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Poznań

Article paru dans Socialisme ou Barbarie, Volume IV (8e année), juillet-septembre 1956, n° 19, p. 116-120

« Nous demandons du pain » : manifestation dans la rue de l’Armée rouge (aujourd’hui rue Saint-Martin). Source

Les ouvriers polonais viennent de répondre à leur manière au XXe Congrès. Tandis que dans le monde entier les dirigeants communistes rusent pour contenir les formidables remous que propage la déstalinisation, à Poznan, métallos et cheminots ont formulé sans qu’on les y convie leur propre critique qui est celle des armes : les ouvriers de l’usine Staline ont débrayé le 28 au matin, tenu un meeting monstre, appelé à leur aide les travailleurs des autres entreprises, et, après avoir défilé en scandant « c’est notre révolution. Du Pain. Démocratie. Liberté. A bas les bonzes » ils ont attaqué la prison et les Bureaux des services de sécurité. Le très libéral Cyrankiewicz peut bien insinuer que les révoltés sont des ouvriers arriérés et le sinistre Courtade les traiter de chouans, l’explosion de Poznan est trop forte pour qu’on puisse en dissimuler le sens : les ouvriers ne s’accommodent pas de la déstalinisation ; il ne leur suffit pas que les dirigeants sacrifient un ou deux de leurs anciens collègues terroristes et qu’ils affichent une soudaine horreur de la dictature stalinienne, ils veulent du pain, la liberté, la démocratie — bref ce qu’ont toujours voulu les ouvriers dans tous les régimes d’exploitation dès qu’ils sont entrés en lutte.

L’évènement de Poznan, que nous apprenons alors que ce numéro de Socialisme ou Barbarie est en cours d’impression, confirme avec éclat les analyses qu’il consacre par ailleurs au tournant russe. La déstalinisation constitue un effort pour adapter les dictatures du bloc oriental aux conditions de la production moderne, elle cherche à susciter une nouvelle adhésion des masses aux régimes existants, elle cherche à combler le fossé qui s’est creusé entre l’ensemble de la population exploitée et la bureaucratie dominante mais dans le même temps elle rend ces régimes plus vulnérables, en exposant à la critique des masses toutes les mesures totalitaires qui les asservissent au nouvel État exploiteur. Tous les pays « communistes » sont pris dans la même contradiction : ils ne peuvent connaître un développement positif qu’en associant largement les travailleurs à l’entreprise commune, qu’en obtenant leur coopération, mais les mesures prises en ce sens se retournent contre leurs inspirateurs car les travailleurs utilisent la parole qu’on leur accorde pour contester l’exploitation, ils profitent des concessions qu’on leur fait pour formuler des revendications radicales. Depuis le XXe Congrès la presse russe, hongroise, bulgare, tchèque et surtout polonaise s’est faite l’écho de ces revendications pour les condamner : il est apparu que pour beaucoup la déstalinisation devait signifier la fin du stakhanovisme, une égalisation des salaires, une démocratie complète dans le Parti et les syndicats ; et dans chaque pays les dirigeants ont dû menacer les éléments « irresponsables » qui profitaient de la situation pour mettre en question la discipline officielle. Aujourd’hui ce sont des dizaines de milliers d’ouvriers polonais qui disent ce qu’ils pensent de la discipline en attaquant la police avec des mitrailleuses.

Comme nous l’indiquons également par ailleurs, l’opposition que risque de susciter le tournant russe peut être rapidement beaucoup plus forte dans les démocraties populaires qu’en U.R.S.S. même. Khrouchtchev est en effet capable d’accorder certaines concessions matérielles car le niveau de la production russe lui permet d’améliorer les conditions de vie des travailleurs et d’assouplir le régime du travail tout en maintenant et en développant les privilèges de la classe dominante. En Pologne, en revanche, comme dans les autres démocraties populaires, les exigences de l’industrialisation ne permettent à la Bureaucratie que de faire des concessions idéologiques et le nouveau cours ne se traduit par aucune mesure économique effective.

L’écart entre les mesures politiques de déstalinisation et l’aggravation des conditions économiques est sans nul doute à l’origine des troubles de Poznan. On sait en effet que le P.C. polonais a été le plus prompt à suivre la voie ouverte par le XXe Congrès, qu’il a désavoué en termes violents la période de la dictature stalinienne et procédé à une importante épuration des cadres supérieurs. Le renvoi de Radkiewicz, surnommé le Beria polonais, celui du ministre de la Justice, Swiatkowski, celui du ministre de la Culture et des Arts Sokorski, celui des deux procureurs généraux ; l’amnistie qui comporte la libération immédiate de 30.000 prisonniers politiques et la réduction de peine de 70.000 autres, la réhabilitation de Gomulka et de Spychalski ont été de pair avec une série de discussions publiques dans le Parti largement rapportées par les divers organes de presse. Dans de nombreuses lettres ou articles (dont France-Observateur citait le 3 mai d’intéressants extraits), des militants n’hésitaient pas à comparer Staline et Hitler, parlaient des années sinistres qui venaient de s’écouler, faisaient une critique implacable du stakhanovisme et préconisaient, une gestion de la production par les syndicats, etc… Mais, tandis que s’étalait au grand jour, la critique des anciennes méthodes de direction, l’absence de toute mesure en faveur d’une amélioration du sort matériel des travailleurs ne pouvait que devenir plus sensible. Comme le reconnaît aujourd’hui le président du Conseil sous la pression de l’insurrection, les conditions de vie des miniers sont loin d’être satisfaisantes et les revendications des ouvriers de Poznan hier rejetées par le ministre de l’Industrie sont légitimes. De fait, le niveau très bas des salaires et les prix élevés des denrées de base mettent l’ouvrier polonais en mesure d’apprécier concrètement la valeur des déclarations nouvelles des dirigeants sur l’édification du socialisme.

On ne peut, à cet égard, que constater l’extraordinaire similitude entre les évènements de Poznan et ceux de Berlin, trois ans plus tôt. Dans les deux cas il y a eu à la fois une tentative du gouvernement pour améliorer le climat psychologique et une aggravation de la situation pour les ouvriers. A Berlin, l’on s’en souvient, la révolte avait été immédiatement précédée de mesures de détente destinées à faire écho à l’offensive de paix lancée par les russes et qui visaient à rassurer les paysans, les catholiques et les commerçants et industriels ; ces mesures avaient été accompagnées de la suppression de certains avantages procurés jusque-là par la Sécurité sociale et d’un relèvement des normes du travail de 10 %. A Poznan la campagne gouvernementale de libéralisation va de pair également avec un relèvement des normes et pour les ouvriers de l’usine Staline avec une baisse de 30 % sur les salaires (1) octroyés jusqu’à présent. Dans les deux cas la manifestation se fonde au départ sur des revendications immédiates et les transforme en insurrection contre le régime. Une catégorie d’ouvriers plus directement visée par les mesures économiques appelle les autres groupes de travailleurs à faire grève, trouve un écho immédiat à sa protestation et prend la tête d’un mouvement qui devient révolutionnaire. Dans les deux cas les services de sécurité qui incarnent la puissance du régime sont attaqués et les ouvriers brûlent les archives sur lesquelles ils peuvent mettre la main. « C’est notre révolution… A bas les bonzes », crient les Polonais selon les témoignages cités par la presse, tandis que les Berlinois répondaient à Selbman, ministre du gouvernement : « tu n’es plus un ouvrier, les vrais communistes c’est nous ». Et comme si l’histoire voulait souligner symboliquement et ironiquement l’unité de la lutte des ouvriers allemands et polonais contre le régime établi, c’est de la Stalinallée dans un cas et des usines Staline dans l’autre que part le mouvement insurrectionnel.

On ne saurait s’étonner que Cyrankiewicz forge le même roman qu’Ulbricht pour expliquer le soulèvement ouvrier. L’insurrection ne serait que l’œuvre des commandos de Foster Dulles qui auraient été d’usine en usine pousser les ouvriers à débrayer et les exciter contre le gouvernement en répandant de fausses nouvelles. Il y a dans cette présentation des faits un tel cynisme des dirigeants qu’on éprouve de la répugnance à en discuter la vraisemblance. Il vaut seulement la peine de remarquer que les dirigeants communistes révèlent dans leur mensonge leur parenté véritable avec les dirigeants bourgeois, car pour les uns comme pour les autres il ne saurait exister une manifestation ouvrière contre le régime, qui ne soit artificiellement provoquée par des meneurs à la solde de l’étranger : à Nantes la main de Moscou, à Poznan ou Berlin la main de l’Amérique est censée bouleverser les situations. Mais les communistes qui savent si bien démontrer, dans le cadre de la France, qu’un mouvement d’une réelle ampleur ne peut s’effectuer sans la volonté des masses, ne peuvent faire croire impunément que des dizaines de milliers d’ouvriers se sont battus pendant un jour entier (et sans doute plus) contre la police, par la seule force magique qu’exerçaient sur eux d’ex-membres de l’armée Anders.

Au reste, si l’on sait lire la langue stalinienne, on ne peut se méprendre sur le caractère du mouvement. Quand Cyrankiewicz déclare que le gouvernement s’est appuyé dans sa répression sur « la partie consciente de la classe ouvrière » on comprend fort bien que la majorité « inconsciente » l’a combattu les armes à la main ; quand il indique que les responsables sont des noyaux réactionnaires à la solde de l’étranger et qu’il ajoute aussitôt que la déstalinisation va se poursuivre et que le gouvernement doit tout faire pour améliorer les conditions de vie des travailleurs, on comprend non moins clairement que le gouvernement adjure le prolétariat de renoncer à la lutte et de croire aux concessions qu’il lui annonce (et de fait, en quoi la déstalinisation concerne-t-elle les commandos étrangers ?) ; de même quand le président du Conseil assure que les ouvriers des usines Staline de Poznan n’ont pas su, au dernier. moment, que le gouvernement avait donné satisfaction à leurs revendications, entend que celui-ci n’a cédé que trop tard en présence de l’insurrection, ou bien quand le communiqué affirme le lendemain des troubles que « la plupart » des ouvriers ont repris le travail on conclut que la grève se poursuit dans certains secteurs. L’évènement est là, massif, qu’on peut bien enrober dans des commentaires jésuitiques mais qu’on ne peut dissimuler : il y a eu un soulèvement ouvrier d’une violence extrême et qui a été dirigé contre le régime. Alors même qu’on prouverait que des éléments réactionnaires organisés ont distribué des armes aux ouvriers et tiré profit de leur lutte, on n’apporterait pas la moindre explication des motifs pour lesquels le prolétariat s’insurge contre un État qui prétend le représenter.

Que le P.C. polonais mente, ainsi que tous les P.C. d’Europe orientale qui reprennent sa version, que l’Humanité mente encore un peu plus, par habitude et par vocation, on ne saurait s’en étonner. Mais on peut considérer avec plus de curiosité certaines réactions étrangères. Celle de la Yougoslavie d’abord, dont on admirera à cette occasion la brillante réintégration dans le camp stalinien. Après avoir salué la lutte des ouvriers allemands en 1953 pour la simple raison qu’elle affaiblissait une démocratie populaire alors rivale, Tito révèle maintenant son vrai visage (pour le plus grand malheur ce trotskistes ou gauchistes stupidement accrochés à ses basques depuis sa rupture avec Staline) en condamnant, comme il convient à un chef d’État de le faire, une lutte purement ouvrière : ainsi est-il précisé devant le monde entier que le titisme est un mode de gouvernement parmi différents autres possibles au sein du totalitarisme néo-stalinien et aussi étranger que tout autre aux intérêts du prolétariat. Certaines réactions de la bourgeoisie sont également significatives ; tandis qu’en France, par exemple, la droite salue encore dans les ouvriers de Poznan comme elle saluait dans ceux de Berlin des martyrs de l’anti-communisme, des éléments plus raisonnables de la bourgeoisie anglaise — le député travailliste Crossman, dans le Daily Mirror ou l’organe conservateur Daily Mail — considérent que les Polonais auraient mieux fait de s’abstenir et de ne pas venir déranger inopinément le nouvel ordre avec lequel la bourgeoisie peut s’entendre ; ainsi commence de s’affirmer une solidarité qui ne fera sans doute que s’accroître par la suite entre les dirigeants de l’Est et de l’Ouest également préoccupés de préserver l’ordre dominant de toute menace du prolétariat.

De la révolte de Berlin à celle de Poznan un important chemin a été parcouru. Si les deux évènements sont éminemment comparables, leur signification n’en est pas moins sensiblement différente et l’on peut attendre du second des répercussions encore plus importantes que celles que déclencha le premier. C’est qu’entre juin 1953 et juin 1956 il y a eu le tournant russe, la tentative d’obtenir un nouvel équilibre social par un assouplissement de la dictature et celle de promouvoir des relations pacifiques fondées sur le statu quo à l’échelle mondiale. On peut penser que Berlin a, dans une certaine mesure, contribué à imposer cette nouvelle politique. Poznan, en pleine période de déstalinisation, en consacre les contradictions et dévoile que l’hostilité des ouvriers à la Bureaucratie est renforcée et multipliée par les mesures qui visent à la désarmer.


(1) La production des usines Staline, qui emploient trente mille ouvriers, était jusqu’à ces temps derniers en grande partie réservée aux besoins militaires, assurant ainsi des salaires supérieurs de 30 % à ceux qui étaient octroyés dans le secteur civil. L’abandon des fabrications militaires a entraîné un alignement des salaires sur les tarifs des antres entreprises.

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