toutefois trouvé des lecteurs fanatiques.
Arrêté en 1936, en Espagne franquiste, alors qu’il était correspondant d’un journal libéral anglais, Koestler fut enfermé dans une cellule de condamné à mort. Son « Testament » est donc la méditation d’un homme qui s’attend à mourir et qui, avant l’échéance, note les bruits de la prison, fixe la myriade d’images suscitées par des sens aiguisés jusqu’à l’acuité, suit les mille réflexions d’un esprit qui tourne à vide et bute constamment sur les problèmes fondamentaux de l’être. Auprès des récits affreux rapportés par les « concentrationnaires », « Un Testament espagnol » ne pâlit nullement et garde un son authentique et profond.
L’auteur, délivré in extremis, a pu heureusement continuer son œuvre. « Darkness at noon » vient d’être publié sous le titre : « Le Zéro et l’Infini » ; dans les mois qui viennent seront traduits quelques autres de ses principaux ouvrages : « Scum of the Earth » (« La lie de la terre« ), « Le Yogi et le Commissaire ». Son dernier ouvrage : « The Fraternity of Pessimists » (« La Confrérie des pessimistes »), où l’on trouve cette phrase sur la guerre que nous venons de vivre : « J’ai la conviction que nous luttons contre un mensonge absolu au nom d’une demi-vérité », n’est malheureusement pas encore inscrit au catalogue de nos éditeurs. On ne peut toutefois attendre, pour signaler l’intérêt extrême de l’ouvrage qui nous est donné aujourd’hui : « Spartacus » (1).
Le nom de ce gladiateur de Capoue, qui brise ses chaînes, prend la tête d’une révolte d’esclaves dans l’Italie des années 70 avant J.C., et tient en échec durant deux ans les légions romaines avant de mourir au combat, est devenu le symbole de la révolte éternelle des opprimés. Liebknecht et Rosa Luxembourg l’inscrivirent sur leur drapeau rouge.
Il faudrait donc être myope pour se borner à voir dans le livre de Koestler un simple récit historique. Certes, l’auteur ne s’y livre à aucune réflexion ; il détaille même avec minutie et vérité les épisodes d’une lutte acharnée qui n’est plus un secret pour les historiens. Pourtant, de chaque événement, de chaque pas en avant ou en arrière du gladiateur révolté, sourd une philosophie politique toujours actuelle. On ne peut mieux la mettre à jour qu’en suivant l’auteur lui-même.
Nous sommes à Capoue. Les prochains jeux du cirque doivent mettre aux prises, entre cent cinquante autres gladiateurs, Crixus le Gaulois et Spartacus le Thrace. L’un des deux, comme il est de règle, doit y laisser la vie. Le sang des esclaves doit couler afin que les patriciens capouans se réjouissent. Cette fois, ils n’auront pas leur spectacle : les deux « vedettes », Crixus et Spartacus, brisent leurs fers, s’échappent à la tête d’une troupe de cinquante esclaves et gagnent la campagne. Commencent alors les pillages, les crimes rendus nécessaires par la vie même du groupe. La première centurie envoyée à leur poursuite est battue. La nouvelle de la révolte se répand comme une traînée de poudre et fait grossir le noyau des premiers révoltés d’une masse d’esclaves, d’opprimés de toutes nationalités qui se collent à leurs chausses, éperdus d’espoir et de liberté. La Campanie entière est maintenant en proie aux « brigands ».
A la vérité, Spartacus, qui prend rapidement de l’ascendant sur ses camarades, est à la recherche d’une retraite sûre d’où l’on puisse voir venir l’ennemi. Il la trouve dans le cratère même du Vésuve, mais celui-ci se change rapidement en prison assiégée par les Légions. Une fois de plus celles-ci sont défaites, surprises et massacrées dans leur sommeil. La fuite recommence. Les esclaves sont maintenant plusieurs milliers. Spartacus les organise en cohortes, en centuries, les arme et les lance sur les petites villes de l’Italie méridionale. Les portes s’ouvrent comme par magie, les patriciens trouvant en chaque serviteur jusque là docile un meurtrier, les révoltés un frère qui les attendait. Les villas brûlent, les richesses s’en vont en fumée. La troupe grossit sans cesse et doit, pour gagner un répit nécessaire, revenir à son point de départ : Capoue. Mais Capoue ne se rend pas. Les esclaves de la ville, endoctrinés par les démocrates extrémistes, se muent en farouches adversaires. Ceux « qui présentent le grand enthousiasme patriotique du parti démocrate comme soufflé par ses plus mortels ennemis les patriciens et le Conseil avec la complicité d’un marchand de gladiateurs » sont traités en provocateurs et mis hors d’état de nuire. Seul, un avocat démagogue réussit à franchir de nuit les murs de la Cité et à se joindre à Spartacus.
L’échec devant Capoue détermine la suite des événements. Spartacus n’est plus assez fort pour poursuivre la lutte. Il l’est suffisamment pour traiter avec Thurium, petit port de l’Adriatique, et fonder à son ombre la Cité du Soleil où l’on bâtira le communisme. Crixus veut, lui, soulever l’Italie entière afin d’éliminer pour toujours la pression de l’ennemi : abandonné par Spartacus il se fait battre par les Romains et échappe de justesse à la mort.
Il ne reste donc plus qu’à construire le socialisme dans une seule Cité. Les révolutionnaires d’hier se muent en travailleurs forcenés, réduits souvent à la famine et en butte à un monde hostile. Les non-conformistes sont mis en croix comme leurs frères du reste de l’Italie. Spartacus a pris le nom d’ « imperator » ; il se retire sous sa tente de pourpre et devient invisible. Il signe les traités, passe les alliances, entraîne ses troupes à la guerre. Il n’a pas abandonné l’espoir de conquérir l’Italie et de rallier tous les esclaves, mais sur les conseils de l’avocat Fulvius, il croit plus opportun d’obéir à la « loi des détours ».
Le mécontentement couve dans la Cité. Un esclavage plus dur, en vue d’une liberté future, a fait disparaître les libertés d’un moment. Crixus, à la tète des Gaulois, des Celtes et ces Germains, part à la rencontre des Légions. Des trente mille parmi les plus durs, pas un ne reviendra. Crassus et ses légions avancent toujours, les alliés de Spartacus se dérobent. La Cité du Soleil a fini de vivre. Il ne reste plus à Spartacus qu’à affronter l’ennemi avec la certitude de la défaite : il mourra au combat en révolutionnaire battu, mais qui n’abdique pas.
Quelles plus belles raisons pouvait-il donner à l’ennemi que celles-ci : « Il faut aller jusqu’au bout, sans quoi la chaîne des relais se romprait. Telle est la règle ; on ne doit pas demander pourquoi… » Et comme Crassus ne comprenait pas, il prit la coupe sur la table, la vida jusqu’à la dernière goutte et dit en souriant : « Il ne faut pas laisser de reste. Il faut la donner propre au suivant… »
Nous avions l’intention de faire suivre cette analyse d’un commentaire. Est-ce nécessaire ? Qu’il nous suffise de dire que les personnages ne sont pas des marionnettes historiques mues par le bon plaisir de l’auteur, mais qu’ils posent, que la lutte pose, elle aussi, des questions qui ne se résolvent pas dans l’abstrait. Crixus avait-il raison de vouloir porter le feu dans le monde romain tout entier afin de rallier d’un seul coup tous les esclaves ? Spartacus a-t-il eu tort de borner ses ambitions à ses capacités du moment et entreprendre la réalisation de ce qui était possible immédiatement ?
Il faut une grande témérité d’esprit pour en trancher. Koestler a eu la hardiesse de poser les termes brûlants du problème. Qu’il en soit remercié.
Maurice NADEAU.
(1) Arthur Koestler : « Spartacus » (Aimery Somogy).