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Louis Perceau : Comment le Parti socialiste doit-il lutter contre la religion ?

Article de Louis Perceau paru dans La Vie Socialiste, 7e année, n° 133, 2 mars 1929, p. 3-7

Perceau, par P. Gandon, 1935 (Source)

J’ai lu, avec toute l’attention qu’ils méritaient, les articles que notre ami Marcel Déat a consacrés à l’ouvrage d’Otto Bauer sur les rapports entre le socialisme et la religion.

Dirai-je que la thèse d’Otto Bauer n’est pas la mienne ? C’est superflu, sans doute, et ceux qui ont lu les articles que j’ai consacrés, il y a quinze mois déjà, à cette question qui devient de plus en plus « actuelle », en seront convaincus.

Dirai-je également que si j’approuve toute la partie critique de l’étude de Marcel Déat, ses conclusions elles-mêmes ne me satisfont pas ?

Le titre que je donne à cet article montre bien ce qui nous sépare, Déat et moi.

Je n’ai pas l’intention d’ouvrir ici cette discussion. Il est encore un peu tôt, sans doute. Mais comme je l’avais prédit l’an dernier, le moment viendra où notre Parti sera contraint d’examiner et de trancher nettement un problème aussi grave et qui touche si profondément aux bases mêmes du socialisme français.

C’est pour engager tous les militants à réfléchir dès maintenant à ce grave problème, c’est pour leur montrer sous quels différents aspects ils doivent l’examiner, que j’écris aujourd’hui.

Je ne suis pas inquiet. Il est impossible que le socialisme français renie à la fois ses origines politiques et ses origines philosophiques pour se rabaisser au niveau des sectes de prédicants des pays anglo-saxons.

Il ne le ferait pas, d’ailleurs, sans risquer de grave désordres intérieurs. Je puis bien dire cela sans être accusé d’exercer un chantage sur le Parti, car je ne pense pas que ma présence constitue pour lui une nécessité vitale : le jour où le Parti déciderait qu’il est indifférent à la question religieuse ; que toutes les superstitions sont permises à ses adhérents, ce jour-là, je ne reconnaîtrais plus le parti du progrès social et de la liberté et il ne me resterait plus qu’il en chercher un autre, ou à rester chez moi.

Là est le danger. Que l’on adopte la thèse que semble accepter Déat et l’on risque de rejeter hors du Parti les plus enthousiastes de ses militants et, en tout cas, la majeure partie de la démocratie paysanne de l’Ouest et du Midi qui constitue, à l’heure actuelle, le gros de son armée.


Ce préambule terminé, je voudrais essayer de mettre un peu d’ordre dans les discussions qui s’ouvriront bientôt, sans doute.

Voici quels seraient, à mon avis, les points sur lesquels nos militants auraient à se prononcer.

I. — La Religion

A. — Le caractère réactionnaire de l’idée religieuse.

L’idée religieuse est-elle un élément de progrès ou un élément de réaction ? Poser la question c’est la résoudre. Dans l’ordre historique, une seule des religions occidentales — si l’on peut qualifier de religion le panthéisme des Grecs — a vraiment apporté à l’humanité ce qui constitue le plus clair de la civilisation, soit le triple culte de la vie, de la beauté et de la liberté.

Le christianisme, au contraire, fut une régression marquée vers la barbarie, dans tous les domaines Est-il nécessaire de faire remarquer que les sociétés qui en sont issues furent beaucoup plus dures aux malheureux que l’était même le système esclavagiste des Grecs et des Romains ?

Il y a eu les Arts. Soit. Parlons-en. L’art chrétien architectural et pictural est contemporain du moyen âge, c’est-à-dire d’une époque où le christianisme ne se développait que par de multiples concessions au polythéisme survivant au cœur des masses, chez les paysans, les « païens », d’où ce nom de paganisme qu’on donne par anachronisme au polythéisme grec. Tout ce que l’art chrétien a donné, il le doit en grande partie à l’esprit « païen » qui subsistait en lui.

Les Lettres ? Là c’est plus clair encore. Sans vouloir médire des romans de chevalerie, des farces, des soties, des chansons de geste — où d’ailleurs l’esprit du paganisme crève partout la défroque chrétienne — il faut bien reconnaître que les Lettres, en France, ne datent véritablement que de la Renaissance, c’est-à-dire de l’instant où, ayant retrouvé dans les manuscrits grecs la Civilisation, écrivains et poètes ont retrouvé ce culte de la Vie, de la Beauté et de la Liberté que le christianisme avait essayé d’étouffer durant des siècles. Et depuis, toute l’histoire des Arts et des Lettres est la même histoire que celle de la lutte de l’esprit contre le dogme. Tout ce qui est demeuré grand dans ces domaines fut en butte aux persécutions et à la haine du christianisme.

Une autre preuve plus convaincante encore ? La voici :

C’est une vérité aujourd’hui reconnue par tous les historiens sans parti pris, par ceux qui étudient les textes et les documents, au lieu de répéter les légendes, que la Réforme religieuse du seizième siècle, du moins en France où elle était plus calviniste que luthérienne, ne fut point un mouvement du libre arbitre contre le dogme, donc un mouvement de progrès, mais surtout un mouvement de retour aux principes essentiels du christianisme, une renaissance de la foi chrétienne, et, donc, un mouvement de réaction.

En tout cas, les calvinistes eux-mêmes reconnaîtront du moins qu’ils se prétendent — avec raison, à mon sens, — beaucoup plus chrétiens que les catholiques.

Or, je le demande, qu’a produit le calvinisme ? Où sont les œuvres d’art qu’il a inspirées ? Où sont les chefs-d’œuvre qu’il a fait naître ? Quel sculpteur, quel peintre, quel écrivain, quel poète, fut inspiré par l’idée protestante ?

Il n’y a rien, rien que la tristesse, le froid et la mort.

On pourrait écrire des pages et des pages avant d’épuiser le sujet. Mais il faut conclure rapidement :

L’idée religieuse s’oppose à la marche de la civilisation, tant dans le domaine artistique et littéraire que dans le domaine des libertés. Chaque progrès réalisé l’a été malgré et contre la religion, malgré et contre l’esprit religieux, qui agit sur l’homme comme le pire des anesthésiants, comme un véritable poison de l’intelligence.

Et l’on voudrait que le Parti socialiste, parti de progrès social, — c’est entendu, — mais aussi parti de progrès tout court, c’est-à-dire de civilisation, fasse la part aux préjugés religieux, au nom de je ne sais quel doctrinarisme inadmissible, ou au nom d’un intérêt tactique fort discutable ?

Non, non et non.

Pas plus que le socialisme ne doit — il faudrait dire ne devrait, hélas ! …, si je ne parlais seulement pour la France, — composer avec le pouvoir personnel, avec la monarchie de droit divin, absolue ou tempérée de parlementarisme ; pas davantage il ne doit composer avec son pire adversaire, la croyance religieuse.

L’idée religieuse en elle-même est un facteur de réaction. Si ce n’est la tâche essentielle du socialisme, du moins est-ce une de ses tâches principales de la combattre partout et par tous les moyens admissibles.

B — La Religion est une affaire privée

C’est énoncer là une de ces vérités premières tellement évidentes…

Eh oui, la religion est une affaire privée.

Mais, qu’est-ce que cela signifie ?

Cela signifie d’abord que, dans une société libre, chacun est libre de croire aux théories les plus diverses, fussent-elles absurdes. Donc, jamais le parti socialiste, même s’il avait un jour la majorité n’apporterait un obstacle matériel à l’exercice des différents cultes. J’en suis pleinement d’avis.

Encore conviendrait-il d’assurer effectivement la véritable liberté de conscience, laquelle n’est que bien vaguement assurée en France par des lois laïques insuffisantes et inappliquées.

Jamais on n’a empêché qui que ce soit d’aller à la messe, au temple ou à la synagogue. Mais c’est par milliers que chaque jour des attentats à la liberté de conscience sont commis par les sectateurs des différentes confessions.

Aucune mesure n’est prise contre ces violations de la liberté de conscience.

Une véritable législation de laïcité devrait comporter :

1° Le monopole de l’Enseignement à tous les degrés. (Je ne chicanerai pas sur le mot : qu’on appelle cela nationalisation, si l’on veut…) ;

2° La laïcité rigoureuse dans tous les établissements hospitaliers et de bienfaisance, publics ou privés. (Ceux qui spéculent sur la maladie et la misère pour faire du prosélytisme religieux sont les plus odieux des ennemis de l’humanité) ;

3° Une répression sévère de toute atteinte à la liberté de conscience, c’est-à-dire de tout acte de pression matérielle ou morale exercé pour contraindre un citoyen ou une citoyenne à participer à l’exercice d’un culte quelconque ;

4° L’interdiction du plus étrange abus qui soit, celui qui constitue à imposer à l’enfant des croyances religieuses à un âge où il est incapable de les discuter et de les comprendre. Cet empoisonnement des cerveaux enfantins est bien ce que les prêtres de toutes sectes ont inventé de plus odieux et de plus contraire à la liberté humaine. Que l’adulte adopte les idées et les croyances qui lui plaisent, c’est son droit, mais le prosélytisme devrait du moins respecter l’enfant et sa faiblesse.

Que resterait-il, après cela, me dira-t-on, de la religion chrétienne en France ? Eh, sans doute, pas grand chose. Nous en plaindrons-nous ?

On nous traitera d’ennemis de la liberté ? Laissons dire. Jamais la religion chrétienne, quelle que soit la forme qu’elle a prise, lorsqu’elle a dominé un pays, n’a reconnu la liberté de conscience. Lui maintenir, au-dessus de son droit strict — qui est de s’adresser, par l’argument, aux adultes capables de comprendre — les privilèges grâce auxquels elle tente de retrouver sa domination, c’est laisser le sort de la liberté de conscience aux mains de ses pires adversaires.

Donc, si la religion est affaire privée, cela ne signifie nullement que la société — et le socialisme qui aspire à la gouverner — doivent se désintéresser de la religion.

II. Parti et Religion

A. La Religion et les membres du Parti.

Je n’admettrai jamais, pour ma part, que cette thèse de la religion affaire privée soit étendue aux membres du parti. Autant il est concevable que le syndicat, dont la mission est de grouper l’ensemble des ouvriers d’une corporation, soit amené à n’exiger de ses adhérents aucun credo politique ou philosophique, autant une pareille thèse est inadmissible pour un parti, groupement d’opinion par excellence.

Notre ami Déat — c’est un reproche amical que je lui fais — me semble beaucoup trop guidé, dans sa définition du rôle du Parti socialiste, par les préoccupations de « lutte de classes » de certains de nos camarades. Je lui opposerai ma conception du socialisme « complet », qui fut toujours, par tradition, celle des Français, en opposition aux néo-marxistes de l’Internationale. Pour Déat, cette conception du parti de classe semble la seule. Pour moi, c’est la conception du parti de démocratie qui l’emporte.

Si le socialisme ne devait que résoudre la question sociale, il n’aurait pas tout fait, à mes yeux. S’il devait la résoudre contre la liberté, il aurait mal fait. Cela signifie que je suis attaché par-dessus tout, à la liberté. Cette liberté complète, les partis de démocratie bourgeoise ont été impuissants à nous la donner.

En partie parce qu’ils ont — bien que libre-penseurs — adopté sans discussion ce qui constitue le fonds même du christianisme, son côté le plus « barbare », sa morale sexuelle, et parce qu’ils se sont ainsi montrés souvent, au point de vue de la liberté individuelle, plus réactionnaires que les dirigeants de pays cléricaux comme l’Autriche-Hongrie et l’Espagne.

En partie et surtout parce qu’ils n’ont pas compris qu’il ne pouvait y avoir ni liberté individuelle, ni liberté politique, sans liberté économique. Ou, plus exactement, parce que ces libertés demeuraient ainsi théoriques pour le plus grand nombre.

Que représente, pour un manœuvre gagnant à peine de quoi ne pas mourir de faim, la liberté de lire les écrivains qui lui plaisent, d’acheter les œuvres d’art qui correspondent à son goût ? Le fait que le sens littéraire en artistique lui fait défaut ne constitue pas une excuse pour la société qui l’a privé d’éducation, c’est-à-dire du moyen d’acquérir le goût.

Donc, ce qui distingue le socialisme des autres partis de démocratie, c’est qu’il veut la démocratie complète, tangible, réalisable pour tous. Mais cette démocratie-là, ce n’est pas autre chose qu’un développement total de la liberté.

Nos préoccupations sociales n’ont donc un sens que dans la mesure où elles coïncident avec le sens de la liberté qui est la marque essentielle de tout progrès humain. Nous ne devons donc les juger que par ce côté. C’est dire qu’à mes yeux la notion de « classe » reste en dehors. Seule, la notion de liberté compte. Certes, en travaillant pour cette liberté totale, c’est surtout à la libération des opprimés, des salariés, que nous travaillons. Nous sommes donc le parti qui prend le plus à cœur les intérêts de la classe ouvrière. Si c’est cela que l’on veut dire, lorsqu’on nous désigne comme parti de la classe ouvrière, nous sommes d’accord.

Mais si l’on veut dire que nous représentons la classe ouvrière, on a tort. Une seule organisation, en France, peut prétendre à représenter la classe ouvrière, et c’est la C.G.T. Et dans la mesure où la C.G.T. grouperait l’ensemble de la classe ouvrière, elle ne serait, tant au point de vue politique qu’au point de vue religieux, que le reflet des opinions contradictoires de cette classe. D’où, pour la C.G.T., la nécessité impérieuse de s’abstenir de toute étiquette politique ou religieuse. La C.G.T. l’a compris et je l’en félicite.

Mais nous, parti socialiste, groupement d’opinion et non d’intérêt, nous ne saurions abdiquer devant la majorité de la classe ouvrière nos idées politiques propres. Si la classe ouvrière était en majorité monarchiste, serions-nous monarchistes ? Parce qu’une fraction de la classe ouvrière est catholique ou protestante, devons-nous la laisser dans son erreur, ou nous abstenir d’en parler de peur de l’effaroucher ? Non, non et non.

Notre devoir est d’affirmer nettement et ouvertement toutes nos idées politique ; l’idée d’hostilité à la religion comme les autres.

Notre devoir et de refuser l’accès de notre parti aux adeptes d’une religion, aux pratiquants de tous cultes, comme nous la refusons aux monarchistes, aux bonapartistes, aux fascistes, aux bolchevistes et aux réactionnaires. Tous les arguments qu’on donne en faveur des « religieux » valent exactement en faveur des « politiques ». Il faudrait alors admettre les uns et les autres. Je dis : Ni les uns, ni les autres.

Et je rappelle que l’une des organisations qui sont à la base du socialisme en France, l’une des plus importantes et des plus actives, le Parti Socialiste Révolutionnaire, celui de notre vieux Vaillant, avait pour devise cette phrase que le Parti s’honorerait d’inscrire de nouveau sur ses cartes d’adhérents, comme une double réponse au fascisme et au bolchevisme d’une part, au mysticisme religieux de l’autre : Ni Dieu, ni Maître !

B. — La Religion et les électeurs socialistes.

Donc, intransigeance absolue relativement à l’adhésion au Parti.

Mais pour la masse électorale, quelle attitude adopter ?

Je dirais volontiers que c’est une question d’opportunité, de sens politique, si je ne redoutais d’ouvrir la porte aux pires machinations électorales.

Voyez-vous, qu’on le veuille ou non, et quelle que soit la part de sincérité personnelle de ceux des nôtres qui prêchent l’indifférence religieuse du socialisme, toute action de ce genre prendra toujours l’aspect d’une alliance indirecte avec le cléricalisme, c’est-à-dire — personne ne le niera — avec la pire réaction. Quand, par surcroît, cette action s’exerce en présence d’un adversaire radical connu pour son action antireligieuse, je dis nettement que ce n’est plus seulement une suspicion, mais une certitude de collusion avec le cléricalisme qu’on peut nous reprocher.

Que l’on recouvre cela du masque des antagonismes de classes, ce n’en est pas plus défendable.

Je n’hésite pas à le dire, c’est surtout pour rendre impossibles à nos candidats ces coalitions immorales, que je souhaite pour notre Parti une attitude nettement hostile à la religion.

Mais supposons — cela ne coûte rien — que tous nos candidats soient des saints… laïques, et que le désir de battre un concurrent radical ne serve jamais de raison à ce « libéralisme » trop à la mode, et examinons la question en elle-même.

Je ne fais pas fi des résultats électoraux. Ils sont la marque du progrès de nos idées et ils y contribuent grandement.

Je ne dirai certes pas que le succès justifie tout. Mais je reconnais que, si l’on ne doit pas sacrifier l’idéal au succès, il ne faut pas aller jusqu’à rendre impossible le succès en agitant l’idéal comme un épouvantail.

La règle que je voudrais voir établir par le parti, en matière électorale et relativement aux questions religieuses, serait surtout une règle négative. Je ne demande pas qu’on fasse obligation à nos candidats de mettre toujours et partout ces questions au premier rang — lorsqu’elles n’y sont pas mises par l’actualité, comme aujourd’hui à propos des congrégations et de l’Alsace — mais je demande qu’on leur interdise de masquer le caractère antireligieux du socialisme.

Pas de propagande irréligieuse obligatoire en période électorale, si l’on veut, mais, d’un autre côté, aucune affirmation de « tolérance », de « libéralisme », aucune concession à l’idée religieuse et surtout aux prêtres des diverses confessions.

C. — La Religion et le Gouvernement.

J’ai exposé plus haut un programme maximum de laïcité. Nous avons aujourd’hui bien plus besoin, hélas ! sur cette question comme sur tant d’autres, d’un programme minimum

Il est connu ; et il est clair.

A. — Application stricte de toutes les lois laïques à la France, à l’Alsace et aux colonies.

B. — Refus de quelque autorisation, que ce soit à quelque congrégation que ce soit.

C. — Retrait de l’ambassade auprès du Vatican.

Bien entendu, si la majorité du pays portait notre parti au pouvoir, c’est alors, comme pour d’autres questions, le programme maximum qui deviendrait la règle d’action, sinon immédiate, car l’opinion n’est pas mûre pour toutes nos solutions, du moins comme un but à atteindre le plus rapidement possible.

Mais supposons — si l’on peut, risquer cette supposition hérétique — supposons la participation des socialistes à un gouvernement des gauches.

Évidemment, programme minimum intégral de laïcité. Là-dessus, pas de transaction possible.

Mais quelle attitude devront avoir les ministres socialistes ?

Eh bien ! je n’hésite pas à le dire : Comme pour toutes les autres questions, ils se souviendront qu’ils n’ont pas à appliquer au pouvoir, dans un cabinet de coalition, la doctrine et les principes du socialisme mais seulement un programme de coalition, un programme de réalisations immédiates. Cela suppose un certain nombre de concessions. Et d’abord celle de prendre pour règle, en matière religieuse, non plus nos principes, mais ceux de l’État.

Il est évident qu’un ministre socialiste, comme ministre, n’aurait pas à faire d’action antireligieuse dans le pays, ni par les actes, ni par les discours. Autant le citoyen a pour devoir de combattre pour ses idées, autant le gouvernant doit observer une certaine neutralité, lorsque, du moins, il n’est pas contraint à la violer par l’hostilité agissante de ses adversaires.

Je ne vois pas non plus d’inconvénient, à ce que l’on néglige provisoirement la lutte antireligieuse au bénéfice d’autres actions imposées par l’actualité politique. Mais je ne vais pas jusqu’à admettre que nous fassions des concessions sur ce point dans l’intérêt d’autres questions vitales.

Par exemple, il était évident que lorsque se posait la question de la stabilisation du franc, le moment n’était pas désigné pour engager une action politique sur les questions confessionnelles. Nous l’avons compris. Le malheur est que nous l’avons compris de bonne foi, devant des adversaires de mauvaise foi, et qui ont mis aussitôt à profit notre attitude pour essayer de rétablir leur domination religieuse sur le pays.

Car la recrudescence de cléricalisme militant que tout le monde aperçoit aujourd’hui, vient de la trêve que nous avons loyalement consentie à deux reprises : pour sauver le pays attaqué, et pour sauver le franc. Mais notre bonne foi seule n’est pas coupable. J’incriminerai aussi nos « spécialistes ». Comme tous les spécialistes, ils n’ont voulu voir que leur spécialité. C’est à nos spécialistes en finances que nous sommes indirectement redevables de la réaction cléricale actuelle. Ils nous ont endormi. Ils ont concentré notre activité et notre attention sur un unique problème, et pour eux il n’en existait pas d’autre. Et pendant qu’on discutait chez nous revalorisation et stabilisation, clause de sauvegarde et clause de transfert, prélèvement sur le capital ou consolidation, pendant qu’on agitait ces graves et hauts problèmes d’économie sociale, les curés et les moines avançaient chaque jour un pas de plus.

Aujourd’hui, nous n’avons pas « prélevé », et c’est Poincaré qui a stabilisé. Mais les moins « vieilles barbes » du Parti, mais les moins « quarante-huitards », de chez nous s’aperçoivent que l’Ennemi éternel devient de nouveau menaçant, et qu’il ne s’agit même plus de l’attaquer, mais de se défendre contre lui. Si cela nous pouvait servir de leçon !

Conclusions
Comment doit agir le Parti

Je conclus, pour ma part, à la nécessité pour le Parti de reprendre — car on oublie un peu trop que l’exemple du P.S.R. n’est pas unique — de reprendre dis-je, sa propagande antireligieuse. C’est la thèse de l’indifférence qui est une nouveauté dans le socialisme français.

Qu’on interroge n’importe quel vieux militant, [n’importe] quel militant d’avant la guerre. Tous vous diront que la proposition d’admettre au Parti un curé, un pasteur ou un rabbin n’eût jamais réuni dans un Congrès plus d’un chiffre ridicule de voix. Même ceux qui étaient partisans de cette admission vous le diront. N’est-ce pas, mon vieux Lucien Roland ?

Mesurons le chemin parcouru, hélas !

Donc, obligation pour tous les membres du parti de s’abstenir de toute pratique religieuse. Et cela non seulement parce qu’il y a antagonisme absolu entre le socialisme et la religion, mais aussi parce que la présence d’un pratiquant dans le parti éloigne de nous cette grande masse paysanne pour laquelle — et elle a cent fois raison ! — « quand on va à la messe on n’est pas républicain ».

Et quand je dis à la messe, cela signifie également pour moi, au temple ou à la synagogue.

Ensuite, nécessité de reprendre, au point de vue parlementaire, la direction du combat laïque et républicain contre le cléricalisme renaissant. Là-dessus, je préfère ne pas trop insister, car il y aurait de tristes constatations à faire. Je dirai seulement que certaines attitudes esquissées dans les couloirs ou en réunion du groupe gagneraient à ne pas être traduites publiquement… pour l’honneur de notre Parti. C’est un point sur lequel les militants de province sont particulièrement chatouilleux : les libéraux de salons et les « juristes » devraient bien s’en apercevoir à temps.

Maintenant, reste la grosse question de la propagande antireligieuse du Parti. Je pense que nul ne niera, maintenant, la nécessité de cette propagande, faite par le Parti ou non.

Si le Parti s’en charge, tant mieux.

S’il n’ose s’en charger, d’autres s’en chargeront, car le besoin créera rapidement l’organe.

J’entrevois, pour ma part, une solution transactionnelle. J’admets que le Parti ne se charge pas, directement, de cette action. Mais sous la réserve expresse qu’il n’affirmera pas son indifférence ou son « libéralisme » à l’égard de la religion. Et que, pour manifester clairement son hostilité théorique à celle-ci, il prenne l’initiative de mettre sur pied une organisation de combat philosophique, une libre-pensée socialiste.

Ou que, du moins, il engage nettement ses adhérents, comme il les engage à militer dans leur syndicat ou leur coopérative, à prendre une part active à la lutte que mènera en dehors de lui une libre-pensée ardente et nationalement organisée, dont le soin se fait tellement sentir qu’on ne peut manquer de la voir naître à brève échéance.

Que nos militants réfléchissent à tout cela, qu’ils se forment une opinion et qu’ils se prononcent, mais qu’ils n’oublient pas que c’est une des plus graves questions que le Parti ait à débattre ; qu’elle devient de plus en plus actuelle, et que la solution que le Parti lui donnera peut avancer de cinquante années la marche de nos idées, ou l’arrêter pour au moins aussi longtemps.

Qu’on le veuille ou non, que cela plaise ou déplaise, c’est un fait.

Les lois laïques de 1901 et 1905 étaient insuffisantes à arrêter le danger clérical. Ceux qui les ont laissées s’affaiblir, pendant et depuis la guerre, comme ceux qui ont écarté de nos préoccupations la question religieuse, sont responsables de la grave situation actuelle. Les fautes graves de M. Malvy ou de M. Herriot, comme les erreurs de tactique de certains des nôtres, c’est le passé. Ne récriminons pas. Nos adversaires auront tôt fait de nous réunir dans l’action.

Mais je redis une fois de plus ce que j’avais dit il y a quinze mois : nous allons revoir les luttes religieuses du combisme, et nous les reverrons avec une violence accrue.

On a pu juger déjà, et depuis mon premier avertissement, quelle profonde émotion avait secoué le pays républicain lors du scandale des articles 70 et 71. On peut constater aujourd’hui à quel point le problème religieux et clérical — c’est tout un — est au nœud même du malaise alsacien, du plus grave incident que la République et la France aient connu depuis un demi-siècle.

Et ce n’est qu’un commencement.

Les élections de 1932 se feront uniquement sur la question cléricale.

Le Parti s’en doute-t-il ?

Le Parti sera-t-il prêt ?

C’est en reprenant nettement son attitude d’avant la guerre, c’est en s’inspirant de la vieille devise blanquiste : « Ni Dieu, ni Maître ! » qu’il se montrera fidèle au rôle historique que lui assignent en France et ses lointaines origines et son passé.

Louis PERCEAU.

P.-S. — C’est volontairement que j’ai laissé de côté, dans cet exposé, le matérialisme philosophique. Qu’on l’admette ou qu’on le nie, le néo-darwinisme n’est qu’une hypothèse, une hypothèse que les données « actuelles » de la science permettent peut-être adopter, mais qui ne saurait constituer un article de foi. Je ne demande donc pas aux membres du parti d’adopter un système de la création du monde et de l’évolution des êtres organisés. Je ne leur demande que de ne pas croire à cette hypothèse absurde d’un créateur, d’une intelligence qui contrôle nos actes et nos pensées, nous juge, et nous réserve une récompense ou un châtiment éternels. Je leur demande ce la parce que je me crois en droit d’exiger, chez un membre du parti, un minimum d’esprit critique et d’intelligence, et que la croyance en Dieu n’est jamais apparue comme la marque d’un esprit sain. Et lorsque cette croyance, absurde par elle-même, se double de la pratique d’un culte… alors l’incompatibilité éclate aux yeux des moins clairvoyants de ceux que nous voulons convaincre. Voyez-vous un militant socialiste allant propager nos idées de progrès en sortant de faire ses Pâques ?

L. P.

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