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J’ai choisi la liberté : Un livre maudit !

Article signé Un Russe hérétique paru dans La Révolution prolétarienne, 16e année, n° 4 (305), juillet 1947, p. 1-4

Il s’agit de « J’ai choisi la liberté », de V.-A. Kravchenko. C’est simplement un témoignage sur la Russie actuelle et aussi sur les années qui ont amené cette Russie à devenir ce qu’elle est. Il ne faut pas se laisser arrêter par la lourdeur, les gaucheries, les redites, pas plus que par les maladresses voulues d’une traduction intentionnellement trop fidèle (et qui aussi, parfois, méconnaît, il faut bien l’avouer, quelques termes français de l’histoire des luttes ouvrières). Mais celui qui a un peu d’âme ne remarquera pas ces bavures en présence des angoisses que soulève la déposition de Kravchenko et qui est essentielle en ceci : aujourd’hui, sur le sixième du globe terrestre, dans l’Empire russe restauré, le travail forcé, le bagne dans son sens le plus direct est appliqué à des dizaines de millions d’hommes et de femmes et à des millions d’enfants.

Kravchenko montre par des tableaux, partiels d’abord, au fur et à mesure qu’il les aperçoit dans sa vie, les immenses camps de concentration qui constituent un attribut, un fondement permanent régulier, essentiel de l’industrie russe. C’est dans les usines de Nikopol et de Taganrog qu’il se heurta, d’abord, aux milliers d’ouvriers et de paysans « concentrationnaires » qu’il côtoya dans les usines qu’il dirigeait. C’est à Pervoouralsk qu’il présente toute une immense région industrialisée en grande partie par des esclaves appartenant à l’État-patron. C’est dans des chapitres atroces qu’il évoque la vie de ces hommes devenus des robots dans les tourbières et dans une usine souterraine située pas loin de Moscou, près de Podolsk, et appartenant au Commissariat des Munitions.

Kravchenko dédie cette description aux Américains qui « s’extasient sur les merveilles du communisme soviétique ». Puisse-t-elle tomber sous les yeux de Léon Blum qui, dans sa préface à « l’Ère des organisateurs », de Burnham, dit son espoir dans la démocratisation des « managers » de l’État-patron en général et du régime russe en particulier. Puissent ces traits être sus des philosophes modernes comme Simone de Beauvoir, justifient le meurtre d’une centaine d’oppositionnels parce qu’ « il s’agit de maintenir un régime qui apporte à une immense masse d’hommes une amélioration de leur sort ».

Voici ce sort :

« Désireux de jeter un coup d’œil sur les prisonniers qui se rendaient à leur travail, je me levai de bonne heure. Une pluie froide tombait. Un peu après six heures, je vis arriver un contingent d’environ quatre cents prisonniers des deux sexes ; ils marchaient en colonne par dix, sous bonne garde, et se dirigeaient vers les ateliers secrets.

» Il y avait des années que je voyais des malheureux de cet acabit et je ne pensais pas qu’il m’était réservé de contempler un jour des créatures d’un aspect plus tragique encore que celles que j’avais vues dans l’Oural ou en Sibérie. L’horreur avait ici quelque chose de proprement diabolique et dépassait tout ce qu’on pouvait imaginer. Les visages exsangues et d’une horrible coureur jaunâtre des détenus ressemblaient à des masques mortuaires. On eût dit des cadavres ambulants, empoisonnés par les produits chimiques qu’ils manipulaient dans leur affreux purgatoire souterrain.

» Parmi eux, il y avait des hommes et des femmes qui pouvaient bien avoir cinquante ans et plus, mais aussi des jeunes ayant à peine dépassé leur vingtième année. Ils allaient dans un silence accablé, comme des automates, sans regarder autour d’eux, ils étaient vêtus d’une façon effarante. Plusieurs d’entre eux portaient des galoches de caoutchouc attachées avec des ficelles, d’autres avaient les pieds enveloppés de chiffons. Certains étaient affublés de vêtements de paysans, quelques femmes portaient des manteaux d’astrakan déchirés et je reconnus sur certains prisonniers les vestiges de vêtements de bonne qualité et de provenance étrangère. Au moment où la sinistre colonne passait devant l’immeuble d’où je l’observais, une femme s’affaissa soudain. Deux gardes la tirèrent hors des rangs, mais pas un des prisonniers n’eut l’air de s’en apercevoir. Toute sympathie, toute réaction humaines étaient mortes en eux… »

Mais peut-être des hommes de bonne foi se demanderont-ils s’il ne s’agit pas là de situations exceptionnelles, de faits atroces mais isolés. Jusque dans les milieux ouvriers les plus sincères, des hommes ont cru voir à être ainsi persécutés en Russie uniquement une minorité de mécontents, minorité qui serait très restreinte. Or, il est impossible à tout esprit se refusant au parti pris de ne pas apercevoir le caractère d’extension, de tendance vers la généralisation du travail forcé qui s’affirme en Russie.

Voici les données de Kravchenko quant à la masse humaine qui est l’objet de ce travail forcé :

« D’autres contingents, arrivant de différentes directions, se rendaient à l’enfer souterrain. Ils venaient des colonies du N.K.V.D. cachées au loin, dans les forêts, à plusieurs kilomètres de distance. Le soir, je vis une colonne deux fois plus longue que celle du matin qui pataugeait dans la boue et sous la pluie, en route pour le travail de nuit.

» Je ne fus pas autorisé à descendre sous terre et, en vérité, je n’en avais guère envie, mais les conversations que j’eus pendant les deux journées que je passai là me permirent de me faite une idée assez précise de toute la misère qui régnait dans cet endroit. L’usine souterraine était mal aérée, ayant été construite en plein affolement et sans qu’on se souciât le moins du monde de la santé des ouvriers. Après quelques semaines passées à respirer ses vapeurs nocives et sa puanteur, l’organisme humain était empoisonné à jamais. Le taux de la mortalité était extrêmement élevé. L’usine consommait la « matière humaine » presque aussi vite que les matières premières qu’elle transformait.

» Le directeur de l’entreprise était un communiste au visage rébarbatif qui portait sur sa tunique je ne sais quel ordre et toute une rangée de décorations. Lorsque j’en vins à l’interroger sur ses ouvriers, il me regarda d’une façon étrange, comme si je lui eusse demandé des nouvelles d’un lot de mules destinées à l’équarrissage ».

» Qu’elle plaise ou non, telle est la vérité. Les usines évacuées, les agrandissements des usines de Sibérie et de l’Oural, les usines nouvelles produisaient de plus en plus de matériel de guerre, mais, dans la plupart de ces entreprises, les cadres indispensables étaient fournis par le travail forcé. Les étrangers qui s’obstinent à voir dans la victoire finale de la Russie une preuve du « succès du système soviétique » seraient plus près de la vérité s’ils glorifiaient le succès remporté par une vaste entreprise d’esclavage exploitée par l’État.

» Au fur et à mesure que le service armé nous prenait des travailleurs libres, notre industrie dépendait de plus en plus des immenses armées de prisonniers dont les arrestations effectuées depuis la guerre avaient ainsi considérablement accru les effectifs. Dans les milieux officiels, on estimait ces derniers à vingt millions. Mais ce chiffre ne comprenait pas les garçons et les filles de 14 à 16 ans que l’on avait expédiés dans des régions où le manque de main-d’œuvre se faisait le plus sentir.

» L’industrie de l’U.R.S.S., tout comme celle de l’Allemagne, reposait avant tout sur le travail forcé. La principale différence entre les deux pays, c’est que Berchtesgaden réduisait en esclavage les étrangers qu’il avait vaincus, tandis que le Kremlin, lui, traitait ses propres citoyens comme autant d’esclaves…

» Le premier décret concernent la mobilisation des enfants fut pris en octobre 1940. Il prévoyait l’enrôlement immédiat de 800.000 à un million d’enfants des villes et des campagnes, âgés de quatorze à dix-sept ans, en vue de leur apprentissage industriel…

» En 1943, le nombre des enfants soumis au travail obligatoire fut porté à deux millions par an. Les scènes de séparation déchirantes où on voyait les petits malheureux pleurer et se débattre pour ne pas partir, tandis que leurs parents sanglotaient et se lamentaient, devinrent de plus en plus fréquentes dans notre pays torturé. Les jeunes recrues portaient l’uniforme et couchaient dans les baraquements ; soumises à une stricte discipline militaire, elles partageaient leur temps entre le travail, l’étude et l’éducation physique ; tout ce programme était calculé pour faire des enfants des serviteurs dociles — voire fanatiques — du super-État soviétique.

» Leur « éducation » politique tenait naturellement la première place dans les préoccupations du gouvernement…

» Si l’on continue à pratiquer ce système de conscription industrielle des enfants — et tout donne à penser que l’on continuera — l’État soviétique devrait avoir à sa disposition, en 1960, trente à quarante millions de travailleurs, formés selon cette méthode régimentaire, qui constitueront une nouvelle couche de « prolétaires ». Les influences familiales et les influences intellectuelles, condamnées par les autorités soviétiques, seront ainsi réduites au minimum…

» A ce corps civique soigneusement constitué viendront s’ajouter quelque vingt millions de prisonniers du N.K.V.D. soumis au travail forcé ainsi que l’immense armée permanente des soldats et des officiers de carrière, dressés depuis l’enfance, selon les méthodes staliniennes, à défendre le régime soviétique — tout cela sans préjudice de l’armée régulière et de ses réserves ».


Le livre de Kravchenko déchire le « rideau de fer », cette besogne est primordiale. Que d’hommes restent encore trompés par la « désinformation » stalinienne ! Comment s’en étonner ? Nous savons que des doutes se sont élevés jusque parmi nous, au moment de la collectivisation des terres où, un instant, sincèrement la question de la Révolution russe, repartant à nouveau, fut posée. Or, à cette époque, voilà ce qui se passait en Russie :

« Sur le champ de bataille, on meurt vite : on a au moins la possibilité de se défendre, on est soutenu, enfin, par l’esprit de corps et par le sentiment du devoir. Dans ce village terrassé par la famine, au contraire, les gens mouraient lentement, hideusement, à petit feu, dans la solitude la plus complète et sans même avoir la consolation de se sacrifier pour une grande cause. Il avait suffi d’une décision de politiciens, arrêtée dans une capitale lointaine, devant le tapis vert d’une conférence ou la table bien garnie d’un banquet, pour transformer tous ces pauvres gens en de véritables animaux pris au piège que l’on laissait mourir de faim, chacun dans son coin.

» Le plus effrayant spectacle, c’était celui qu’offraient les petits enfants, avec leurs membres d’une maigreur squelettique, et leurs ventres boursoufflés et gros comme des ballons. La famine avait dépouillé leurs petits visages de la moindre trace de jeunesse et leur avait imprimé d’affreux rictus de gargouilles, seuls, leurs yeux conservaient encore quelque chose de la naïveté de l’enfance. Partout, dans le village, nous nous heurtions à des hommes et des femmes qui gisaient sans mouvement, le corps et le visage atrocement marqués par la faim, le regard vide…

» Après avoir frappé plusieurs fois à une maison sans obtenir de réponse, je poussai la porte et entrai, plein d’appréhension ; traversant un étroit couloir, je pénétrai dans l’unique pièce du pauvre logis. Mon regard fut d’abord attiré par la flamme d’une veilleuse qui brûlait devant une icône, au-dessus d’un grand lit, puis j’aperçus, étendu sur ce même lit, le corps d’une femme dans la force de l’âge, les mains croisées sur la poitrine et le buste couvert d’une blouse ukrainienne à dessins brodés. Au pied du lit, se tenaient une femme et deux enfants, un garçon de onze ans à peu près et une fillette d’une dizaine d’années ; tous deux pleuraient à grosses larmes, en répétant, avec l’intonation monotone des paysans : « Maman ! Chère petite maman ! »… C’est alors qu’en promenant les yeux autour de moi, je découvris un homme ou corps inerte et gonflé, allongé sur une planche placée au-dessus du gros poêle.

» Ce qui contribuait à faire de ce tableau une véritable scène de cauchemar, ce n’était pas tellement la morte sur son lit, mais surtout l’aspect qu’offraient les quatre personnes vivantes enfermées dans la pièce. Les jambes de la vieille femme étaient incroyablement enflées, quant à l’homme et aux deux enfants, ils avaient visiblement atteint le dernier stade de l’inanition. Il ne me restait plus qu’à me retirer en hôte, tout en maudissant ma curiosité…

» Tandis que nous reprenions notre marche à travers le village Iuri et moi, l’extraordinaire silence qui l’enveloppait nous frappa de nouveau. Nous venions de déboucher sur un vaste espace découvert qui avait dû être naguère la place du marché, quand Iuri me prit le bras et me le serra au point de me faire mal : devant nous, sur le sol, gisaient des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, à peine recouverts d’une légère couche de menue paille. J’en comptai dix-sept… Sur ces entrefaites, une voiture arriva, sur laquelle deux hommes se mirent à entasser les cadavres comme ils l’eussent fait pour des bûches. »

Et, enfin, cet épilogue :

« Lorsqu’on commença à livrer les grains de la nouvelle récolte au hangar proche de la gare, je fis une découverte qui me laissa tremblant d’horreur : dissimulés dans le mur de briques de ce hangar, il y avait des milliers de poids de grains provenant de la récolte précédente ! C’étaient les réserves d’État pour le district, constituées sur l’ordre du gouvernement et dont les autorités avaient caché jusqu’à l’existence aux populations accablées par la famine ! Des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants étaient morts de faim dans les villages, devant ce monceau de grains entasses à leurs portes…

» Par la suite, j’appris que le gouvernement, dans beaucoup d’endroits, avait accumulé ainsi d’énormes réserves, alors même que les paysans de la région mouraient de faim. Quelles étaient les raisons de cette politique ? C’est ce que le Politburo de Staline aurait seul pu nous dire — et il ne le fit jamais. »


Une objection peut surgir dans l’esprit des lecteurs : faut-il croire ce que dit Kravchenko ? Qui est cet homme ?

L’argument est de poids. En général, quand un témoignage est apporté sur un bagne par un forçat (et la Russie devient de plus en plus un bagne aux mille succursales), pour le vérifier, il est impossible de soulever le rideau de fer, d’aller voir sur place ou de juger sur pièces. Mais les faits cités par Kravchenko sont relatés dans les mêmes termes par des centaines de témoins : par exemple, les juifs d’origine polonaise qui ont été autorisés à quitter la Russie en 1945-1946 (à des fins politiques assez mystérieuses) et qui se sont empressés d’abandonner le paradis communiste ; ils répètent presque exactement ce que relatent des centaines de soldats polonais emmenés en captivité par les staliniens en 1939 (lors du pacte Hitler-Staline) et libérés après l’accord Sikorsky pour aller combattre en Occident.

Néanmoins, la valeur personnelle du témoin dans les témoignages sur la Russie, précisément à cause du secret organisé par le gouvernement russe, éliminant toute possibilité d’un contrôle impartial, acquiert une très grande importance.

Le livre de Kravchenko donne un maximum d’éclaircissements à ce sujet c’est l’ « Autour d’une vie » d’un communiste russe, né au cours des dernières années de l’ancien régime ; ainsi, se trouvent décrites à travers tous les aspects de l’existence individuelle trente années de la vie russe, depuis la naissance de la Révolution jusqu’à l’étouffement progressif de celle-ci.

Il est particulièrement important de noter la haine du tsarisme formée chez Kravchenko au cours de l’enfance (le père était ouvrier socialiste sans parti, un bagnard politique qui, en régime stalinien, refusa de parvenir au détriment de ses frères) cette haine subsiste vivace et reçoit même un éclat nouveau étant donné la résurrection de l’Empire russe, il apparaît (comme me le faisait remarquer un Français après avoir lu les remarquables vues prophétiques du marquis de Custine exposées dans ses lettres sur la Russie, datées d’il y a cent ans), il apparaît de plus en plus que les bolcheviks ont surtout contribué à la toute dernière phase de la lutte antitsariste menée pendant des décades et des siècles par les décembristes, la « Volonté du peuple », les anarchistes, les socialistes révolutionnaires, les différents mouvements des peuples dominés par la Russie, par les sociaux-démocrates (dont les bolcheviks n’étaient qu’un rameau) ; certes, cette dernière étape, ils l’ont franchie avec grandeur, vigueur, esprit de sacrifice ; mais presque aussitôt, dès les derniers mois de la guerre civile les bolcheviks, devenant staliniens, se sont attelés à reconstruire un nouvel impérialisme russe, mais étayé, cette fois-ci, sur une industrialisation forcenée, armé de toutes les conquêtes de la science moderne, axées sur l’utilisation impitoyable d’un énorme conglomérat humain, traité comme un minerai inanimé, fondu par ses propres souffrances et que les nouveaux tyrans croient pouvoir, à volonté, couler dans les moules standardisés prévus par leurs plans ou faire déferler comme une nuée de sauterelles sur l’Europe occidentale, l’Asie, et, plus tard, si possible, même sur l’Amérique.

Kravchenko, héritier de la vieille haine des anti-tsaristes, ne put se résoudre à jouir en paix des privilèges acquis aux nouveaux autocrates. Il renoua la tradition des « voluptueux du renoncement », si puissante dans le passé révolutionnaire russe (ou du « Je ne puis me taire », cri de douleur), il n’a pas gardé de poire pour la soif, comme font tant de révolutionnaires importants de la plume et de la parole, devant l’immensité des souffrances de ceux d’en bas, il s’est souvenu de ce qu’on ne peut servir Dieu et Mammon ; et, quittant son poste de grand manager, il est devenu l’homme sans famille qui doit toujours s’attendre à être abattu par les agents du N.K.V.D. ; un homme qui a fait cela mérite d’être sinon cru, au moins entendu. (Déjà, dans le débat qui s’ouvre autour de ce livre, quelques objections ont cherché à présenter Kravchenko comme un habile préférant la vie de l’auteur connu, dans les États-Unis, à l’instabilité que créent dans la nouvelle bureaucratie russe les épurations périodiques. Mais il faut se souvenir de ce que Kravchenko se sépara des gouvernements russes dès mars 1944, à cette époque, la majorité de l’opinion américaine était tellement favorable à la puissance moscovite que les autorités russes tentèrent de le présenter comme un déserteur pour s’efforcer d’en obtenir l’extradition. Ainsi, un homme qui a dû envisager les risques d’une exécution sommaire en Amérique même ou d’être remis au gouvernement russe ne serait en réalité qu’un calculateur habile agissant par cupidité !)

Le problème central du livre est donc celui de l’ère nouvelle qui descend sur le monde et qui, déjà, enveloppe la Russie, celle du mépris de l’homme et de la sanctification de la production, celle des termites acceptant leur lot de « gratteurs » plus ou moins bien nourris (dans le « New Deal » de Roosevelt ou la « Piatiletka » de Staline) et celle des « managers » pensant à la place des humains.

Mais à côté de ce problème, le livre de Kravchenko force à se poser tant d’autres questions : plusieurs points d’histoire importants se trouvent éclairés : la stupeur que le pacte Hitler-Staline, en 1939, fit naître en Russie ; le désarmement moral et la désorganisation matérielle que créa l’effort du gouvernement russe pour exécuter son contrat avec Hitler ; la destruction de la légende qui se crée autour de la grandeur de Staline (légende qui prend toutes les nuances, depuis celle de lui attribuer des idées simples, mais saines, jusqu’à l’adoration de son génie). Staline est peint tel qu’il est : médiocre, cruel, mêlant l’erreur au crime, mais triomphant en fin de compte parce que correspondant ou mieux, parce qu’incarnant le sans scrupule d’une caste pénétrée du souci de l’égoïsme matériel immédiat obtenu en groupant et en distillant jusqu’à la dernière goutte le sang d’une masse historiquement préparée à la soumission , et, pourtant, le cliché du « Russe adorant son knout » est manifestement faux (la preuve d’ailleurs que cette soumission, il l’interrompt périodiquement au bout de quelques siècles par des contorsions titanesques, généreuses et admirables).

Entre ces convulsions révolutionnaires, des hommes s’affirment : très peu d’hommes. La galerie de Kravchenko nous dépeint ces « grains sous la neige » : l’ouvrier Kiriouchkine qui, seul, dans une assemblée, ne vote pas à main levée et qui, traqué par les dirigeants et par la masse elle-même, explique pourquoi il ne peut « volontairement » donner son acquiescement à un relèvement « stakhanoviste » de la cadence de son labeur. C’est Julia, femme d’un des plus grands manitous du parti, en Ukraine, qui vit entre les tapis et les cristaux que lui paie son mari, et qui ne peut oublier qu’elle est au pays du « golod » et du « kholod » (de la faim et du froid). (Expliquez cela, marxistes et matérialistes, heureusement que la vraie science connaît l’étroitesse de ses limites et se réserve quant aux événements « qui seront, sans doute, éternellement imprévisibles ».) Puis Julia, ayant connu Kravchenko encore étudiant pauvre à cette époque, l’ayant connu charnellement, mais ayant aussi par cette voie retrouvé la géhenne d’en bas, le jour qu’il faut perdre l’homme qu’elle aime, veut perdre aussi le « Mammon » qui la nourrit ; elle s’en va se fondre dans la mer humaine russe, maîtresse d’école entre quelques chaumières.

C’est enfin Eléna qui « donne son âme pour sauver ses amis » ; après des années d’hésitations, elle devient une moucharde du N.K.V.D. parce qu’elle a su que son père est mort, le corps écrasé sous les coups reçus pendant des heures dans une cave, parce qu’elle a vu son mari partir dans un camp de concentration de l’Oural, parce qu’après mille calvaires elle eut l’exceptionnelle chance de le voir et de l’entendre dire :

« Eléna, ma chérie, sauve-moi si tu peux, je t’en prie ! La vie ici est plus terrible qu’on ne peut l’imaginer au dehors, plus terrible encore que le plus affreux cauchemar. On nous traite comme des bêtes. Chaque jour, les prisonniers meurent comme des mouches. On nous torture et on nous fait mourir de faim. Eléna, je t’en supplie, sauve-moi ! Je ne survivrai pas à une seconde année dans cet enfer ! »

Eléna rentra dans sa ville natale et accepta de surveiller les ingénieurs étrangers travaillant en Russie pour exécuter les commandes faites aux firmes allemandes ou américaines. Mais la moucharde saigne en elle-même et c’est là le suprême refuge. Rester des hommes malgré la torture, la torture lente et graduelle de la vie en baraquement libre ou « concentré », malgré la torture aigüe de la privation du sommeil pendant des nuits et presque des semaines, sans parler des raffinements qu’il est simplement indigne de décrire. Limiter la déchéance, ne pas accepter le néant moral : voilà ce qui reste de possible, de réel, en Russie aujourd’hui, dans le monde demain. Savoir que c’est là le lot de quelques très rares élus et tendre désespérément à en être. C’est là ce qui subsiste de réel : tout le reste des doctrines et des thèses, est pulvérisé.

L’ « Ère nouvelle » nous demande plus, dit le livre de Kravchenko : en Russie, ce qui n’est pas obtenu par la torture sur le patient lui-même est extrait en torturant les siens, cela s’appelle « la responsabilité collective ». C’est le fils qui paie pour le père c’est la mère qui paie pour la fille. Et maint homme digne de ce nom s’écroule à la vue du tourment infligé à un être cher et qui n’a lui aucun roc moral pour le soutenir.


Mais là ne s’arrête pas le bouleversement que nous apporte Kravchenko. Il faut aller jusqu’au fond du calice.

Le nouveau tsarisme universel sera appuyé ici, en France (il ne faut pas mentir), par le prolétariat. Oui, c’est le prolétariat qui offre au parti communiste une forte minorité de centaines de milliers d’individus forts, actifs, dévoués ; ceux-là savent vaguement que ce que dit Kravchenko est vrai, mais ils se refusent à y penser ; ils essaient de murmurer qu’ici le communisme ne sera pas le même ; n’empêche, le jour où un ordre de haut-parleur ou un bout de carton passé à l’atelier ordonne une grève ou une manifestation, les prolétaires français obéissent comme les Russes.

A côté des « encartés », il y a les sympathisants, les ménagères « parce que le mien en est, du parti », les intellectuels, heureux de se faire flageller, mais juste sur la scène et avec les trémolos d’usage. Puis la grosse masse d’appui qui est à l’affût des données du pari mutuel, du communiqué du Tour de France, qui ouvertement dit qu’elle se « fout de tout » et part le dimanche pécher à la ligne et bâcher son jardinet ; mais le jour où il faut faire grève pour la « rallonge », cette masse se réveille. Les communistes lui promettent la lune pour demain et la masse ouvrière, aujourd’hui, marche, consciemment en ce qui concerne une minorité, semi-consciemment en ce qui concerne sa plus grande part pour installer en France un régime analogue à l’autocratie russe et qui sera une filiale de cette autocratie.

C’est là une vérité dite non par lassitude et découragement, mais par besoin de clarté ; elle ne peut être tue au nom de la fidélité aux principes du syndicalisme. Les hommes de la C.G.T. de 1906 ne pouvaient pas prévoir, à presque un demi-siècle de distance, la corruption cérébrale que le machinisme créerait dans le prolétariat : ils ont cru que la lutte pour les salaires serait une école de fraternité et de dignité conduisant au désir de réaliser « la capacité » de la classe ouvrière. Les faits sont là : les prolétaires français (et sans doute ceux de l’Europe occidentale, je ne parle pas des Russes, enchaînés et des Américains que je ne connais pas assez) ne s’éveillent qu’en face des questions matérielles.

Mais le syndicalisme de 1906 nous a apporté autre chose que cette manifestation superficielle de la bataille pour la vente de la main-d’œuvre : il a été une phase du combat de l’homme écrasé qui ne voulait pas être un objet ; le syndicalisme de 1906 tenait autant à la liberté qu’au bien-être.

Aussi, c’est encore lui être fidèle que de se dresser en face du prolétariat et, quitte à être piétiné et étripé par lui, lui montrer, à lui encore, la fondrière vers laquelle il s’élance tête baissée.

Sommes-nous capables d’être ces hommes-signaux avertisseurs ? Sommes-nous prêts à « encaisser » : pas seulement des coups et des insultes occasionnels, pas même la mort à grand tralala contre un mur dans la rue ou le corps labouré dans une cave, et cela par les siens ? Sommes-nous (nous tous, y compris, bien entendu, le signataire de ces lignes) prêts à perdre nos chères habitudes, le dîner à heure faxe, la promenade dominicale, sommes-nous prêts à affronter « la soupe à la grimace » dans la vie familiale, sommes-nous prêts à laisser nos enfants à eux-mêmes, parce que la tâche des « alerteurs » est jalouse et absorbante ?

Qui sait ? Mais ceux qui auront lu Kravchenko et retomberont dans notre somnolence (inquiète et douloureuse, mais somnolence tout de même) sentiront pour toujours, dans leur pensée, bourdonner la rengaine des concentrationnaires russes mugissant dans leur avilissement :

Celui qui n’y a pas été, il y viendra,
Celui qui y est passé, n’oubliera pas.

Sans doute, pour être tranquilles, après une pareille présentation du livre, nombreux seront ceux qui ne liront pas « J’ai choisi la liberté », mais ceux-là auront connu au moins, eux aussi, ce « premier avertissement sans frais ».

UN RUSSE HERETIQUE.

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