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Cercle Zimmerwald : séance du 15 novembre 1953. Les journées de juin à Berlin-Est et les perspectives possibles

Article paru dans La Révolution prolétarienne, n° 78 (379), décembre 1953, p. 24-26


Les journées de juin 1953 à Berlin-Est marquent la première preuve matérielle d’un renouveau possible de l’internationalisme ouvrier, faisant éclater les cadres de mouvements traditionnels et dépassés. Notre Cercle se devait de marquer cette date et d’envisager les perspectives d’avenir.

Benno Sarel nous a présenté le déroulement des événements, puis Bruno a analysé devant nous la signification historique de ces journées mémorables, et Manès Sperber en a tiré quelques conclusions actuelles qui dépassent le cadre géographique de cette révolte ouvrière, notamment en ce qui concerte la mission de la classe ouvrière dans le monde de demain.

L’EXPOSE DE BENNO SAREL

Avant le déclenchement des événements de juin 53, trois étapes schématiques caractérisent les sentiments de la classe ouvrière de l’Allemagne orientale, face au nouveau régime :

— En 1945, pendant trois mois, l’effondrement des nazis donna aux ouvriers allemands de l’Est d’immenses espoirs, qui furent matérialisés par l’activité des comités d’entreprise nouvellement institués.

— Dès l’automne 1945, le reflux commence : les bonzes s’installent dans les cadres du nouveau régime et les ouvriers comprennent que l’heure est au « chacun pour soi » et au système D. Cependant, surtout jusqu’en 1950, une bonne partie de la jeunesse ouvrière, nouvellement promue à des postes de direction et d’organisation, mise à la place des anciens chefs d’usine et techniciens, entrant par priorité dans les écoles et les universités, suit avec sympathie l’instauration de l’ordre nouveau.

— En 1949, surtout après la réforme monétaire, le travail reprend plus normalement, les ouvriers les plus capables se sont installés dans les cadres, mais ne sont pas toujours opposés aux revendications de leurs camarades d’atelier. Les réunions des syndicats officiels obligatoires et des brigades s’animent de nouveau : la discussion des conditions de travail, à l’échelle de l’exécution, est tacitement autorisée, parfois officiellement encouragée. Mais c’est l’année où commence la révision des normes, et le malaise ne fait que s’aggraver jusqu’en 1953 ; des bagarres et même des grèves éclatent, mais sans lendemain. 1953 s’annonce une année dure : le réarmement est officialisé depuis le discours de Wilhelm Pieck le 1er mai ; le relèvement des normes de travail, c’est-à-dire une baisse de salaire réel, est devenu une réalité. Les ouvriers participent, dans les syndicats et les brigades, aux transformations du régime. Mais tout en participant au système, ils faussent le système et compromettent l’avenir du régime lui-même. Dans le bâtiment, surtout à Berlin où les besoins de la reconstruction priment tout, la situation est nettement privilégiée. La Stalinallee, commencée en 1952, occupe des dizaines de milliers d’ouvriers.

C’est seulement le 29 mai que les normes de production dans le bâtiment sont relevées de 10 %, mesure qui ne devient réelle et sensible aux ouvriers que le 5 juin, jour de paie. La situation est tendue, mais la presse officielle semble encourager l’autocritique la plus sévère, témoin cet article du Neue Deutschland du 14 juin (trois jours avant les évènements) qui démonte sans ménagement le mécanisme du relèvement des normes : émulation truquée, chantage entre les brigades, expulsion d’ouvriers ayant cessé le travail (on ne prononce pas le mot de grève ! ) cet article s’intitule : « Il est temps d’en finir avec le système du marteau ».

Les événements des 16 et 17 juin 1953 s’expliquent certes par le cours nouveau en U.R.S.S., par l’affaiblissement intérieur de l’occupant, mais aussi par des luttes de fraction (entre Grotewohl l’ « opportuniste » et Ulbricht le « sectaire »), reflet des luttes qui se font jour en U.R.S.S., mais surtout par un mécontentement réel (lors d’une deuxième paie diminuée) de l’ensemble des ouvriers, qui saisiront l’occasion d’une délégation de pétitionnaires pour amplifier le mouvement revendicatif et lui donner un tout autre caractère : pour la liberté des élections et contre l’occupant. De nouvelles brigades se réunissent aux premières au long de la Stalinallee, soit pour revendiquer, soit pour chercher du travail ailleurs. D’autres éléments se joignent aux gars du bâtiment. On connaît la suite : le discours du ministre et la réponse ouvrière, l’extension du mouvement en feu de prairie le lendemain, dans toute l’Allemagne orientale où il prend une allure insurrectionnelle, surtout à Magdebourg et à Chemnitz ; la répression se fait plus dure dans la rue, mais les grèves continueront dans les usines.

Tout d’abord, le premier mois, les sommets du parti semblent souhaiter une détente : Grotewohl, sans se compromettre ouvertement, appuie cette « libéralisation » du régime et laisse son ministre de la Justice affirmer la légalité du droit de grève, laisse libérer des grévistes emprisonnés ; les prix du marché libre diminuent de 40 % ; les normes s’assouplissent ; des comités de grève subsistent dans la demi-clandestinité ; on parle de liberté des élections, du limogeage prochain d’Ulbricht.

Vers le milieu de juillet, un nouveau tournant, après la chute de Beria, ramène brutalement à la politique de dureté : Fechner est arrêté, journellement « des provocateurs sont remis aux mains des autorités », de nouveau les réunions syndicales sont silencieuses. Mais une résistance passive continue.

En conclusion, la classe ouvrière de Berlin-Est a prouvé qu’elle était capable, dans une situation entièrement nouvelle et, sans chefs, de rester à la tête d’un mouvement libérateur et progressiste (alors que les autres classes de la société avaient courbé la tête, et ne feront que jouer le rôle de suiveurs, ; elle a prouvé qu’on peut se défendre même au sein d’une société totalitaire, que la spontanéité des masses crée des formes de résistance d’un type entièrement nouveau, contrairement à la théorie léniniste du parti, avant-garde de la classe ouvrière. Les ouvriers d’Allemagne orientale qui connaissent bien l’exploitation capitaliste traditionnelle et la nouvelle exploitation étatiste actuelle, peuvent mieux que d’autres faire la synthèse de ces deux expériences négatives, en vue des luttes de demain. Ils nouent des contacts avec les autres classes d’Allemagne et, au-delà des frontières, peut-être avec les autres classes ouvrières.

LA SIGNIFICATION DES JOURNEES DE JUIN,
par BRUNO

Sur la signification historique de ce mouvement spontané et inattendu, Bruno nous apporte matière à réflexions.

Un fait est acquis : sans l’intervention des troupes russes, les ouvriers allemands auraient balayé leur gouvernement fantoche. Cette vérité est admise par tous, même par les Russes, et leur politique à l’égard de l’Allemagne s’en ressent. Les Russes savent qu’en cas d’élections libres leur départ est certain.

C’est la première fois, pour l’Occident. que l’armée rouge tire sur la classe ouvrière. Le fait n’est pas nouveau en Russie, mais les hommes mal renseignés d’Occident et des pays satellites ne peuvent plus avoir de doute à ce sujet.

Le relâchement de la dictature en U.R.S.S., après la mort de Staline, a permis l’extension au grand jour d’un mouvement jusque-là latent. Il y avait déjà eu des rébellions avant, en Allemagne orientale et surtout en Tchécoslovaquie.

Ces Journées de Juin sont-elles une préfiguration de luttes ouvrières futures contre le stalinisme ? Oui. Même si le mouvement est devenu plus complexe. il est hors de doute que la classe ouvrière allemande a pris la tête d’une éventuelle insurrection nationale et populaire. A Magdebourg, à Leipzig, il y a eu une véritable prise du pouvoir par les comités de grève. Un peu partout, et tant que les troupes russes n’ont pas tiré, les ouvriers ont eu la sagesse de ne pas transformer une révolte intérieure allemande en un combat sans lendemain contre un occupant puissamment armé. Les tendances révolutionnaires et nationalistes ont toutefois été étroitement mêlées.

Que fallait-il faire pour aider les ouvriers allemands en lutte ? Ce qui est grave c’est qu’on n’a presque rien fait en Occident, mais surtout que même à Berlin-Ouest on n’ait pas envisagé une grève de solidarité, fût-ce de quelques heures. On ne pouvait guère souhaiter cependant l’intervention des tanks américains. La faiblesse des mouvements ouvriers allemand et internationaux rendait toute victoire précaire et dangereuse pour la paix. L’attitude réticente des Alliés, face à cette révolte ouvrière qui semblait servir leur politique de « containement », est caractéristique : l’attitude des trois commissaires occidentaux fut équivoque, soi-disant par crainte d’aggraver le risque de guerre, mais aussi par peur des troubles sociaux ; le blocage du bourgmestre Reuter à Munich est caractéristique à cet égard.

Il est bon de lier les événements de juin avec l’exposé de Marceau Pivert du mois dernier sur la Communauté européenne et le réarmement allemand : tant que les Russes occupent l’Allemagne orientale, leur position stratégique est forte : on ne voit pas pourquoi ils la lâcheraient sans contre-partie, et quoi leur offrir en échange ? Après le réarmement allemand, l’hypothèse d’une alliance russo-allemande reste une menace réelle.

QUELQUES CONCLUSIONS ACTUELLES,
par MANES SPERBER

Le nom même du Cercle Zimmerwald, les évènements de Berlin, tout cela réveille en chacun de nous des sentiments de jeunesse auxquels nous restons attachés. Quels sont les faits nouveaux, à la lumière desquels on peut interpréter le devenir des classes ouvrières et des nations ?

Il est bien évident que la perspective marxiste a subi un échec en 1914 : les frontières de classes se sont avérées moins efficaces que les frontières nationales. La « trahison » des chefs du mouvement ouvrier, qui a été un de nos slogans, doit être remisée au second plan ; c’est une théorie antimarxiste, liée à une conception policière de l’histoire. De même l’hypothèse d’une « aristocratie ouvrière », en Occident, détachée des masses et trahissant avec les chefs. Qu’est-ce alors que la mission historique d’une classe, égarée à ce point par ses chefs ? Que devient dans tout cela le déterminisme économique qui devait la faire accéder au pouvoir ?

Certes l’après-guerre de 1918, les révolutions en Russie et dans les pays vaincus ont pu nous faire espérer un redressement ouvrier, sous des formes diverses. Mais depuis, nous n’avons vécu que des défaites, plus ou moins inglorieuses. Nous savons que des défaites successives peuvent se muer à la longue en victoire, que la plus grande victoire (celle de la révolution russe) peut se muer rapidement en une lourde défaite. Mais où est vraiment dans tout cela le rôle d’avant-garde d’une classe appelée à transformer le monde ?

La seconde guerre mondiale n’a montré nulle part une classe ouvrière apte à remplir sa mission historique. Les partis communistes, se réclamant du prolétariat en principe, n’ont réussi à mouvoir de grosses masses humaines qu’en faisant appel à des slogans ultra-nationalistes.

Manès Sperber pense donc qu’on doit considérer les événements de Berlin-Est à la lumière de ces échecs constants. Là encore la solidarité internationale de classe a fait faillite : Nous étions absents ; pas un geste efficace de solidarité, pas un seul camion de vivres pour les insurgés de la part des organisations ouvrières libres d’Occident : les colis vinrent du gouvernement américain ! Tout en sachant bien que l’ouvrier, comme tout homme, a comme souci matériel immédiat de vivre et de faire vivre les siens en face d’un événement de cette importance, s’il y avait eu quelque part la moindre maturité politique, la nécessité et les moyens d’aider Berlin-Est se seraient exprimés.

Sans vouloir idéaliser la classe ouvrière allemande, il y eut, même sous Hitler. même sous un apparent silence de plomb, des « cadres » spontanés dirigeants la pensée de leurs compagnons de travail, dans chaque grande usine. Or, après l’arrivée des Russes, ces cadres sont devenus les managers et les directeurs du nouveau régime. Même sous l’ignominie stalinienne le problème du renouvellement des cadres s’est posé, obscurci par une frénésie de mensonge et de calomnie. « Alors, une simple cuisinière pourra diriger l’État », disait Lénine. Oui, s’il n’y a plus d’État. En attendant, même après une « vraie » révolution, le renouvellement des cadres reste la tâche première.

Pour revenir à l’Allemagne de l’Est, c’est une histoire de « norme » qui a tout déclenché, le nouveau régime affirmant qu’on ne peut faire grève contre soi-même, puisque le prolétariat est censé être au pouvoir, et avoir besoin d’une production accrue. La révolte fut bien une révolte ouvrière, comme en témoigne la carte géographique des événements, dressée par « Der Monat » : les grands centres de populations ont été les centres du combat. Le caractère de révolte nationale est venu ensuite, et c’est très naturel : les questions nationales, paysannes, de minorités sont moins résolues qu’il y a cent ans. Comment peut-on imaginer que cette révolte socialiste de Berlin-Est ne se soit pas développée dans un contexte national et social particulier, alors que le pays est coupé en deux, des provinces allemandes entières annexées, sans une seule protestation des autres classes ouvrières d’Occident ? Ce n’est pas en niant les problèmes nationaux qu’on les dépasse.

S’il existait un internationalisme prolétarien, si tous les ouvriers du monde s’étaient intéressés à eux, les ouvriers de Berlin-Est auraient eu une autre optique. On a rejeté ces ouvriers dans une « lutte de quartier » : même Berlin-Ouest n’a rien fait. En cas d’élections libres, dans toute l’Allemagne orientale, la grande majorité de ces ouvriers en révolte voterait Adenauer et non social-démocrate.

Un autre problème non résolu de toute révolution (car la révolte de juin aurait pu être le prélude d’une révolution : les révolutions ne se produisent jamais en un lieu et au moment prévu par les stratèges du mouvement ouvrier : elles éclatent soudainement en un point affaibli et se développent spontanément avec une extrême rapidité lorsque la situation est « mûre »), un problème non résolu, c’est celui du but d’une révolution victorieuse. Tout ce qu’on sait, jusqu’à présent, du socialisme c’est qu’il consiste à instaurer la dictature des cadres, à créer une bureaucratie aliénée de la classe ouvrière. Comment résoudre autrement la conquête du pouvoir ?

Un dernier fait mériterait d’être étudié : celui des rapports des événements de Berlin avec les grandes grèves d’août dernier en France, où la paralysie des transports et des P.T.T. n’a pas mis un instant en danger l’ordre établi.

DISCUSSION

De nombreux camarades y prirent part, essayant de repenser les problèmes évoqués par Manès Sperber et Bruno, de préciser les faits fournis par Benno Sarel.

Aucun des orateurs ne peut donner de précision sur le nombre des victimes des Journées de Juin et nous dire comment aider des emprisonnés, dont les noms même sont tenus secrets. Toutefois, si le nombre officiel des morts est de 21 (d’après la presse soviétisée), on peut avancer sans excès le chiffre d’une centaine, peut-être plus : aucune statistique n’existe.

Parmi les multiples interventions, retenons celle de Chambelland. S’appuyant sur les précédents historiques de juin 48 et de leurs répercussions sur la Commune de Paris, il considère que les journées allemandes de juin dernier sont pour nous réconfortantes, malgré tout ; ces mouvements souterrains que nulle tyrannie ne peut arrêter à temps sont le plus sûr garant de nos espoirs de demain. Quant au problème fondamental de l’organisation d’une révolution vraiment victorieuse, il nous intéresse tous ; sans pouvoir le résoudre dans l’abstrait, on peut avancer avec certitude qu’il faut, sous tout régime (aussi sympathique qu’il paraisse), une opposition libre : celle des syndicats semblant la plus efficace, l’autonomie syndicale des producteurs est le meilleur garant de nos libertés ; « Tout le pouvoir aux syndicats » est un mot d’ordre dangereux : il nous faut des syndicats libres à côté du pouvoir. Le mouvement syndical assure le « relais » des générations ; la classe ouvrière, comme les autres couches de la société, change toujours par l’adjonction de jeunes générations dont bien malin qui pourrait prévoir les réactions élémentaires ; une révolution ne vient jamais comme l’attendent les révolutionnaires : les « vieux » assurent le relais, mais ne commandent pas l’événement inattendu.

A Monatte, qui lui rappelle l’isolement géographique de la Commune de Paris, Manès Sperber reconnaît que les Journées de Juin à Berlin-Est sont l’événement le plus positif des trente dernières années. Le bilan négatif est pour nous qui n’avons rien fait pour aider les ouvriers berlinois.

La preuve est faite qu’une révolte est possible contre un régime totalitaire en phase d’affaiblissement, qu’elle peut être dirigée par la classe ouvrière (alors que les bourgeois louvoient avec le régime), surtout si cette classe a un passé historique (tous les efforts d’un siècle d’organisation ouvrière n’ont donc pas été vains. M. S. pense même que l’intervention des tanks occidentaux en Juin n’aurait pas déclenché une nouvelle guerre, les Russes ayant trop de difficultés intérieures à résoudre. Il est donc optimiste quant à la technique de prise du pouvoir par le prolétariat. C’est après la victoire qu’il devient plus sceptique quant à la capacité de gestion de la classe ouvrière. Il faudrait publier une brochure sur les événements de juin 53 : qui d’entre nous s’en chargera ?

Benno Sarel et Bruno insistent aussi sur le côté positif des Journées de Juin et sur la nécessité d’établir le programme d’un mouvement socialiste démocratique victorieux.

En conclusion, les événements de l’Allemagne de l’Est, comme ceux de Tchécoslovaquie, sont les prémices d’une grande action, mais pas encore la grande action elle-même. Ils prouvent que les classes ouvrières évoluées ne peuvent être digérées par le système soi-disant soviétique. Muglioni, Marceau Pivert, Barton et Chambelland, en particulier. expriment l’opinion que c’est surtout après une victoire ouvrière authentique que les vrais problèmes se posent.

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