Article paru dans Informations Correspondance Ouvrières, n° 101-102, janvier-février 1971, p. 3-8
Comme dans les explosions passées de la lutte de classe dans les pays capitalistes d’État (branche orientale du capitalisme), les travailleurs polonais viennent de marquer les limites du pouvoir de la classe dominante (que ce soit l’ancienne classe du parti — dirigeants politiques — ou les nouvelles classes de technocrates — dirigeants de l’économie).
Après Pilsen (1er juin 1953), Berlin et Allemagne de l’Est (17 juin 1953), Poznan (28 juin 1956), Hongrie (24 octobre 1956), on retrouve cette fois la grève générale à l’échelle de toute la Pologne, grève qui se transforme rapidement dans le Nord sur la côte de la Baltique (principalement à Gdansk et Szczecin) dans la semaine du 14 décembre, en une attaque contre les structures mêmes du capitalisme d’État. Là, les travailleurs sortent des usines occupées pour se lancer à l’assaut et à la destruction des immeubles du parti et de la police, organes du pouvoir de décision et de répression, au pillage des magasins pour récupérer la marchandise volée aux producteurs. Il semble même que dans les deux cités ci-dessus, pendant une brève période, le pouvoir ait réellement changé de mains et que des comités ouvriers aient contrôlé totalement les villes, menant des pourparlers directs avec le pouvoir d’État.
C’est tout ce que nous pouvons dire. Il faudra attendre plus pour avoir des récits directs témoignant de l’organisation de la lutte, des tentatives de coordination avec d’autres usines, d’autres villes, du processus concret par lequel la lutte est passée du plan revendicatif au plan politique. Comme toujours, c’est sur ce point qu’on en sait le moins. L’utilisation des luttes par les clans rivaux de la classe dominante forment l’essentiel des informations de presse : la classe capitaliste occidentale est autant intéressée au maintien de l’ordre capitaliste en Pologne que le capitalisme d’État russe qui domine directement ce pays comme une semi-colonie. Cet intérêt est économique (et politique par conséquent), en raison des liens économiques de plus en plus étroits entre le capitalisme occidental et le capitalisme oriental.
LES FAITS :
D’après ce qui est paru dans la presse allemande, anglaise et française. Nous espérons en savoir plus avec le temps ; le réseau de camarades que forme I.C.O. pourrait trouver ici à s’employer pour la communication de tout ce qui pourra être dit ou écrit sur cette lutte ouvrière que nous considérons comme particulièrement importante.
Une économie qui ne peut même plus donner le strict nécessaire :
On reparle plus loin de la stagnation de l’économie dans tous les pays capitalistes d’État (1) et de leur impossibilité de passer au niveau des sociétés industrielles modernes (sociétés de consommation), étant donné le cadre étroit de leur économie fermée et de leur système politique totalitaire. Pour la Pologne, l’accumulation des contradictions, l’échec des réformes et des manipulations économiques diverses, l’obligation (appuyée par une occupation militaire) de maintenir des rapports plus ou moins coloniaux avec la Russie, contraignent la classe dominante à détruire rapidement son visage « libéral » (l’équipe GOMULKA) par des mesures draconiennes qui, comme toujours, touchent immédiatement et totalement les travailleurs.
QUELLE EST LA CONDITION OUVRIÈRE EN POLOGNE DANS LE COURANT DE L’ANNÉE 1970 ?
« Après plusieurs réformes économiques plus ou moins avortées, après plusieurs et récentes hausses des prix, alors que les salaires restaient bloqués, après la détérioration constante du ravitaillement, la baisse du pouvoir d’achat des travailleurs devenait préoccupante. Le salaire, même celui des catégories privilégiées, comme les mineurs et les dockers, ne suffisait plus à assurer un niveau de vie décent.
« La pratique du second emploi est très répandue en Pologne. Cette source de revenus occultes permet à la plupart des travailleurs de joindre les deux bouts. C’est pourquoi quand on s’étonne que l’ouvrier qui gagne 1.700 zlotys par mois (1) en dépense le double, on feint d’ignorer l’existence des travaux d’appoint échappant à tout contrôle et à tout impôt, et permettant tant bien que mal, à l’ouvrier d’entretenir sa famille. »
(LE MONDE DIPLOMATIQUE – 2-1-71 – Victor FAY)
A cela, il faut ajouter, au cours de cette année 1970, une pénurie d’articles de première nécessité, principalement alimentaires et un ravitaillement de plus en plus difficile. Cette situation, c’est celle d’une économie de guerre, c’est celle également importante du prolétariat dans le capitalisme d’il y a un demi siècle (à rapprocher de la pratique du double travail en Espagne, Grèce, etc…).
Tout capitalisme ne peut se survivre qu’en accroissant l’exploitation et l’aliénation :
Des prix qui montent, des salaires qui diminuent pour un même rendement, avec des taux de base modifiés, tous les travailleurs exploités par le capitalisme vivent cela chaque jour. C’est l’objet essentiel de leur lutte et c’est cette lutte économique qui fondamentalement bloque tout le système, lève et accuse ses contradictions.
Le but du capital, qu’il soit privé à l’Ouest ou d’État à l’Est et en Chine, est partout le même. Par des manipulations sur les prix et sur les salaires, ce but est de réduire le prix de la force de travail au minimum et d’obliger les travailleurs à accroître pour le même prix, non seulement la production globale, mais aussi la part prélevée par la classe dominante pour sa propre survie, c’est-à-dire celle de l’économie capitaliste pour le maintien de leurs privilèges de classe. D’une manière ou d’une autre, si les travailleurs veulent garder le même niveau de vie, ils sont contraints d’accroître ou bien leur productivité ou bien leur temps de travail, ou bien les deux à la fois.
Partout, à l’Est comme à l’Ouest, la lutte du travail contre le capital est la même. L’ampleur de la crise économique en Pologne (et dans les pays de l’Est) peut se mesurer, dans les évènements qui viennent de se dérouler, au fait que les dirigeants se trouvent contraints de tenter d’imposer brutalement un accroissement important de la plus value en agissant à la fois sur les salaires et sur les prix. On peut aussi mesurer dans ces évènements l’invraisemblable connerie de la bureaucratie impuissante — objectivement et subjectivement — à éviter l’affrontement mortel pour sa simple survie.
SUR LES SALAIRES :
A la fin de l’année 1970, tout un système de révision des salaires devait être mis en place. Ces faits sont fréquents dans les pays de l’Est, puisque la plupart des insurrections ouvrières, rappelées au début de cet article, notamment à Berlin Est ou en Hongrie, eurent pour origine un relèvement brutal des normes de travail. En Pologne, il avait été prévu d’appliquer à partir du 1er janvier un système nouveau dit de « stimulants économiques », qui revenait à exiger des travailleurs un accroissement des cadences et une limitation des heures supplémentaires. Ces révisions devaient toucher la totalité des entreprises, notamment du secteur d’État. Il semble, d’après certaines informations que ce système ait été appliqué par anticipation, aux chantiers navals de Gdansk et de Gdynia. Les salaires des chantiers étaient, semble-t-il, plus élevés : 3.041 zlotys en moyenne contre 2.384 dans le reste du secteur d’État, soit une augmentation moyenne de 22,8 % en 5 ans, au lieu de 17,6 96 (on peut se faire une idée de ces salaires en se référant au salaire minimum porté, après les grèves, de 850 zlotys à 1.000 — 850 zlotys correspondant à 200 F) (3). D’après certaines sources, le retard dans la livraison de navires destinés à la Russie (sans doute à cause de la résistance passive des ouvriers) auraient entraîné des pénalisations pour l’entreprise (comme pour toute entreprise capitaliste), pénalisations répercutées sur les travailleurs en faisant sauter des primes et est rognant sur les temps.
SUR LES PRIX :
Le texte cité ci-dessus parle de plusieurs et récentes hausses des prix, plus ou moins officieuses, dans le courant de l’année 1970 (4). Les hausses annoncées par le comité central du parti, le 11-12-70, surprennent par leur taux élevé et leur ampleur, car elles s’appliquent à la quasi totalité des produits alimentaires de première nécessité. De plus, ces hausses s’ajoutent aux hausses antérieures : 8 96 pour le lait – 10 % pour le charbon -12 % pour le pain – 14 % pour le sucre et les tissus -16 % pour la farine – 24 % pour les chaussures 33 % pour le saindoux – 28 à 68 % pour les matériaux de construction…
(LE MONDE – 12-1-71)
Non seulement ces hausses renforcent la pénurie ; il est bien évident que sur le marché libre parallèle, les prix, déjà hors de portée de la plupart des bourses, augmentent en proportion. Si l’on sait qu’avant ces hausses le salaire moyen était déjà insuffisant pour satisfaire les besoins les plus immédiats, on comprend l’ampleur de l’explosion des travailleurs dans toute la Pologne (la proximité de Noël dans un pays catholique a pu jouer, mais de telles mesures déclencheraient des explosions identiques en tout temps et en tous lieux). Comme contrepoint dérisoire, outre une légère augmentation des allocations familiales, le gouvernement annonce en même temps une baisse sur les produits électroménagers (téléviseurs, magnétophones, machines à laver; frigos. etc…) ; dans certaines manifestations, des pancartes crieront : « mangez des réfrigérateurs ».
L’ATTAQUE OUVRIÈRE A GDANSK : DE LA GRÈVE A L’OCCUPATION DE LA VILLE
« Les affrontements du littoral ont été précédés et suivis de nombreuses grèves dans d’autres centres industriels : à Varsovie, Lódz, Vroclav, Kattovice… »
(LE MONDE DIPLOMATIQUE – 2-1-71)
Il semble que tout au long de 1970, des luttes aient mis aux prises travailleurs ou dirigeants sous des for-mes diverses plus ou moins souterraines (comme la faible productivité ou la non-coopération, équivalents d’une grève perlée ou d’une grève du zèle permanente) ; cette forme de lutte est classique dans les pays totalitaires parce que limitant les possibilités de répression (voir note précédente au sujet des chantiers navals) on peut se demander si les réformes du système des salaires sous le titre de « stimulants économiques » mises en œuvre à la fin de 1970, n’avaient pas précisément pour but de briser cette forme de grèves qui entravaient sérieusement la réalisation des plans de production. Toujours est-il que ces luttes semblent avoir pris à la fin de 1970, des formes plus ouvertes, depuis les pétitions jusqu’à la grève. Et cela à la dimension de toute la Pologne. Il est évident aussi que les dirigeants firent tout pour endiguer cette vague, par un travail d’explication à la base, partis et syndicats assumant leur rôle de convaincre les travailleurs d’accepter les décisions prises au sommet.
Il est évident également que les meetings d’explication furent souvent (difficiles), c’est-à-dire que les bureaucrates furent sérieusement pris à partie. Mais on n’en fait guère plus.
Ce qui est certain, par contre, c’est que dans la semaine du 7 au 11-12-70, les ouvriers des chantiers navals de Gdansk sont en grève pour le maintien des primes et des heures supplémentaires. Un dirigeant local, secrétaire du parti et membre du bureau politique, KOCIOLEK, s’adresse aux ouvriers pour tenter de leur faire accepter les décisions des dirigeants : sa voix est couverte par les cris des ouvriers. Ceci se passe quelques jours avant la publication du décret du 13-12-70 sur les hausses des prix. Tous les dirigeants sont donc au courant de la réaction ouvrière à leur première attaque sur les salaires, et c’est bien en connaissance de cause qu’ils annoncent les mesures explosives touchant les prix (ils se sentent forts de leur pouvoir répressif et de l’appui russe éventuel).
AUSSITÔT A GDANSK, les évènements se précipitent, comme d’ailleurs dans toute la Pologne, car il est évident que cette mesure immédiatement appliquée (veille de Noël ou pas), va forcer beaucoup de travailleurs à restreindre leurs achats. C’est semble-t-il, d’ailleurs, le but recherché par les dirigeants qui craignent de se trouver devant une pénurie encore plus grande des produits alimentaires. Les dirigeants sont d’ailleurs bien décidés à briser l’attaque ouvrière déjà commencée, car dès les premières manifestations du 19-12, l’ordre est donné de tirer à vue sur les manifestants : comme toujours, la sanction de leur incapacité et des crises de leur société, c’est la répression sanglante des travailleurs qui, au départ, ne défendent que leur vie quotidienne.
A Gdansk même, il semble que les grévistes des chantiers navals aient été attaqués par la police dans les chantiers mêmes, ou aux abords de ceux-ci, et que les ouvriers et les dockers du port soient alors descendus dans le quartier populaire du port ; alors d’autres manifestants se joignirent à eux : des femmes, des étudiants, des jeunes. Les ouvriers sont déjà armés de tuyaux de plomb et de chaînes de vélos, ils portent des casques des chantiers et disposent de hauts parleurs ; les journaux parlent de 5 à 600 manifestants, mais il est vraisemblable qu’ils étaient plus nombreux (5).
Les bagarres continuent dans ce quartier et déjà des magasins sont attaqués. Mais dans une manifestation qui commence en protestation contre des décisions du pouvoir touchant le niveau de vie salaires et prix, où aller sinon dans le centre de la ville, là où se trouve le siège des organes du pouvoir. Ainsi spontanément, une grève avec occupation, limitée à des objectifs purement économiques, prend par le cours normal de son évolution et par l’attitude du pouvoir qui entend réprimer et non discuter, un cours politique de plus en plus précis. Qui a provoqué la manifestation ? Comment s’est-elle organisée ? Comment s’est fait le passage naturel de la grève vers l’attaque du siège du parti ? On n’en sait rien, mais on peut s’en faire une idée d’après ce qui s’est passé dans des insurrections analogues dans les pays de l’Est (6).
Ce lundi 19-12, tous les manifestants se dirigent vers le centre (plus de 3.000 – voir note précédente sur les chiffres) en chantant l’Internationale, arrêtant les tramways, commençant à piller les magasins et les dépôts de vivres ; les commissariats sont attaqués, le siège du parti, la gare centrale sont pillés et incendiés ainsi que les kiosques à journaux et les librairies.
On a des détails sur l’attaque du siège du parti à Gdansk, gardé par 20 policiers et milice populaire du parti ; ceux-ci tirent ; une grêle de projectiles s’abat sur eux ; ils hissent le drapeau blanc, sortent les mains en l’air (on ne dit pas ce que les manifestants font d’eux, mais officiellement on annoncera des victimes parmi les fonctionnaires de l’État), l’immeuble est envahi, pillé, incendié ; les pompiers qui viennent pour éteindre l’incendie sont attaqués par d’autres groupes, et les lances à incendie utilisées pour protéger les immeubles voisins du siège du parti, dont une église. Cette attaque contre le siège de l’autorité centrale prend tout son sens avec l’incendie des kiosques à journaux et des librairies de presse qui remplissent les mêmes fonctions de propagande et de répression.
Le pillage ne fut pas un acte isolé, comme les bureaucrates ont pu le prétendre : le fait d’éléments incontrôlés qui se seraient mêlés aux manifestants. Au contraire, il fut systématique, et de nombreux récits parlent surtout des femmes et des jeunes gens, c’est-à-dire de ceux qui sont particulièrement frustrés par les privations de toutes sortes. Ce furent particulièrement les magasins d’alimentation, d’habillement, et les dépôts alimentaires qui furent mis à sac, mais radio Gdansk a donné le 16-12-70 des précisions sur cette récupération des marchandises par tous moyens, qui était une occasion inespérée de pallier à la pénurie, une ré-plique magistrale aux restrictions supplémentaires que. les autorités prétendaient imposer par la hausse des prix : les femmes sortaient avec des manteaux enfilés les uns sur les autres, avec des piles de linge ; un article parle aussi des oranges dont s’emparaient les jeunes, luxe dont beaucoup étaient sans doute privés.
L’attaque des commissariats semble s’inscrire à la fois dans l’attaque contre le siège du pouvoir, mais également dans une stratégie qui conduit à détruire les points où se sont repliées les forces de répression et d’où elles peuvent repartir. La ville de Gdansk parait avoir été aux mains des ouvriers plusieurs jours, dans la semaine du 14-12. L’incendie de la gare peut aussi être intégré dans cette tactique contre la venue de renforts de l’armée. L’incendie d’un navire russe dans le port peut s’expliquer non seulement par le sentiment anti-russe (population venue des territoires polonais occupés par les russes), mais par les faits cités plus haut sur le retard dans l’exécution des travaux pour la Russie, à l’origine de l’attaque sur les salaires. On retrouvera à Szczecin la menace de mettre à la mer les bateaux en construction.
C’est le mardi 15 que des éléments blindés et des troupes entrent dans la ville pour reprendre le pouvoir et que des combats de rues s’y déroulent dans la semai-ne à partir du mercredi 16. On possède peu de précisions sur ces luttes mais seulement des faits isolés que l’on peut énumérer sans pouvoir indiquer tout le contexte :
— La milice du parti (M.O., milice des citoyens) n’a que peu d’effectifs et n’est pas organisée pour la répression des émeutes ; elle dispose de réservistes volontaires (ORMO, milice ouvrière) composés de militants du parti, mais il semble qu’ils n’aient pu être mobilisés à Gdansk étant donné la rapidité avec laquelle l’insurrection s’est propagée. La répression semble avoir été le fait des forces spéciales KBW (forces intérieures de sécurité), corps analogue aux C.R.S. et disposant d’éléments blindés ; ce sont eux qui tireront et chargeront la foule.
— Il est difficile de préciser quelle fut l’intervention de l’armée. Des soldats auraient refusé de tirer sur les manifestants ; ils auraient tiré en l’air ; il y aurait eu des tentatives de fraternisation et beaucoup d’articles ont insisté sur la « mollesse » de l’intervention de l’armée dans la répression.
— Les femmes et les enfants s’assoient dans les rues pour empêcher la progression des chars : des manifestants seront écrasés.
— Dans les luttes, les jeunes sont au premier rang.
— Il semble y avoir eu des groupes de combat dont l’action fut coordonnée ; les attaques et les incendies semblent venir d’un plan concerté.
A la fin de la semaine du 14.12, les chars ont fini par occuper toute la ville (on parle d’un char tous les 50 m.) et les ouvriers se sont repliés dans les chantiers. Il apparaît certain qu’un comité de grève a été constitué dans le début du conflit et que ce comité a pris en mains la coordination de la lutte. La répression dans la rue n’empêcha pas la grève de se poursuivre sous l’autorité de ce comité. Son pouvoir était tel que c’est avec lui que les dirigeants de Varsovie négocient la reprise du travail contre le retrait des troupes.
Le travail reprend à Gdansk le mardi 22-12.70 ; après que les troupes et les chars qui avaient fait retraite dans la banlieue de la ville se soient définitivement retirés. On cite le chiffre de 300 morts rien que pour la ville de Gdansk. Le centre de la ville est entièrement ravagé, plus de 50 magasins ont été pillés. Des navires de guerre russe seraient entrés dans la rade.
A GDYNIA, port tout proche de Gdansk, les faits se déroulent à peu près de la même façon. Un journaliste danois décrit dans ces termes une situation assez confuse.
« A une extrémité de la ville, on se bat à coups de feu ; à une autre, la vie se poursuit normalement, avec des cris « Gestapo » contre les chars qui passent. Ailleurs, on discute avec les équipages des chars… »
Là aussi la gare et le siège du parti sont en flammes ; aux chantiers navals Commune de Paris, évacués le 19-12-70, semble-t-il par la force, le travail ne reprend que le 22-12-70.
A SZCZECIN (300.000 habitants), les mêmes manifestations et la même insurrection est décalée par rapport à ce qui se passe à Gdansk (extension volontaire, c’est-à-dire par des contacts directs, ou explosion de solidarité, ou même effet des mêmes causes ; on ne sait), Là aussi la grève part des chantiers navals et s’étend à la sidérurgie. Il semble que les ouvriers aient attaqué les chars qui investissent les chantiers et en aient incendié 4 avec des cocktails Molotov ; ceci se passe le jeudi 17. Les manifestants gagnent le centre de la ville en criant : « nous sommes des travailleurs et non des voyous », « nous voulons des salaires plus élevés et le droit de nous exprimer » ; là également le siège du parti, les immeubles officiels, sont incendiés, y compris la villa particulière du premier secrétaire du parti, les grands magasins pillés et incendiés. Le grève est générale, il n’y a pas d’électricité, pas de transports. La place centrale est noire de monde lorsque les blindés font irruption et ouvrent le feu. Le samedi 19, les transports fonctionnent de nouveau, mais dans les usines occupées, c’est la grève. Le jeudi 24-12, l’armée évacue le port où le travail reprend.
Il semble, d’après des informations transmises par une agence yougoslave, que les choses se soient passées différemment à Szczecin ; l’armée ne serait pas intervenue radicalement ; la ville aurait été occupée dans les conditions ci-dessus exposées le 17-12 et un comité de grève aurait pris en mains tout le pouvoir de la ville, toutes les compétences des organes du parti et de la municipalité ; une milice ouvrière munie de brassards aurait été constituée, notamment pour empêcher les destructions de machines dans les usines. Ce comité parait s’opposer à l’action de sabotage des ouvriers : était-il l’émanation de la base ou déjà une solution « intermédiaire » de certains militants syndicaux ou du parti ? Ce qui parait sûr, c’est qu’il agit avec les « autorités centrales » comme organe représentatif des ouvriers en grève.
Une exigence du comité de grève était que les troupes évacuent la ville ; les chars se seraient retirés dans la journée du dimanche 20-12 alors que la grève durait encore ; une des armes que les travailleurs occupant les chantiers (10.000) menaçaient d’utiliser, était de lancer à la mer les navires en cours de construction. Le ravitaillement des ouvriers était très bien organisé par des restaurants de la ville. Il semble que les autorités centrales aient discuté directement avec le comité de grève et que le travail n’ait repris que lorsque les ouvriers eurent satisfaction sur l’ensemble de leurs revendications ; tout ce que l’on sait concerne seulement l’évacuation du port par la troupe et l’attribution d’une prime spéciale de 950 zlotys pour Noël.
Dans tout le reste de la Pologne, des grèves, des manifestations, se déroulèrent au cours de cette semaine du 13 au 20-12-70 on ne peut, d’après les journaux, que reconstituer des faits isolés, mais sur une carte de Pologne, c’est tout le territoire et uniquement les zones industrielles qui se trouvent couverts :
— A Slupsk (125 km à l’ouest de Gdansk, sur la côte Balte), des manifestants, jeunes, parcourent les rues en criant : « nous voulons à manger » ; ceci déclenche la répression la plus brutale.
— A Koszalin, toujours sur la côte Balte, les policiers frappent systématiquement et brutalement tous ceux qui sont dans la rue (témoignage d’un danois).
— A Elblag (40 km de la frontière russe, au nord – 100.000 habitants), les magasins sont pillés et détruits.
— A Poznan, les mêmes ateliers d’où était partie l’insurrection de juin 1956, sont en grève.
— A Varsovie et dans la région, des usines sont touchées par la grève ; même à l’imprimerie Dom Slowa qui imprime Tribuna Ludu (organe du parti) les ouvriers sont en grève perlée ; une bombe explose dans la cour de l’ambassade Russe.
— Des grèves, des rassemblements, sont signalés dans tout le bassin minier de Katowice, à Cracovie, à Wroclav, Rodom et Lublin. Pour éviter des incidents, le centre de nombreuses villes est complètement isolé par la police et la troupe.
Pendant tout ce temps, des mouvements de troupes russes sont signalés aux diverses frontières, et les deux divisions russes en Pologne (28.000 hommes et 780 chars) sont en état d’alerte.
Les classes dirigeantes polonaise et russe à la fois envisagent et redoutent une extension des insurrections qui les placerait dans la nécessité d’une intervention dans le genre de celle de Hongrie en 1956 ; ceci explique la répression sauvage et brutale des ports de la Baltique et l’intervention temporisatrice de Gierek dans toute la zone industrielle du sud, où des concessions importantes de salaires sont faites dès les premières manifestations dans le bassin minier. Sans doute les insurrections ne se sont pas étendues, mais la répression n’a pas mis fin à la grève générale. Bien mieux, les autorités sont contraintes de discuter directement avec les organismes issus de la grève, sans passer par les intermédiaires habituels du syndicat et du parti. La bureaucratie découvre une fois de plus que les armes ne règlent rien et que la résistance passive —occupation sans travail ou grève perlée — ne peut être brisée par la force et qu’il lui faut composer.
Dans les villes où l’armée est intervenue, la reprise du travail est conditionnée au retrait préalable de l’armée. Lorsque cette condition est satisfaite, le gouvernement doit céder sur les salaires et sur les prix. Mais, la répression sanglante, les concessions économiques et les cuisines politiques illusoires, n’empêchent pas les travailleurs de continuer à affirmer leur pouvoir.
UNE VICTOIRE OUVRIÈRE LIMITÉE MAIS ESSENTIELLE
Le prix de cette victoire, personne ne le connaît : on parle de 1.000 morts. Et combien d’arrestations ?
Mais la réalité de cette victoire, on ne peut en douter : les remaniements politiques accompagnant les con-cessions sur les salaires et les prix, la course des dirigeants vers tous les pays de la branche orientale du capitalisme pour avoir un coup de mains (la solidarité de la classe dominante), la lutte qui continue dans les usines et tente d’imposer des décisions, la reconnaissance implicite par les dirigeants du pouvoir de la base par leurs tentatives de créer des organismes bidon de gestion baptisés une fois de plus « conseils ouvriers ».
Victoire limitée parce que la lutte ne s’est pas étendue à d’autres pays du bloc de l’Est ou de l’Ouest, mais il est capital que cette lutte ait gardé de bout en bout son caractère de lutte ouvrière, de lutte d’une classe contre la domination capitaliste. Une intervention russe aurait sans aucun doute développé des tendances nationalistes à travers l’action d’autres classes (paysans, commerçants, petite bourgeoisie…). Cela explique le silence de la presse bourgeoise, ou des partis communistes, trotskystes ou maoïstes, fondamentalement identiques quand au sens qu’ils donnent à une insurrection ouvrière contre le pouvoir d’État et la domination du capital.
On peut dresser la liste des interventions et des concessions d’une classe aux abois :
1) LES REMANIEMENTS DANS L’ÉQUIPE POLITIQUE DIRIGEANTE
On touche ici à la fois les tentatives d’atteindre un choc psychologique (de ce côté, cela parait bien illusoire) et l’exploitation des difficultés par les différents clans bureaucratiques dans les limites bien sûr de leur action contre l’ennemi commun : les travailleurs. Pas besoin de s’étendre sur ce chapitre, la presse capitaliste (privé ou d’État, existant ou en puissance) y consacre — et c’est normal — l’essentiel de ses commentaires.
2) LE RETRAIT DE L’ATTAQUE SUR LE NIVEAU DE VIE OUVRIER
Ce retrait fut d’abord localisé, pour faire tomber la tension dans les secteurs les plus actifs (Gdansk, Szczecin, région industrielle du Sud, etc…). Puis il fut général. Le système des « stimulants économiques » doit être assoupli et simplifié.
Dans 100 entreprises pilotes de Pologne ont lieu des réunions pour décider de la répartition d’une somme de 1 milliard 1/2 de zlotys par mois (230 F), et les salaires sont augmentés en dessous de 2.000 zlotys. Les allocations familiales sont augmentées de 10 à 20 %. 5 mil-
lions d’ouvriers seraient ainsi augmentés dès le 31 décembre 70. Il semble que des aménagements aient lieu en ce qui concerne les prix et que des déblocages importants de denrées aient été faits pour que les magasins soient approvisionnés plus largement.
On annonce d’autre part une modification du plan économique pour 1971, ce qui se comprend aisément.
3) LA SOLIDARITÉ DES BUREAUCRATIES DE LA BRANCHE ORIENTALE DU CAPITALISME
Évidemment, si l’on doit élargir la consommation tant soit peu, et si l’on ne peut pomper ce surplus sur les travailleurs eux-mêmes, il faut bien trouver des produits ailleurs, pour se sortir du pétrin. D’où le périple de Gierek en Russie (fin décembre) pour assouplir le système colonial (tout comme un pays de l’Ouest en difficultés va aux U.S.A.), et dans les différents pays du bloc oriental.
La Russie va fournir rapidement à la Pologne de grandes quantités de matières premières pour l’industrie et 2 millions de tonnes de blé… Le grand patron cède devant la révolte ouvrière…
Ensuite, les dirigeants polonais poursuivent la collecte : Berlin-Est, Prague, Belgrade. Il faudra aussi voir attentivement le soutien que l’Ouest apportera, directement ou indirectement, pour la survie de la classe sœur au pouvoir.
4) LA RECHERCHE DU SOUTIEN DES AUTRES CLASSES QUE LES TRAVAILLEURS
« Le gouvernement va fournir une aide au secteur privé » (A.F.P.), c’est-à-dire aux paysans, artisans, commerçants et petites entreprises industrielles.
Les paysans « privés » sont nombreux en Pologne. Sur 32 millions d’habitants, il y a dix millions de paysans qui dirigent 3 millions et demi de petites exploitations (82 % du total des paysans).
La petite bourgeoisie (artisans, industriels, commerçants) — traditionnelle du secteur privé — compte 500.000 entreprises.
C’est à ces classes que le pouvoir bureaucratique fournit une aide importante (27 milliards de zlotys, alors que le crédit total destiné aux ouvriers est de 7 milliards de zlotys) : le but, accroître la productivité de ces entreprises dans la production.
Cette politique — nécessaire pour augmenter la quantité de biens de consommation — renforce le pouvoir de ces classes. La bureaucratie peut ainsi espérer avoir des alliés dans sa lutte contre les travailleurs, des alliés qui l’aideront économiquement et politiquement.
Les avances de l’Église sont du même domaine. Les déclarations du cardinal Wyszynski à Varsovie, sont à coup sûr des éléments d’un marchandage dans des concessions renforçant le pouvoir du catholicisme (notamment pouvoir temporel des organismes de charité, c’est-à-dire d’encadrement des défavorisés) contre un soutien plus actif du régime.
5) LA TENTATIVE D’INSTALLER DES ORGANISMES BIDON DE GESTION
C’est finalement le plus bel aveu des dirigeants de leur impuissance devant le pouvoir ouvrier. Et la reconnaissance implicite d’organismes de base.
Cette récupération du mouvement se fait par deux voies : la réforme syndicale et la résurrection des conseils ouvriers ordonnée par le haut.
Pour les syndicats, on ne peut que citer ce texte de Polityka mis en avant par le Monde (17-1-71)
La pression de la classe ouvrière est, en tout cas, suffisamment forte pour exiger un réel changement des méthodes de travail des syndicats. l’hebdomadaire « Polityka » reconnaît samedi, dans une enquête menée dans une grande usine de tracteurs de la banlieue de Varsovie, qu’il y avait dans l’action des syndicats « trop de goût pour les solutions de facilité, trop d’engourdissement et d’indifférence à l’égard des problèmes des travailleurs ». Les propos des ouvriers rapportés par le journal sont édifiants : « Les investissements pour les besoins de l’homme sont toujours au second rang ; au premier, il y a la production et le plan. Telle est l’opinion qui s’exprime dans de nombreuses conversations ». Mme Wanda Falkowska, qui menait l’enquête, a posé à plusieurs responsables la question suivante :
« Les syndicats doivent-ils aider à réaliser le plan de production ou se soucier de l’ouvrier ? ». La première personne interrogée répond selon la bonne tradition qu’en régime socialiste il n’y a pas de contradiction entre ces deux objectifs. Polityka commente : « Théoriquement, il n’y en a pas, pratiquement il y en a. On peut en trouver des exemples à chaque pas ». Un ingénieur déclare : « Les syndicats doivent toujours défendre énergiquement les intérêts des travailleurs ; en ce qui concerne la production et son développement, que d’autres s’en soucient ».
L’intervention dans la discussion du président du conseil de fabrique illustre d’une manière significative la situation qui existait jusqu’à présent : « Il arrivait que l’on nous parlât ainsi : vous devez exécuter sans discussion ; nous pouvons seulement parler de la façon de réaliser les directives. De tels discours décourageaient les gens ».
Autrement dit, les syndicats devraient fonctionner « à l’occidentale » pour huiler les rouages du régime (ce qui est d’ailleurs, significatif à la fois du niveau de développement actuel de l’entreprise dans la branche orientale du capitalisme).
Mais les travailleurs rejettent totalement les syndicats dans les formes d’organisation de la lutte : la critique des syndicats doit être plus le fait de membres de l’appareil que de la base. Le brusque rappel des conseils ouvriers par les dirigeants montre qu’il y a eu apparition d’autres organes de pouvoir qu’il s’agit de combattre par d’autres moyens. Ces moyens c’est la création d’organismes bidon impulsés par en haut (les sociaux démocrates dans l’Allemagne des années 20, les capitalismes pendant les guerres, la Yougoslavie, l’Algérie…, ont utilisé ce même moyen). On a encore peu de détails sur cette tentative, mais tout le sens en est donné par ce texte :
« La lettre circulaire du secrétariat du Comité Central, qui s’adresse également aux directions d’entreprises, souligne que de nombreuses questions d’ordre social peuvent être résolues dans une atmosphère favorable par des initiatives prises en commun par les directions d’entreprises et les conseils ouvriers.
Les problèmes à régler, indique le document, se rapportent aux salaires, aux primes de rendement, aux aménagements sociaux, à la protection de la femme et de la jeunesse au travail. Le rôle des directions d’entreprises et des conseils ouvriers, précise-t-il, est de veiller à une meilleure utilisation des réserves financières accumulées dans les fabriques afin d’en faire profiter les travailleurs. L’accent est mis sur les améliorations à apporter dans les usines en ce qui concerne les conditions de travail et la sécurité des ouvriers.«
(Le Monde 13-1-71).
Autrement dit, les conseils ouvriers polonais de 1971 sont des comités d’entreprise améliorés.
LA LUTTE ORGANISÉE QUI SE POURSUIT
« Le changement des dirigeants a mis fin aux troubles sanglants mais n’a pas arrêté le mouvement de contestation. On a même l’impression que les ouvriers commencent à ordonner leurs revendications… »
(Le Monde 14-1-71)
Le 5 janvier, 3.000 ouvriers des chantiers navals de Gdansk sont en grève pour exiger la libération de 180 des leurs arrêtés. Et ils présentent d’autres revendications.
« Ils réclament la publication de la liste complète de leurs camarades morts pendant les émeutes, cependant que les familles demandent l’autorisation d’organiser des obsèques. Les ouvriers exigent que toute la lumière soit immédiatement faite sur ce qui s’est passé en décembre et que les responsables de la répression sanglante soient désignés et punis. Les dirigeants assurent que tout sera dit lors du huitième plénum du comité central qui devrait avoir lieu le 29 janvier. Les travailleurs mécontents veulent d’ailleurs rencontrer, dès maintenant, les nouveaux dirigeants de la Pologne. D’autres revendications ont un caractère plus politique : certains ouvriers voudraient créer leurs propres organisations syndicales qui seraient l’émanation des comités formés spontanément à la fin de 1970. Le pouvoir promet de démocratiser et de décentraliser les organisations syndicales existantes, de redonner vie aux conseils ouvriers dans les entreprises, mais refuse catégoriquement la création de nouvelles institutions. »
Il est vraisemblable que cela ne se limite pas à Gdansk. Ainsi les ouvriers continuent à se poser — par l’ampleur de leurs revendications comme un pouvoir en regard de celui de la classe dominante. Celle-ci en est réduite comme dans la Chine de Mao, comme dans la branche occidentale du capitalisme à tenter de manipuler ce qu’elle ne peut éviter de briser, c’est-à-dire à accuser de nouvelles contradictions.
Nous savons que ce texte est incomplet et contient des erreurs. Nous envisageons une étude distincte plus approfondie. Nous demandons aux camarades de nous aider :
— par l’apport de précisions (on cherche un traducteur de journaux suédois en français ou anglais à la rigueur) ;
— par la discussion des idées exposées dans ces pages.
(1) Stagnation que l’on retrouve dans la branche occidentale du capitalisme, sous d’autres formes, mais avec un développement identique des luttes.
(2) Environ 400 F.
(3) D’autres sources indiquent que les salaires des chantiers navals étaient inférieurs à ceux des marins et des dockers ; de plus le brassage des ports (marins et voyageurs) donnait des contacts et des éléments de comparaison avec les salaires de l’Ouest notamment d’Allemagne ou de Suède.
(4) L’hebdomadaire Zycie Gospodarcze dénonce les augmentations de prix « camouflées », qui étaient opérées depuis plusieurs années. « Les hausses de prix annoncées officiellement étaient rares, écrit le journal. En revanche, il était fréquent que les produits meilleur marché fussent remplacés par des produits soi-disant nouveaux et dont les prix avaient été tout simplement relevés. Nous assistions donc, depuis un certain temps, à une constante hausse plus ou moins camouflée des prix de nombreux articles de consommation. »
(5) Les 3 villes Gdansk (366.000 habitants), Gdynia (150.000) – ports et chantiers navals – et Sopot – station balnéaire – forment une seule agglomération sur la côte de la Baltique. Les chiffres paraissent donc bien minimes à la fois par rapport à la population et à l’ampleur des manifestations et des attaques.
(6) Voir en annexe le récit de l’insurrection de Poznan, le 28 juin 1956.