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Jiri Veltrusky : « Nous sommes des ouvriers, nous ne voulons pas être des esclaves »

Article de Jiri Veltrusky dit Paul Barton paru dans La Révolution prolétarienne, n° 74 (375), juillet-août 1953, p. 6

Protesters were helpless against the forces confronting them – Image: picture-alliance/AP (Source)

Les grèves et les manifestations par lesquelles les ouvriers de Tchécoslovaquie ripostèrent à la « réforme monétaire » du 30 mai furent rapidement mises au second plan par le soulèvement du prolétariat de l’Allemagne de l’Est, survenu quelques jours après. Ce n’est certainement pas l’ouvrier de Pilsen, d’Ostrava ou de Kladno, qui éprouvera le regret de la primauté qu’il dut si vite céder à ses camarades de Berlin-Est ou de Magdebourg : le cri prodigieux « Nous sommes des ouvriers, nous ne voulons pas être des esclaves » retentit dans les rues de la capitale allemande au moment où l’ouvrier tchèque commençait à se rendre compte, au lendemain de sa révolte, que celle-ci n’avait pas eu d’écho chez les travailleurs des autres pays, qu’il avait eu tort de s’attendre à des manifestations de solidarité. Le soulèvement des travailleurs dans l’Allemagne occupée vint rompre cette solitude pénible.

Ce n’est pas seulement le nombre de grévistes ou d’ouvriers massacrés, qui détermine le caractère exceptionnel de ces deux révoltes L’importance de celles-ci consiste avant tout en ce qu’elles marquent le commencement d’une nouvelle époque dans l’histoire de l’empire stalinien et, partant, dans l’histoire de nos jours : pour la première fois depuis la guerre civile ou, si l’on veut, depuis le soulèvement de Cronstadt, le prolétariat se présente autrement qu’en tant qu’objet d’exploitation, de domination et de mépris. Après une longue période de silence — qui remplit la vie de toute une génération — les ouvriers reprennent, dans cet empire monstrueux dont la menace pèse sur toute l’humanité, leur rôle de classe révolutionnaire.

Tchécoslovaquie

De ce point de vue, le soulèvement des ouvriers tchécoslovaques est significatif non seulement en raison de sa vigueur sans précédent, — il a atteint tous les centres industriels et dans plus d’une ville les manifestants se rendirent maîtres de la rue, la police ayant dû se retirer — mais encore par sa maturité politique : quelles que fussent les formes que ce soulèvement revêtit dans divers endroits — grèves, assemblées dans les usines, envoi de délégations pour protester auprès des autorités, manifestations dans la rue, etc. — il entraîna partout un regroupement de toutes les forces de la classe ouvrière :

1) toute différence entre ouvriers inscrits au parti et les autres disparut ;

2) les responsables et les organismes syndicaux des échelons inférieurs se rangèrent du côté du soulèvement et, fait plus significatif encore, en prirent la tête ;

3) les « milices populaires » recrutées parmi les salariés et stationnées dans les usines, se refusèrent un peu partout ouvertement à se faire utiliser pour la répression.

En d’autres termes, le soulèvement balaya complètement toute l’œuvre du régime totalitaire, qui s’évertue à diviser les forces sociales, à ériger toutes sortes de cloisons idéologiques, politiques et matérielles entre les différentes fractions de chaque couche et de chaque classe et à grouper les individus ainsi isolés à l’aide de liens tout à fait irrationnels. La société réapparut en plein jour telle qu’elle est ; toutes les affinités et tous les antagonismes qui la constituent furent mis à nu.

Ce fait constitue le facteur le plus important de la continuation future de la guerre sociale déclenchée par la « réforme monétaire » : la répression actuelle a beau rétablir l’ « ordre » peu a peu, elle ne pourra, en aucun cas, annihiler les liens de solidarité parmi les éléments qui ont retrouvé leurs affinités essentielles et leurs intérêts communs au milieu même de l’univers des amalgames totalitaires.

Allemagne de l’Est

Le même regroupement peut être constaté à l’occasion du soulèvement de l’Allemagne de l’Est : les membres du Parti, les responsables syndicaux, les prolétaires forcés de porter l’uniforme et la matraque, et même de nombreux stakhanovistes, retrouvent leur vrai visage au moment de la révolte. Mais en Allemagne de l’Est, le souffle du vent révolutionnaire produit des effets encore plus frappants. En effet, en examinant de plus près la marche des événements, on a l’impression de lire une description de la manière classique de faire la révolution.

L’insurrection commence par le débrayage de 100 ouvriers du chantier de la Stalinallee, exaspérés par les tentatives de relever les normes selon lesquelles est apprécié leur rendement. Par un mouvement de solidarité, 1500 autres ouvriers du même chantier arrêtent le travail à leur tour et descendent dans la rue. Le cortège se dirige vers la fameuse place Alexander en réclamant un abaissement des normes de travail. Au moment d’arriver à destination, la foule compte déjà 3000 têtes et la revendication d’abaissement des normes s’est transformée en cri de révolte contre l’oppression et l’esclavage. La revendication partielle a cédé la place à la revendication universelle, la lutte économique est devenue la lutte pour la liberté.

A la proclamation de l’état de siège à Berlin, la classe ouvrière de l’Allemagne de l’Est entière répond en venant en aide aux camarades menacés. Les grèves insurrectionnelles éclatent un peu partout. Les anciens remparts de la social-démocratie se rangent aux côtés des forteresses des ouvriers communistes et vice versa : Nous ne voulons pas être des esclaves.

Au moment de l’apparition des tanks et des blindés, les manifestants, tout en dénonçant l’occupation russe, saluent chaleureusement les soldats, dans lesquels ils voient des esclaves du même Kremlin. C’est sur ce point, hélas ! que la marche classique de la révolution se brise. Malgré quelques premières amorces de fraternisation — rappelons notamment l’incident de Goerlitze où un officier polonais commandant une unité blindée serait descendu de son tank en déclarant : « Je ne tire pas sur des ouvriers allemands ! » — les esclaves dans les blindés ont répondu aux esclaves qui ne voulaient plus l’être, par le carnage.

Faut-il en conclure qu’il s’agissait d’unités spéciales dont l’état d’esprit ne correspond pas à celui du soldat russe normal ? Faut-il en conclure, au contraire, que le dressage stalinien a fini par transformer les hommes en bestiaux qui sont plus prêts à fraterniser avec des SS hitlériens armés jusqu’aux dents qu’avec des ouvriers socialistes qui essaient de conquérir la liberté les mains nues ? Ces questions devraient être étudiées avec une sincérité extrême : elles constituent une des clés de notre avenir.

Quoi qu’il en soit, le sens des événements de Tchécoslovaquie et d’Allemagne orientale est net : c’est la nouvelle époque de la lutte des classes qui s’ouvre dans les colonies européennes du Kremlin.

Paul BARTON.

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