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Herbert Marcuse et le problème de la paix au Moyen-Orient

Article paru dans Eléments, revue du Comité de la gauche pour la paix négociée au Moyen-Orient, n° 1, décembre 1968, p. 22-23

Herbert Marcuse (source)

Nous avons estimé intéressant de publier un extrait d’un débat qui s’est tenu en juillet 1967 à Berlin et auquel participaient notamment, outre Marcuse, Rudi Dutschke et Wolfgang Lefèvre. Au cours de ce débat, le philosophe américain a été amené à préciser sa position sur le problème du Moyen-Orient.

« Je voudrais me permettre une brève digression, apparemment étrangère au thème de l’actuel débat. J’ai remarqué dans vos interventions un phénomène singulier, une espèce de blocage : une absence complète d’allusion au conflit du Moyen-Orient. Je crois qu’il est au contraire plus que légitime d’intégrer le problème du conflit israélo-arabe dans le débat sur la situation actuelle de l’archéo-capitalisme dans le Tiers-Monde et ce, en raison de ses incidences désastreuses sur les différentes forces de progrès et notamment sur la gauche marxiste.

Aux Etats-Unis surtout, la gauche est sortie de ce conflit plus divisée que jamais. Bien plus, je crois qu’il n’est nullement exagéré d’affirmer que le conflit du Moyen-Orient a affaibli encore davantage l’opposition déjà restreinte à la guerre au Vietnam. Les raisons de ce phénomène sont manifestes : il existe en effet, au sein des forces progressistes, une très forte et très compréhensible tendance à l’identification avec Israël. D’autre part, cette gauche, et particulièrement la gauche marxiste, ne peut feindre d’ignorer que le monde arabe coïncide en partie avec le camp anti-impérialiste.

Dans ces conditions, la solidarité sentimentale et la solidarité rationnelle apparaissent objectivement distinctes, voire dissociées.

Ceci étant, vous devez interpréter ce que je vous dis comme une opinion personnelle que je soumets à votre jugement plutôt que comme une analyse objective du problème. Vous devez comprendre de quelle manière je me sens solidaire et je m’identifie avec Israël pour des raisons personnelles, mais pas seulement pour ces raisons-là. Moi-même, qui ai toujours affirmé la complète légitimité des émotions, des concepts moraux et des sentiments en politique et même en science, moi qui ai toujours soutenu l’impossibilité de réaliser la science et la politique sans un élément humain, je suis obligé de voir dans cette solidarité plus qu’un simple préjugé personnel.

Je ne puis oublier que pendant des siècles, les Juifs ont été persécutés et opprimés et qu’il n’y a pas si longtemps, six millions d’entre eux furent anéantis. Ceci est un fait objectif.

Les Juifs ont fini par trouver une terre où ils ne doivent plus craindre les persécutions et les persécutions et les oppressions et je m’identifie avec le but qu’ils ont atteint. Je suis heureux de pouvoir être en accord, dans ce cas également, avec Jean-Paul Sartre qui a dit : « La seule chose que nous devons empêcher à tout prix, c’est une nouvelle guerre d’extermination contre Israël. »

Pour résoudre le problème, nous devons partir de cette prémisse, mais cela n’implique ni une totale acceptation des thèses d’Israël, ni de celle de ses ennemis. Permettez-moi d’exposer de manière plus complète et plus claire mon opinion : la fondation d’Israël comme Etat autonome peut être qualifiée d’illégitime dans la mesure où elle s’est réalisée sur la base d’un accord international, sur un territoire étranger et sans qu’on ait tenu compte de la population locale et de son destin.

Mais cette injustice ne peut être réparée par une seconde injustice. L’Etat d’Israël existe et il doit trouver un terrain de rencontre et de compréhension avec le monde hostile qui l’entoure. Cette solution est la seule possible. J’admets qu’à la première injustice, d’autres se sont ajoutées de la part d’Israël. Le traitement réservé à la population arabe a été à tout le moins blâmable, sinon pire.

La politique d’Israël a eu des aspects racistes et nationalistes que précisément nous, Juifs, aurions dû être les premiers à condamner. Il est absolument inadmissible que les Arabes d’Israël soient traités en citoyens de seconde zone, même s’il existe une égalité sur le plan juridique.

Une troisième injustice (et vous pouvez constate que je ne suis pas en train de simplifier les choses), c’est le fait que je considère comme incontestable que dès la création de l’Etat, la politique israélienne ait suivi de manière trop servile et trop passive là politique étrangère américaine (…). Et cette attitude a facilité l’identification d’Israël avec l’impérialisme, permettant à l’inverse l’identification de la cause arabe avec celle de l’anti-impérialisme.

Mais ici aussi, je ne veux pas simplifier les choses : le monde arabe ne constitue pas une unité. Vous savez aussi bien que moi de quelle manière il est constitué d’Etats et de sociétés tant progressistes que réactionnaires. Quand nous parlons de soutien à l’impérialisme, nous devons quand même toujours nous demander si ce dernier n’est pas mieux servi par les fournitures constantes de pétrole de l’Arabie Saoudite et du Koweït que par les votes d’Israël à l’O.N.U.

En second lieu, nous devons tenir compte des offres de paix réitérées d’Israël, offres que les représentants du monde arabe ont toujours rejetées.

En troisième lieu, on ne peut perdre de vue les déclarations précises, claires et retentissantes des porte-parole arabes proclamant leur volonté de déclencher une guerre d’extermination contre Israël. C’est là un fait qui me déplait terriblement et, malheureusement, il suffit de se documenter pour en avoir la preuve.

C’est dans un tel contexte que la guerre préventive (car tel a été en fait le caractère de la guerre menée contre l’Egypte, la Jordanie et la Syrie) peut et doit être comprise et justifiée.

Actuellement, le problème est le suivant : que faire pour mettre fin à une aussi terrible succession de conflits ? Il se fait malheureusement que, depuis longtemps, l’affrontement entre Israël et les Etats arabes s’est mué en un affrontement entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique, passant de la sphère régionale à celle de la diplomatie, tant publique que secrète, sans compter celle de la concurrence entre les fournisseurs d’armements de part et d’autre.

Comment ramener le conflit à sa mesure originelle ? Nous tous, nous devons essayer dans la mesure du possible de convaincre les représentants d’Israël et des Etats arabes de se rencontrer pour discuter et essayer finalement de résoudre leurs problèmes, qui sont en fait différents de ceux des grandes puissances.

La solution idéale serait que de ces discussions surgisse un front commun, formé par Israël et ses adversaires arabes contre l’attaque des puissances impérialistes.

Il s’agit d’un problème déjà mûr. En effet, dans les Etats arabes aussi — ne l’oublions pas — la révolution sociale reste à faire, révolution qui, peut-être, représente une tâche plus urgente et plus impérieuse que la destruction d’Israël. »

(10-13 juillet 1967).

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