Article de Pierre Monatte paru dans La Révolution prolétarienne, n° 67 (368), décembre 1952, p. 1-2
La revue Esprit vient de consacrer tout un numéro à la « gauche américaine ». La vieille phraséologie politique a repris le pas depuis quelques années sur les désignations courantes suivant les classes sociales. On est de gauche et non plus bourgeois, petit-bourgeois ou ouvrier. Là aussi il est franchement mal porté d’être ouvrier. Que ce soit la conséquence d’un affaissement de l’esprit prolétarien, cela ne fait pas de doute. Mais c’est aussi le résultat d’une invasion du mouvement par les intellectuels et par toutes les couches de la petite-bourgeoisie, fonctionnaires en tête. Cet affaissement de l’esprit prolétarien, dans quelle mesure provient-il de l’étatisme russe et de l’étatisme tout court qui tend à submerger le monde, cela mériterait d’être examiné plus profondément. Contentons-nous aujourd’hui de le constater.
Ce numéro d’Esprit n’est pas sans intérêt ; il apporte sur un aspect du mouvement défenseur de la liberté en Amérique des informations et des remarques très utiles. La « chasse aux sorcières » a là-bas fait reculer les forces intérieures de la liberté ? Ce qu’on appelait la gauche américaine a perdu de son influence ? Ce n’est pas niable. Mais si l’on veut discuter sérieusement sur ce point il ne faut pas escamoter certaines des causes importantes qui ont provoqué cette chasse aux sorcières et jusqu’au désarroi chez les moins fanatiques. Or l’enquête d’Esprit néglige au moins deux de ces causes : le sentiment pour les Américains d’avoir été joués dans leur naïveté à l’égard de la Russie au sortir de la dernière guerre ; la découverte d’un grand nombre de graves affaires d’espionnage. Ces deux points méritaient d’être regardés en face ; c’est vraiment dommage qu’ils ne l’aient pas été ; du coup l’intérêt de cette enquête est singulièrement réduit.
En conclusion de l’enquête, J.-M. Domenach compare la gauche américaine et la gauche française. Il examine leurs forces et leurs faiblesses respectives. Il constate que notre gauche cache un vide mental dont elle ne semble même pas souffrir. Constatation certainement exacte. Plus exacte même qu’il ne lui apparaît. Sinon il n’aurait pas indiqué parmi les rares tentatives de rajeunissement de la pensée socialiste le récent livre de M. Jules Mach, Confrontations. Je crains que le vrai mérite de ce gros livre, aux yeux de Domenach, ne réside dans quelques affirmations où l’homme politique socialiste rejoint les erreurs de pensée des chrétiens progressistes d’Esprit. Dès le début de « Confrontations » il y a, page 41, une petite phrase qui éclaire tout l’homme et sa pensée : « La guerre civile espagnole en 1939 se termine, malgré le courage et l’énergie de Negrin, par la défaite de la République. » Jules Moch est allé en Espagne, il a été reçu par Negrin, il l’a vu beaucoup. Ce qu’il n’a pas vu, et que l’Histoire retiendra, c’est que son grand ami Negrin fut, comme auxiliaire des staliniens, l’un des fossoyeurs de la République espagnole. Dans tous les problèmes, Jules Mach se place d’instinct, pour les regarder et les étudier, au balcon du dirigeant de l’État. Il incarne le technicien et le polytechnicien qui organise, commande, gouverne. Jamais, tout ou long du livre, dans ses chapitres sur les différentes expériences de nationalisation, il ne se place au point de vue de l’ouvrier. Bienheureux ceux qui voient dans ce livre de grands thèmes de renouvellement du socialisme. Nous n’avons pas le même idée sans doute du socialisme. Pour nous, le socialisme reste confondu avec l’émancipation ouvrière, ce qui est le cadet des soucis des technocrates, même quand ils se disent socialistes. De si haut, comment voir les fourmis prolétariennes ?
La polémique Camus-Sartre, les nouvelles déclarations de Sartre sur la gauche liée nécessairement au stalinisme, ce numéro d’Esprit sur la gauche américaine, la récente formation d’un Comité d’action des intellectuels pour la défense des libertés, où se retrouvent tous les intellectuels stalinisants au milieu d’hommes de bonne volonté angoissés par l’atmosphère présente, toutes ces manifestations amènent forcément à regarder sur quelles fondations cette gauche voulue par tant de gens pourrait s’établir un peu solidement. Naturellement dans la mesure où ces formations peuvent avoir une base solide. Car il ne faut pas se faire d’illusions. Regardez notre vieille Ligue des Droits de l’Homme née de l’affaire Dreyfus. Il y a combien d’années, presque de dizaines d’années, qu’elle n’a pas senti le déshonneur d’accueillir solennellement chez elle Vychinski, le procureur infâme de combien d’affaires Dreyfus ! Elle donnait ainsi l’accolade au général Mercier et ou commandant Esterhazy. Grandeur et décadence de la gauche petite-bourgeoise, de nos intellectuels universitaires et de nos tabellions.
La raison d’être essentielle d’une gauche, ce serait évidemment la défense de la liberté, des libertés, d’où la défense de la paix, car la guerre porte automatiquement atteinte aux libertés, la guerre froide un peu moins que la chaude, mais déjà de manière sensible.
Pour des intellectuels, et spécialement pour des intellectuels de formation scientifique, disposés à ne pas se satisfaire de mots, d’apparences, encore moins de mensonges ridicules et niais, l’indépendance et la liberté de pensée devraient être exigées tout d’abord. A plus forte raison pour des intellectuels véritablement révolutionnaires.
Alors on est en droit de s’étonner qu’ils avalent — et avec joie encore — des bourdes monumentales. Il sera intéressant d’entendre Sartre, au retour de Vienne, discourir sur le procès Slansky. On n’aura pas, j’imagine, manqué de se préoccuper dans les rues de Vienne de ce qui se déroulait à Prague.
Le procès Slansky-Clementis, après le procès Kostov, après le procès Rajk, après le procès Petkov, ne peut manquer de frapper dur sur la conscience des intellectuels de gauche soi-disant chevaliers des libertés. La défense de la liberté en France commence sûrement à Prague en cette période. Les procès de Moscou étaient bons pour des Russes. Jamais l’Occident ne les connaîtrait. Voilà que des pays de l’Europe centrale en ont connu à leur tour. Maintenant c’est au tour de la Tchécoslovaquie, le plus occidentalisé de ces pays. Un Clementis, un Slansky et leurs camarades, tout comme Zinoviev et Kamenev, se reconnaissent, que dis-je ? se proclament coupables de tous les crimes, espionnage, sabotage de la production, trahison du régime.
Sartre et ses amis de la nouvelle gauche en formation avaleront-ils ça ? Ne verront-ils pas la menace de tels procès de Moscou se rapprocher de la France ? Prétendront-ils que cela n’a rien à voir avec la défense de la liberté ici, encore moins avec la défense de la paix et la lutte contre la guerre ?
Sartre était parti pour refaire le voyage de Gide à Moscou. On pouvait attendre son retour. Aurait-il le sursaut de Gicle et saurait-il se reprendre ? Certes, il y avait l’exemple de Rolland qui avait gardé sur le cœur ses déceptions et ses désillusions. Il n’avait pas osé ou il n’avait pas pu s’en délivrer. De là son abattement des dernières années de sa vie. Attendons le retour de Sartre de Moscou, si déjà le voyage à Vienne et à Prague ne bouleverse pas son itinéraire.
Quand Domenach remarque que ni Upton Sinclair ni Steinbeck ne jouent en Amérique le rôle d’un Hugo, d’un Rolland, d’un Aragon, nous avons envie de rire. Comment peut-on rapprocher un histrion sans foi ni conscience comme Aragon d’hommes comme Upton Sinclair et Steinbeck ?
Les menaces mortelles contre la liberté ne manquent pas. Pour certains, l’évolution technologique et économique écrase forcément la liberté. D’où la conséquence relativement à l’Amérique, pays le plus évolué techniquement et économiquement, qu’elle est vouée à ne pas connaître ou à perdre la liberté. Il est permis de poser simplement une interrogation et de faire crédit à l’esprit humain de lutte contre toute oppression.
Pour beaucoup, ce XXe siècle, le siècle des guerres, est irrémédiablement mortel pour la liberté. Qui n’en a pas l’inquiétude est indigne d’appartenir à la gauche. De même quiconque se trompe sur l’estimation du danger russe et sur le rôle mondial de l’Amérique. Domenach, comme son ami Bourdet, le plus parfait gobe-mouches de l’heure présente, a-t-il « la certitude, acquise à la suite d’informations reçues au cours des derniers mois de diverses sources indiscutables, que l’U.R.S.S. serait prête à envisager diverses formes possibles de modus vivendi » ?
C’est fort possible. Un bon intellectuel croit plus aux paroles et à l’imprimé qu’aux faits. Celui qui jugera Staline sur ses paroles et ses écrits sera rudement embarrassé. Il le sera moins, il ne le sera même pas du tout s’il le juge sur ses actes. Il sera vite amené à conclure que Mussolini et Hitler étaient des petits garçons à côté de lui. Il s’entend comme pas un à empoisonner les plus diverses sources indiscutables et à faire avaler à un Roosevelt — qui n’était pas plus bête que Sartre ou Domenach — des certitudes qui n’étaient que de formidables tromperies.
Sans doute la peur de perdre nos libertés entraîne-t-elle une légitime inquiétude. Mais cela n’explique tout de même pas que des hommes comme Jules Isaac, Vermeil et quelques autres intellectuels s’imaginent pouvoir défendre les libertés avec les fourriers du totalitarisme.
Pour défendre la liberté contre les forces de réaction et contre le capitalisme, il faut en même temps et même d’abord la défendre contre le totalitarisme.
Drôle de gauche que celle qui, voulant barrer la route à la servitude et à la guerre, ne réussit en réalité qu’à balayer cette route pour qu’avancent sans difficultés la servitude et la guerre, en la personne du totalitarisme stalinien.