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Pierre Vidal-Naquet : La Gauche devant les Palestiniens. Équilibrer soutien et critique

Article de Pierre Vidal-Naquet paru dans Éléments, revue du Comité de la gauche pour la paix négociée au Moyen-Orient, nos 5-6, 2e et 3e trimestres 1970, p. 49-50


Pierre VIDAL-NAQUET : Né à Paris en 1930, agrégé d’Histoire, a enseigné au lycée d’Orléans et aux facultés des Lettres de Caen, de Lille et de Lyon. Actuellement, enseigne l’histoire grecque à l’École pratique des Hautes-Études. Pendant la guerre d’Algérie, a milité au comité Maurice Audin et à Vérité-Liberté. A publié, outre des travaux d’histoire grecque ancienne, l’Affaire Audin, la Raison d’État, Torture, Cancer of Democracy. Collaborateur d’ « Esprit » (depuis 1951), du « Nouvel Observateur », de « Partisans », de « Raison Présente », du « Monde ».


I — Je ne crois pas qu’il soit exact d’affirmer, sans plus, que la solution actuellement avancée par les organisations palestiniennes est celle d’un État unitaire, démocratique. Il faut tenir compte de deux facteurs essentiels :

a) Si l’on se réfère au « pacte national » palestinien dans le texte adopté au Congrès Palestinien de 1968, on constate que seuls « les Juifs qui vivaient en Palestine de façon permanente avant les débuts de l’invasion sioniste seront considérés comme Palestiniens ». Le contexte montre que « les débuts de l’invasion sioniste » sont fixés à 1917.

b) En tout état de cause, la Palestine unitaire envisagée par les organisations palestiniennes ne peut être qu’une Palestine arabe. Cette remarque vaut aussi pour le « Front démocratique » seule organisation à avoir reconnu l’existence d’un peuple juif en Palestine et non pas uniquement d’une communauté religieuse. Il s’agit d’une donnée de fait, cela dit je ne crois pas qu’on puisse en faire le reproche à des organisations qui assument seules le poids de la lutte et qui représentent un peuple qui a été dépossédé

II — S’il est difficile d’imaginer ce que serait une Palestine unifiée selon les perspectives des organisations de résistance, il est très facile de deviner vers quoi mène le prolongement de la situation actuelle. En effet, depuis juin 1967 la Palestine est territorialement unifiée avec une population israélienne majoritaire, tandis que la majorité des Palestiniens se trouvent hors de la Palestine du mandat. Il y a dans ces conditions un risque énorme de voir la Palestine se transformer en une nouvelle Algérie ou une nouvelle Afrique du Sud avec des citoyens de plein exercice et des hommes étrangers dans leur propre pays. C’est ce danger qui est probablement le plus menaçant à l’heure actuelle, aussi bien pour Israël que pour l’ensemble de la région.

III — Il existe une alternative théorique à la Sud-Africanisation d’Israël, et c’est l’expulsion par la force de la population juive. Celle-ci ne pourrait intervenir qu’au terme d’une confrontation militaire classique et non au moyen de la guerre de guérilla. Dans le rapport des forces actuel, on mesure aisément les conséquences épouvantables d’un tel affrontement : destruction de toutes les grandes villes, de l’infrastructure économique (barrage d’Assouan), appauvrissement de la région, risques de guerre mondiale.

IV — On est donc conduit à souhaiter une solution de compromis dont il serait vain, du reste, d’espérer qu’il peut être satisfaisant. En tout état de cause la coexistence d’un peuple développé et d’un ensemble sous-développé dans une même région pose des problèmes très difficilement solubles en dehors d’une économie de type néocolonialiste. On ne « résout » pas ce problème en préconisant une révolution commune aux Israéliens et aux Arabes, car la révolution ne peut pas avoir la même signification dans un pays développé et dans un pays sous-développé devant lequel se pose la question de l’accumulation primitive. On présente parfois le choix du Palestinien comme celui de l’État ou de la Révolution. Il est vrai que la « mobilisation révolutionnaire des masses » ne peut avoir de sens que si elle concerne l’ensemble des peuples arabes du croissant fertile. Seule, en effet, une pareille masse humaine peut utiliser à son profit les ressources pétrolières monopolisées par les compagnies étrangères et par des États fantoches comme le Koweït ; seule aussi une telle masse peut équilibrer dans la région la puissance israélienne et établir avec Israël des rapports qui ne soient pas inégaux.

Le drame est cependant qu’une telle évolution révolutionnaire des peuples arabes ne peut être que de longue durée et que l’irréversible risque pendant ce temps de s’accomplir en Palestine. On se trouverait alors ramené à l’hypothèse envisagée au paragraphe précédent.

V — II importe donc de soutenir tout pas en avant, si modeste qu’il paraisse, qui conduirait à l’évacuation des territoires occupés par Israël en 1967, de soutenir donc les forces qui en Israël militent pour cette évacuation, de faire comprendre aux forces qui, à l’extérieur d’Israël se sentent le plus directement concernées par l’existence de ce pays, c’est à dire à la communauté juive mondiale, que le salut et l’existence mêmes d’Israël dépendent de cette évacuation. Il en résulte que même si cette évacuation est le résultat de la pression conjuguée des puissances impériales (U.S.A. et U.R.S.S.) et d’un compromis entre elles, cela sera un fait positif, au moins pour ceux qui sont attachés à l’existence d’une communauté nationale juive israélienne.

VI — Le conflit israélo-arabe met en évidence une double dissymétrie. D’une part l’enjeu risqué par les Israéliens est total : ils ont tout à perdre, mais de l’autre les Palestiniens qui, eux, n’ont rien à perdre sont sur le terrain économique et social infiniment plus fragiles que leurs adversaires. C’est ce qui rend légitime le soutien accordé par une partie de l’opinion d’extrême gauche à la lutte qui est la leur. On voudrait cependant souhaiter que ce soutien soit critique, c’est à dire qu’il ne se borne pas à répandre des mots d’ordre irréalisables et des slogans infantiles. L’équilibre entre le soutien et la critique n’est pas facile à réaliser, car tout engagement politique est inséparable d’une part de rêve. Je ne pense pas que pour l’instant cet équilibre ait été réalisé.

Pierre VIDAL-NAQUET

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