Extraits de Victor Serge, Carnets, Paris, Julliard, 1952, p. 103
25 avril 44. — Lu Le Procès de Franz Kafka, qu’il écrivit en 1920, en Bohème, au temps de l’euphorie démocratique de l’Europe centrale. Le livre se déroule sur le plan du rêve éveillé, du vrai rêve éveillé, avec une sincérité visionnaire aiguë et intelligente.
Ce n’est pas comme la production des surréalistes qui semblent vous dire : Attention, nous allons vous déclencher le rêve à la figure — et qui vous fabriquent en effet du rêve exactement de même que les poètes symbolistes fabriquaient des. vers alexandrins. Le drame atteint au plus haut tragique à travers la banalité — confinant au grandiose — d’une vision qui se soutient sans défaillance jusqu’à la dernière page et qui est celle de l’homme le plus ordinaire se débattant à tâtons contre une formidable machinerie sociale dont on ne sait dans quelle mesure elle existe objectivement et dans quelle mesure elle est le produit de sa complicité intérieure. Le procès est absurde, la mécanique de la justice roule à vide, raisonnée à tout instant, consciente et aberrante ainsi qu’une immense paranoïa embrassant le monde social. A la fin, deux messieurs bourgeoisement vêtus emmènent l’employé de banque K., lucide et résigné, le conduisent hors de la ville, se font des politesses avec un couteau — après vous, Monsieur, mais non je vous en prie ! — et l’égorgent au nom de la justice impénétrable. Ce pourrait être la satire visionnaire d’une époque à venir. Kafka semble avoir pressenti les machineries totalitaires, leur écrasement parfait de l’homme, leurs égorgements et c’est en ce sens que son roman est d’un visionnaire-prophète.
La Tchéka existait au moment où il écrivait, mais elle était loin d’avoir cette signification, elle était même d’une essence différente en vertu de la négation révolutionnaire des vieilles justices ; et le drame de Kafka se déroule sur le terrain de la vie bourgeoise la plus banale.