Article de François Rouleau paru dans Lutte ouvrière, n° 690, 22 août 1981, p. 8
Le 15 août, des milliers de manifestants ont envahi les rues de Liverpool pour exiger la démission du chef de la police locale, Kenneth Oxford, individu notoirement réactionnaire et raciste. Cette manifestation était organisée par le comité de défense de Liverpool 8 (nom officiel du quartier de Toxteth où se sont déroulées les émeutes du début juillet) qui regroupe des représentants des organisations communautaires indiennes et jamaïcaines ainsi qu’un certain nombre de militants syndicalistes ou membres de la gauche travailliste. Mais pour la première fois depuis le début des émeutes, elle avait reçu le soutien officiel du Parti Travailliste et de plusieurs syndicats.
C’est sans doute ce soutien officiel qui explique le choix des forces de l’ordre — plus de 3 000 policiers étaient mobilisés pour protéger le centre-ville — de ne pas attaquer de front la manifestation. C’est sur la fin seulement, alors que les manifestants se dispersaient, que la police s’est montrée, provoquant aussitôt une émeute dans les rangs des manifestants qui n’ont pas attendu d’être attaqués. Les affrontements ont duré une bonne partie de la nuit, faisant de nombreux blessés dans les deux camps, en particulier autour de l’un des commissariats de Liverpool qui dut faire face à un siège en règle pendant plusieurs heures.
Les manifestants de Liverpool ont ainsi apporté un démenti cinglant à Margaret Thatcher qui, il y a trois semaines, se félicitait de ce que l’Angleterre avait « enfin retrouvé sa dignité » et en attribuait le mérite aux forces de police. Mais c’était enterrer un peu vite la colère des dizaines de milliers de jeunes qui s’étaient affrontés à la police au cours des premières semaines de juillet.
En fait, s’il est vrai que les grandes villes britanniques n’ont plus connu d’émeutes atteignant l’ampleur de celles du début juillet, les quartiers ouvriers ont continué à être le théâtre d’innombrables escarmouches, isolées mais quotidiennes, opposant des jeunes aux forces de police. L’étincelle est à peu près toujours la même : l’intervention intempestive d’une patrouille de police dans des affaires qui, de l’avis général, ne concernent que les habitants. Parfois cela se limite à une poignée de jeunes qui prennent la fuite avant l’arrivée des renforts policiers. D’autres fois, comme à Sheffield le 15 août, ce sont des centaines de jeunes qui s’attaquent avec tous les projectiles dont ils peuvent disposer, à des forces de police nombreuses et bien armées. Et la situation en est arrivée au point que dans des villes comme Liverpool ou Manchester, la police ne circule plus guère dans les quartiers pauvres autrement qu’en véhicules blindés, car les voitures banalisées sont maintenant considérées trop vulnérables.
Il est un fait que la police a réussi à faire contre elle l’unanimité des jeunes des quartiers ouvriers. Il y a eu, au lendemain des émeutes de juillet, le raid policier de Brixton, dans la banlieue de Londres, au cours duquel une horde de policiers hystériques ont mis à sac une dizaine d’habitations sous le prétexte, démenti par la suite, de chercher de la drogue. Il y a eu l’affaire du gaz CS qui a révélé que dans deux villes au moins, les responsables de la police avaient donné l’ordre de tirer dans la foule des cartouches de ce gaz vomitif qui étaient normalement prévues pour transpercer des murs de ciment à l’occasion de hold-up avec prise d’otages, faisant plusieurs blessés graves dans les rangs des manifestants. Il y a eu aussi la nouvelle tactique anti-émeute inaugurée à Liverpool qui consiste à lancer des véhicules lourds à pleine vitesse contre les manifestants, tactique qui a déjà causé la mort d’un passant, un jeune handicapé de 22 ans qui n’a pas pu se garer à temps.
Et encore faut-il ajouter les incertitudes qui pèsent sur le sort des centaines de jeunes — et peut-être sont-ils beaucoup plus nombreux ? arrêtés depuis le début des émeutes, qui sont toujours en détention provisoire en attendant que les magistrats trouvent le temps de les juger. Ce que l’on sait, c’est que les prisons sont surchargées, au point qu’une prison comme celle de Brixton contient 1 200 détenus alors qu’elle est prévue pour en accueillir 800, et que 360 condamnés de droit commun ont dû être transférés dans un camp militaire reconverti en prison. Ce qu’on connaît également, ce sont les informations transmises clandestinement à la presse par 84 émeutiers enfermés à la prison de Pentonville à Londres, qui protestent contre les conditions de détention et en particulier contre le fait qu’on leur impose de rester au minimum 21 heures par jour dans leurs cellules. Mais pour le reste, et en particulier en ce qui concerne le nombre de détenus et les condamnations qui ont été prononcées, les autorités conservent un mutisme total.
Tout cela n’a fait que renforcer la haine des jeunes contre la police, haine qui vient encore de se manifester à Liverpool.
Sans doute les politiciens de tous bords qui, gouvernement en tête, réclament un renforcement de la répression, espèrent-ils exorciser la menace que fait peser sur leur tête toute une jeunesse en révolte. Mais ce n’est pas avec des incantations qu’on peut effacer les rancœurs accumulées, l’humiliation du chômage, la misère des taudis ou les exactions policières. La situation sociale est et restera explosive en Angleterre, et les cris effarouchés des possédants et de leurs représentants n’y changeront rien, parce qu’un système qui n’est plus capable d’offrir autre chose à sa jeunesse, c’est-à-dire à ses propres forces vives, que la répression et le chômage, est un système en faillite.
François ROULEAU