Textes parus dans I.R.L. Informations et réflexions libertaires., n° 86, automne 1990, p. 3
Maux en venin !
Vous avez voulu que vos marchandises soient désirables. Elles l’ont été au-delà de toutes vos espérances. Vous avez (nous avons) élaboré (ou laissé s’élaborer) une société dont le moteur serait l’envie, l’envie de posséder.
Posséder. Avoir. Faute de pouvoir être. Parce que exister, cela signifierait qu’on n’a plus besoin des oripeaux de la possession et du pouvoir sur autrui, et que le seul pouvoir réel serait enfin celui sur soi-même et sa propre vie.
Dans cette logique, une belle moto vaut mieux que la vie : lorsqu’on se lance à plus de cent à l’heure dans une rue de banlieue, on sait bien que, même si aucune voiture de flics ne se met volontairement en travers, on risque de rencontrer une autre voiture, un arbre, ou tout autre obstacle mortel… Et cela a si peu d’importance, lorsque sa vie est quotidiennement niée par l’humiliation et le mépris dont on est, même pas la victime, mais l’objet.
Une société peut se nourrir de contradictions, à condition que celles-ci puissent se résoudre dialectiquement. On peut ériger la possession en valeur absolue, et en exclure le plus grand nombre, à condition que chacun des membres de cette majorité ait l’illusion qu’individuellement, il pourrait un jour s’en échapper et accéder à la possession. Mais lorsqu’une minorité, si petite soit-elle (et elle n’est peut-être pas si petite que ça) est d’emblée exclue de tout espoir d’accéder jamais à ces biens qui lui sont présentés comme seuls aptes à constituer une personne, la contradiction devient insoluble. Il ne s’agit plus alors de ravalements de façades ou de dialogues illusoires, ni de réformes ou d’adaptation. Une contradiction fondamentale reste fondamentale, quels que soient les artifices qu’on invente pour la masquer.
Qu’on ne me prenne pas pour un pousse au crime. Je suis plutôt d’un naturel pacifique. J’aimerais que tout le monde s’aime et se respecte dans l’harmonie et la concorde. Je ne fais que constater. Quand une contradiction est insoluble, elle ne peut se résoudre que par un conflit qui élimine l’un des deux termes, ou qui modifie si radicalement les données du problème que ces contradictions n’aient plus lieu d’être.
Rêvons un peu. Ce serait un jour où toutes les grandes surfaces auraient été pillées. Les marchandises, jusque là inaccessibles et désirables, seraient, dès lors, rendues à leur condition réelle, celle de biens dérisoires dont on pourrait enfin jouer. Sur les ruines des marchandises ainsi désacralisées, que resterait-il d’autre que des hommes, des femmes, des enfants, des êtres humains, en somme qu’il serait alors possible, enfin, de rencontrer ?
Alain
Mots en vain ?
Lorsque j’accompagne à l’école ma fille Libera, 8 ans et demi, elle me répète souvent, et à voix basse, « maintenant, ne parle pas Italien ». Mais pourquoi, je lui demande ? Elle a honte. Elle ne veut pas se sentir « étrangère ». Elle ne veut pas que ses copines lui parlent de cette histoire de langue…
Et si la guerre entre armées n’avait pas lieu ? (notre ami Alain dirait que la guerre est déjà présente, assassine partout: Nord-Sud, Riches-Pauvres, ceux de Vaulx-en-Velin contre la marchandise). Néanmoins, contre toutes les guerres et contre toutes les armées est le seul slogan possible.
Les lycéens remettent ça. Et v’la des analyses sur la révolte justifiée. Il fallait que cela arrive ! Peut-être que certains parmi ces jeunes vont se rapprocher des idées libertaires… Au fait, combien restent-ils, de mai 68, de 72, de 86… ?
Geismar n’est pas un politicien vendu. De la « Gauche Prolétarienne » au sommet de la hiérarchie de l’Éducation Nationale, cela fait un petit saut de 20 ans. Pour mémoire, son ami Daniel est conseiller municipal à Francfort. Et, à propos de ce Rouge devenu Vert, je dois vous raconter qu’il y a un mois en discutant avec une anarchiste polonaise, elle m’a parlé de ce révolutionnaire qui avait subitement permis une révolution (Dany Cohn-Bendit)…, alors je lui ai dit ce qu’il était devenu aujourd’hui. Bouche bée.
Mais non, ma sœur, c’est normal. Il faut envisager l’avenir. L’instant et la révolution se marient souvent, comme les feux de forêts pendant l’été, avec ces incendiaires qui rêvent d’une fin du monde. Mais après ? Moi, je rêve ? Peut-être je ne rêve plus de voir ces lycéens d’octobre 1990 en fer de lance de nouvelles transformations sociales. Comme je ne me rêve pas dans une banlieue de Lyon ou de Rome, à brûler des magasins « symboles de la marchandise, seul espoir permis, vanté par la pub », pour un bon nombre d’entre nous, le peuple. (Alain, notre ami, voit dans cette lutte la possibilité d’aller au-delà de la symbolique éphémère de l’avoir, pour enfin se retrouver et être autre chose (?). Jimmy Gladiator, dans un numéro d’octobre du Monde Libertaire, les considère comme des frères).
Moi, lundi, je retourne travailler… Suis-je hors-jeu, désormais ? Je ne brûlerai jamais de magasin, ni n’essayerai de trouver des frères dans l’imaginaire. Je veux vivre où je suis et continuer à participer aux activités qui me semblent nécessaires et importantes pour ma vie. Je ne veux plus vivre d’illusions.
Oui, et l’Utopie ?
Et bien, d’un côté je pense qu’il faudra se maintenir toujours prêt à découvrir de nouvelles démarches, de nouvelles possibilités, d’intervenir dans le réel pour le modifier. Mais de l’autre côté il faudra abandonner les illusions ponctuelles qui font vivre bon nombre de militants par procuration. L’utopie, qui est une chose belle, doit rentrer dans nos corps et dans nos têtes, et ne pas vivre comme une étoile lointaine, impossible à atteindre.
Mimmo
le 27/10/90