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Maxime Rodinson : éditorial du troisième Bulletin du Groupe de recherche et d’action pour le règlement du problème palestinien

Éditorial de Maxime Rodinson paru dans le Bulletin du Groupe de recherche et d’action pour le règlement du problème palestinien, n° 3, avril-mai 1969

Maxime Rodinson en 1970 (source)

Au moment où paraitra ce numéro, se tiendra un colloque organisé par le GRAPP. Y ont été conviés des groupements de France et de l’étranger qu’anime plus ou moins le même esprit et qui se trouvent placés dans un milieu analogue à celui au sein duquel se situent nos efforts. Le but de ce colloque est de confronter nos réflexions et nos informations en regard d’une évolution rapide du conflit arabo-israélien tant sur le plan diplomatique que sur celui des affrontements militaires. Seule une série de remises au point peut permettre d’adapter nos vues à une situation toujours changeante. Nous nous efforcerons de publier l’essentiel des rapports et échanges de vues que ce colloque aura entendus afin d’alimenter les réflexions de nos lecteurs.

La situation change constamment. Il faut tenir compte de facteurs nouveaux, parfois d’une grande importance. Comment s’orienter à travers cette évolution complexe et multiforme ?

Ceux qui ont choisi le GRAPP pour affirmer leur attitude à l’égard du conflit moyen-oriental étaient très différents, mais la plupart pouvaient s’accorder sur une orientation d’ensemble. Cette orientation est la ligne directrice qui nous permettra de juger des faits, des projets, des situations. Il est tout à fait permis de ne pas ou de ne plus la partager. Mais alors on se situe en dehors du GRAPP.

Comment peut-on la définir ? Je crois que l’essentiel en est la volonté de juger équitablement de ce conflit, de ne pas user de deux poids et de deux mesures. Ce qui nous a fait bouger en juin 1967, c’était la partialité éclatante de la presse et, sous son action, d’une grande partie de l’opinion publique. La volonté de juger équitablement n’implique pas nécessairement de donner raison sur tous les points à une des parties en cause. Nos sympathies peuvent être diverses et inégalement partagées. Comme il est de la nature des projets politiques de ne jamais être intégralement bons ou intégralement mauvais – du fait qu’aucun groupe humain n’est composé d’êtres angéliques ou de monstres à visage d’homme – une telle volonté implique qu’on ne peut appuyer de façon inconditionnelle aucun des mouvements ou aucun des groupes en lutte, si vive que puisse être la sympathie qui nous porte l’un ou l’autre. De plus, les positions des groupes et mouvements politiques changent avec la situation et avec les réflexions de leurs dirigeants sur cette situation. Il est normal et même nécessaire qu’ils n’informent pas à tout moment leurs troupes de la direction de ces réflexions et les mettent parfois, par conséquent, devant des tournants en général longuement préparés dans le silence, mais qui paraissent surprenants aux non-initiés. Cela est inévitable et ceux qui s’engagent à servir une cause par l’intermédiaire d’un organisme donné doivent s’adapter à des situations de ce genre. Mais ceux qui sont au dehors, qui rappellent seulement aux combattants les exigences de la conscience humaine, qui marquent leur approbation ou leur refus de telle thèse, de telle action, de telle attitude, n’ont pas l’obligation de se soumettre à toutes les fluctuations des décisions politiques, stratégiques ou tactiques des dirigeants en cause.

On comprendra donc que nous nous refusions à tenir pour intangible aucune position officiellement affirmée par des gouvernements ou des organisations qui sont partie dans le conflit. De même, la plupart de ceux qui ont adhéré au GRAPP n’avaient aucune prédilection pour l’usage gratuit de la force et c’est même contre le recours à la force de l’un des partenaires le 5 juin 1967 qu’ils se sont élevés. Entendons-nous bien. L’usage de la violence est une nécessité inévitable dans les conflits humains. Mais nous n’avons pas à privilégier cette méthode, à la prôner pour elle-même. Chaque collectivité humaine, par le moyen de ses dirigeants, doit choisir à chaque moment entre les inconvénients et les dangers, (souvent terribles) du recours à la force et les maux que ce recours doit éviter ou les avantages qu’il peut apporter. Choix extrêmement délicat qui met en jeu d’un côté des informations très précises (souvent secrètes) sur les forces en présence, la conjoncture, etc… de l’autre, des options morales. Nul ne peut faire à la place d’un peuple ce choix qui risque de lui attirer des sacrifices parfois énormes. Nul n’a le droit de pousser les autres à se sacrifier. Dès lors, l’étranger, s’il pour les valeurs les plus chères à l’humanité, ne pourra pas condamner le recours à la force d’un peuple pour revendiquer ses droits, mais aussi ne négligera aucun effort pour faire concourir des méthodes non violentes à la marche vers une solution qui tienne compte au maximum des droits respectifs des parties en présence des intérêts communs de l’humanité. Il luttera pour que la solution – à laquelle il faut bien arriver un jour ou l’autre – soit au maximum l’aboutissement de discussions et négociations entre les parties concernées plutôt que l’expression d’un rapport de forces.

Et si cela échoue, si le problème ne se règle que par la force ? Eh bien, ceux qui auront constamment proposé d’autres moyens auront eu au moins l’avantage d’aider l’opinion à déceler mieux sur qui retombe (et dans quelle mesure) la responsabilité de les avoir rejetés.


La situation actuelle est extrêmement complexe. Deux problèmes principaux se posent : la concertation des quatre puissances sur le conflit moyen-oriental, les rapports entre mouvements palestiniens et Etats arabes.

Les quatre puissances se concertent. Si leurs pourparlers ont quelque résultat, ce sera pour proposer – avec toute la force de persuasion qui découle de leur pouvoir – un plan de règlement. Nul ne doute que ce plan sera fondé sur les dispositions de la résolution de l’ONU du 22 novembre 1967, à savoir pour l’essentiel : reconnaissance à tous les Etats de la région de frontières sûres et reconnues, mais évacuation par Israël des régions conquises au cours de la guerre de juin 1967. On sait que l’Egypte, la Jordanie et le Liban ont exprimé nettement leur acceptation de cette résolution, tout dernièrement encore par la bouche du Roi Hussein. On sait aussi qu’Israël ne l’a acceptée qu’avec maintes réticences et maintes réserves, exprimant son intention de conserver au moins une partie des territoires conquis et insistant sur son exigence de négociations bilatérales directes avec les divers pays arabes.

Que peut dire à ce sujet l’étranger soucieux de paix et de justice ? La résolution du 22 novembre 1967 lui paraît raisonnable quoique encore bien loin de la justice parfaite. Elle trace d’ailleurs un cadre sans entrer dans les détails et ceux-ci peuvent être discutés de façon à améliorer encore (quoique toujours partiellement) le texte initial. Certes l’intervention des grandes puissances n’est pas souhaitable en principe dans les différends entre pays moins forts. Mais, si elle peut aider à l’adoption de dispositions raisonnables, il faut s’y résigner.

On entend souvent dire que ces puissances ne sont guère qualifiées pour donner des leçons aux autres, qu’elles ont chacune beaucoup de choses à se reprocher. C’est vrai certes. Mais si, pour une fois, leur immense pouvoir peut servir au bien et à la paix, on serait mal venu à faire la fine bouche. Ceux qui avancent cet argument camouflent le plus souvent ainsi leur rejet des solutions impliquées par la concertation des grands et ceci pour des motifs qui n’ont rien à faire avec un désir de pureté.

Ceci dit, il est vrai que les organisations palestiniennes repoussent, elles, cette résolution. Elle a le grand tort en effet de réduire ses principes de solution pour la question palestinienne à « un juste règlement du problème des réfugiés » (en plus de l’évacuation du territoire de la Palestine cisjordanienne). Les organisations palestiniennes veulent bien plus : un Etat palestinien laïque sur l’ensemble de la Palestine dans ses limites au temps du mandat britannique. On comprend de leur part cette revendication. Mais une revendication est une chose, autre chose les voies et moyens de la faire aboutir, autre chose encore les compromis éventuellement acceptés lorsqu’aucune des deux parties en lutte n’a réussi à faire plier les genoux à l’autre. Il faudrait avoir une prescience divine pour savoir comment se terminera en définitive le conflit sur la terre palestinienne. Laissons ceux qui se croient dotés de ces pouvoirs surhumains à leur mégalomanie. L’acceptation de la résolution du 22 novembre 1967 ne mettrait certainement pas fin à la revendication palestinienne et n’a pas à y mettre fin.

C’est ce qu’ont bien compris les dirigeants du plus important des mouvements palestiniens en reconnaissant aux Etats arabes le droit de lutter pour cette acceptation. Il serait ridicule de notre part de vouloir faire de la surenchère avec eux. Sur le plan des principes où nous nous tenons en tant que gens de l’extérieur, nous devons seulement marquer nettement que les Palestiniens ont droit à revendiquer une existence nationale autonome et que, d’une manière ou d’une autre, le plus pacifiquement qu’il est possible, l’application de la résolution de l’ONU devra être complétée sur ce plan.

Un problème grave se pose ici, soulevé par certains de nos adhérents : les relations entre la Palestine et la Jordanie. Il est vrai que la frontière du Jourdain est assez artificielle comme d’ailleurs toutes les frontières de l’Asie arabe fixées en 1920 par les puissances. Mais, depuis près d’un demi siècle, des réseaux d’intérêts, et d’aspirations communs se sont créés à l’intérieur des nouvelles frontières. Les fluctuations de la frontière israélo-jordanienne depuis vingt ans ont encore rendu la situation plus complexe et plus floue dans ce cas précis. Ce n’est pas aux étrangers que nous sommes à émettre des opinions tranchantes sur ces sujets. Ce sera aux populations elles-mêmes à régler le problème. Nous demandons seulement qu’elles aient la liberté de la faire avec la liberté la plus grande.

Telles sont les positions sur lesquelles, semble-t-il, la plupart d’entre nous peuvent s’accorder. Elles seront discutées au cours du colloque des 3 et 4 mai. Il importera aussi de voir comment notre appui moral à ces lignes de pensée peuvent avoir une influence concrète, fût-elle légère, sur le cours des évènements. La catastrophe n’est jamais la solution la plus sûre, ni la plus souhaitable.

Maxime RODINSON

P.S.

Les idées exprimées ci-dessus l’ont été à titre personnel. Les membres du GRAPP, les responsables du collectif notamment, peuvent avoir des opinions différentes sur ces sujets. Une des tâches du colloque des 3 et 4 mai sera justement d’en discuter. Le fait de les avoir exposées nettement facilitera leur discussion. Attirons cependant l’attention sur un point. On n’en est pas quitte avec un problème politique, en avant défini une solution idéale et un objectif lointain. Il faut aussi traiter des étapes, des objectifs immédiats, des possibilités et des contraintes existantes.

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