Article paru dans Pouvoir Ouvrier, n° 89, mars-avril 1968, p. 5-8
Le remplacement de Novotny par Dubcek à la tête du P.C. tchécoslovaque s’est rapidement transformé en une vaste épuration de tout l’appareil dirigeant la société. Les bastions des « novotnyens » sont tombés l’un après l’autre. Limogeage de Chudik, président du Conseil National de Slovaquie, révocation du ministre de l’Intérieur Kaudna et du procureur général Bartuka, du ministre de la Défense Lomsky, du vice-président du Conseil Simunek. Finalement, c’est un nouveau gouvernement qui va être formé sous la présidence de Cernik remplaçant le stalinien Lenart. Quelques « bavures », bien sûr : fuite aux U.S.A. du général Sejna emportant des fonds et les plans militaires de l’Est, « suicide » du vice-ministre de la Défense Janko, « suicide » du vice-président de la Cour Suprême Brestransky, spécialiste en procès de haute trahison. Dans le parti lui-même, remaniement tout aussi radical : sur les dix membres du présidium du comité central, trois seulement sont restés en place : Dubcek, Cernik et Kolder.
Presse, radio, orateurs des meetings du parti et des jeunesses renchérissent sur « les abominations du passé », la nécessité d’instaurer un « socialisme démocratique », d’avoir une politique extérieure indépendante, de rétablir des rapports économiques fructueux avec l’Ouest. La censure est pratiquement abolie. On réclame ici et là « un véritable parlement » avec plusieurs « véritables » partis. Des anciens dirigeants sociaux-démocrates sont réhabilités. Les victimes du stalinisme se réunissent en congrès. Les radios et télévisions étrangères sont autorisées à interviewer des étudiants, des économistes, des salariés.
Les jeunes ont manifesté à Prague. Des manifestations ont eu lieu également dans quelques villes de province. Mais nous n’avons pas assisté jusqu’ici à une réelle intervention de la classe ouvrière.
Deux fractions de la bureaucratie dirigeante se sont opposées. Mais si l’une a pu l’emporter sur l’autre c’est bien parce que l’État subissait une pression croissante de toutes les classes et groupes sociaux en vue d’un changement dans le sens du libéralisme politique et du desserrement des contraintes. Si la fraction victorieuse de la bureaucratie s’est sentie soutenue par la majorité de la population, si la démagogie « ouvriériste » de Novotny a fait long feu, c’est que l’échec de la gestion du pays par les méthodes de la « vieille garde » est flagrant.
La centralisation rigide de l’économie, l’industrialisation « extensive », le rattachement artificiel aux marchés de l’Est, la dépendance imposée par l’U.R.S.S., le niveau de vie stagnant des salariés ont abouti à une sorte de blocage. Dès 1962, le rythme de développement de l’économie s’est sérieusement ralenti. La productivité du travail n’a pas progressé. Des stocks de marchandises sont restés invendus. Gaspillage et corruption ont fait tache d’huile. Le totalitarisme politique imposé par la bureaucratie du parti a entraîné le désintérêt, l’irresponsabilité à tous les échelons, dans les usines, dans les administrations. La bureaucratie politique au pouvoir a freiné l’application des réformes économiques.
Face à ce bilan de faillite, la fraction « libérale » de l’appareil a déclenché son offensive. Elle s’est faite l’interprète du mécontentement général et, en premier lieu, de celui de la bureaucratie économique – directeurs d’usine, « technocrates », etc. – qui exerçaient une pression de plus en plus forte pour que les réformes soient appliquées et approfondies. Pour la bureaucratie économique, en effet, ces réformes doivent permettre de résoudre ce qu’elle considère comme le problème essentiel : l’augmentation de la productivité. Dans un pays comme la Tchécoslovaquie, déjà industrialisé avant la guerre, il ne s’agit pas de construire à tout prix des nouvelles usines, mais de renouveler l’équipement, de développer les industries rentables, d’introduire la technologie plus avancée des pays occidentaux. l’industrialisation « extensive » appliquée d’après le modèle russe est une erreur. Il s’agit donc de mieux utiliser les capitaux disponibles, de faire des choix, d’emprunter des capitaux à l’extérieur (1) ; de substituer, dans les entreprises, le profit, la rentabilité aux indices quantitatifs (poids, unités) de réalisation des plans. Il faut enfin développer le secteur des biens de consommation : remplacer la contrainte par des plus grandes possibilités de consternation est le seul moyen d’obtenir l’adhésion des producteurs et de contribuer ainsi à élever leur productivité.
En fait, les bureaucrates de l’économie se considèrent comme les véritables gérants ; ils pensent être les seuls capables d’orienter la politique économique à tous les niveaux, y compris au niveau de l’État. Aspirant à une plus grande stabilité sociale (mettre fin définitivement aux déplacements injustifiés, aux destitutions abusives, aux inculpations absurdes, etc), ils cherchent à accroître leurs pouvoirs dans les entreprises et dans l’appareil d’État. (1)
Les intellectuels, les étudiants, à leur tour, poussent au changement.
La classe ouvrière est restée jusqu’ici étrangère aux événements ; il n’est pas exclu que les ouvriers éprouvent une certaine méfiance pour des changements qui se font sans les consulter. Mais s’ils ne ressentent aucune sympathie particulière pour les bureaucrates de l’économie, ils ne peuvent pas non plus défendre la fraction stalinienne de l’appareil. Si la libéralisation leur en donne les moyens, ou même en interprétant cette libéralisation dans le sens de leurs intérêts, il ne fait pas de doute qu’ils ne tarderont pas à agir, et ce sera alors, à coup sûr, pour mettre en avant leurs propres revendications de classe.
Quant à la paysannerie, son hostilité traditionnelle à la collectivisation bureaucratique, aux contraintes du système, permet de supposer qu’elle ne voit pas d’un mauvais œil la marche en avant des réformateurs.
Le processus de libéralisation aura pour effet une accélération et un élargissement des réformes économiques. L’autonomie des entreprises ira-t-elle jusqu’à l’instauration d’un véritable marché, d’une véritable concurrence entre entreprises ? Le secteur des biens de production sera-t-il organisé selon les mêmes critères que le secteur des biens de consommation ? Jusqu’où iront les réformes ? S’il n’est pas encore possible de répondre à ces questions, on peut prévoir toutefois certaines des conséquences sociales des transformations ennuagées.
On assistera vraisemblablement à un accroissement du poids social et des pouvoirs des directeurs d’usines et des spécialistes. La participation des directeurs aux bénéfices sera plus importante. L’appareil dirigeant des entreprises s’efforcera de déterminer l’ampleur et les objectifs des investissements, à se rendre encore plus autonome par rapport aux plans.
Pour les travailleurs, l’ouverture de l’éventail des salaires sera l’une des conséquences probables des réformes. La modernisation de l’équipement d’une part, la reconversion des usines et secteurs déficitaires d’autre part entraîneront des déclassements, des transferts, des licenciements. Dans la mesure où l’on s’efforcera d’ajuster les prix aux coûts de production, une augmentation des produits de consommation courante, de certains services, des loyers est plus que probable. Il se produira une différenciation plus grande au sein même de la classe ouvrière et surtout entre ouvriers et techniciens. L’une des conséquences des réformes serait donc de rapprocher progressivement les conditions de travail et de vie des ouvriers tchèques de celles des ouvriers des pays occidentaux.
COMMENT LA « PRAVDA » INFORME LE PUBLIC « La première allusion aux événements de Prague est apparue jeudi dans la presse soviétique avec la publication, dans la Pravda, d’une analyse abstraite des nouveaux objectifs du parti tchécoslovaque. L’analyse de la Pravda est publiée en page intérieure sous le titre inoffensif « Aux conférences du parti ». Aucun nom, ni aucun fait concret ne sont mentionnés. » (Le Monde, 16/3/68). |
Cependant, de l’aveu même des dirigeants, la période de réorganisation sera assez longue. Et la nouvelle orientation se heurtera à deux problèmes particulièrement difficiles.
Le premier est celui des liens économiques avec l’U.R.S.S. L’extrême dépendance dans laquelle se trouve l’industrie tchèque est illustrée par les chiffres suivants : 82 % du minerai de fer et 98 % du pétrole brut sont fournis par les Russes (le brut livré par le pipe-line dit « de l’amitié » dont Prague a financé la construction, est facturé 15,4 roubles la tonne à la Tchécoslovaquie contre 9,3 à la France et 8 à l’Italie). Quant au deuxième problème, capitaux à emprunter à l’étranger, il risque d’être tout aussi épineux, car la reconversion, grâce à ces capitaux, d’une partie de l’industrie tchèque en fonction des possibilités offertes par les marchés occidentaux n’irait pas dans le sens des intérêts de l’U.R.S.S. et des autres pays de l’Est.
La libéralisation en cours crée en Tchécoslovaquie une situation ouverte. Un certain nombre de problèmes – liens avec l’U.R.S.S., rapports avec l’Ouest, limites de la démocratisation, rôle du parti et fonctionnement des institutions – peuvent recevoir des solutions différentes ; rien n’est encore définitivement joué.
C’est la pression des classes qui a déterminé, en dernière analyse, les changements en cours en Tchécoslovaquie. Le corset de fer du stalinisme a pu contenir cette pression pendant vingt ans. Mais au prix d’un blocage des mécanismes et des institutions qui risquait à la longue de provoquer une explosion.
Les changements actuels sont dans une large mesure une opération préventive, une tentative de désamorçage des tensions sociales. Mais les problèmes à résoudre sont de taille. Et la classe dirigeante bureaucratique est loin d’avoir l’homogénéité et l’expérience des classes dirigeantes bourgeoises d’Occident. Certes, un retour pur et simple au capitalisme privé n’est pas possible : ni la bureaucratie ni la classe ouvrière n’y ont aucun intérêt. Mais la fin du totalitarisme politique d’une part, l’introduction sur une grande échelle des nouvelles méthodes de gestion d’autre part auront pour conséquence de mettre en mouvement des classes et des groupes sociaux dont les intérêts sont antagoniques. L’opposition larvée de la classe ouvrière pourrait se transformer à tout moment en lutte de classe ouverte, du moins au niveau de l’entreprise.
C’est ce qui explique la prudence des libéralisateurs, Dubcek en tête.
(1) « Il nous faudra recourir à une aide économique, aussi bien des pays capitalistes que socialistes : nous avons besoin d’un crédit à long terme en dollars, libre de conditions politiques », écrit M. Bohumil Simon, directeur de la section économique du P.C. tchécoslovaque, dans « Kulturni Noviny », organe du ministère de la Culture. « Vous voulez toute la vérité », dit-il, « La caisse des fonds pour le développement du pays est vide. Tous les crédits, y compris ceux d’investissements, sont épuisés jusqu’en 1970. Depuis le début de l’année 12 milliards de couronnes sont demandés pour des investissements dont le pays n’a pas le premier sou ». M. Simon recommande donc qu’on renonce à « la folie des grandeurs », qu’on cesse de financer lourdement des industries déficitaires et qu’on cherche des échanges fructueux avec des partenaires étrangers. (Le Monde, 2/4/68).
UNE CERTAINE « PSYCHOSE » DANS LES USINES …
« On souhaite en tout cas en finir avec cette période de discussion et renvoyer les responsables dans leurs provinces où l’autorité laisse quelque peu à désirer…Des informations non confirmées font état de grèves dans diverses usines ou encore de « prise de pouvoir » par le personnel des entreprises, dont les directeurs ont été mis à la porte… Ces bruits s’ont parvenus jusqu’au plénum : déjà, mercredi, Mme. Hrdinova avait mis en garde contre la « psychose » qui se manifeste dans les usines et « qui peut conduire à des appels à la grève ou au renvoi des directeurs…M. Kuba a révélé lui aussi qu’il y avait eu des tentatives de « remplacement démocratique des fonctionnaires de l’économie ». Après avoir signalé que ce mouvement, « s’il n’était pas contrôlé par le parti, pourrait conduire à des conséquences fâcheuses », il a ajouté : « A cet égard, je ne partage pas l’optimisme du camarade Dubcek ». Il semble, en effet, que les milieux ouvriers n’ont toujours pas choisi entre « conservateurs » et « progressistes », mais que, ayant le sentiment d’être tenus à l’écart du mouvement de renouveau (leurs syndicats n’ont que très rarement saisi cette occasion de dresser l’étendard des libertés syndicales), ils se cantonnent dans un scepticisme maussade ou encore ils affichent l’ « anarcho-syndicalisme ». (Le Monde, 6/4/68).