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Albert Memmi : Pour une solution socialiste du problème israélo-arabe

Article d’Albert Memmi paru dans Eléments, revue du Comité de la gauche pour la paix négociée au Moyen-Orient, n° 1, décembre 1968, p. 3-4

Albert Memmi, droits réservés, collection du MAHJ (source)

PARMI les carences et les erreurs de la gauche européenne, pendant ces dernières décades, l’Histoire retiendra probablement sa méconnaissance du renouveau, ou de la solidité, du fait national ou ethnique, principalement chez les peuples opprimés.

Entendons-nous bien : non que le fait national soit une valeur en soi, qu’il faille exalter — ce que fait le nationaliste de conviction. Et l’on comprendrait fort bien que la gauche, universaliste, puisse être impatiente, ou méfiante, devant la réaffirmation des groupes restreints. Mais il s’agit là de faits, dont la sous-estimation a conduit la gauche à une interprétation erronée des événements et, par suite, à une inefficacité flagrante.

La première fois où cette carence est apparue avec évidence, ce fut au début de la guerre d’Algérie. Alors que les Nord-Africains réclamaient une libération nationale, et s’intitulaient nationalistes, et patriotes, repoussant à plus tard, à tort ou à raison, l’édification d’un programme économique et social, les hommes de gauche qui consentaient à les aider, exigeaient d’abord la caution d’un tel programme. Sans parler du P.C. qui n’a jamais accepté de bon cœur que cette libération ne se fasse pas sous sa direction, et même sous la direction, au moins indirecte, du P.C. métropolitain : autrement dit, il niait même une autonomie nationale relative des peuples colonisés.

Nous ne reprendrons pas ici une analyse que nous avons déjà faite maintes fois ; nous avons également montré l’origine de cette erreur : l’entêtement à ramener au schéma de la lutte des classes, tous les conflits sociaux, alors qu’il existe manifestement plusieurs autres types de conflits. Ajoutons que l’aveuglement de tant d’hommes de gauche, à l’époque, était tellement complet, malgré les faits, malgré les avertissements, que nous fûmes conduits à nous poser une deuxième question : pourquoi refusaient-ils si obstinément de voir qu’il s’agissait de luttes nationales ? Et nous fîmes l’hypothèse que, sous des dehors internationalistes et universalistes, peut-être avaient-ils en fait eux-mêmes, une conduite nationaliste : ils ne supportaient pas de voir leurs ex-colonisés devenir totalement indépendants. L’internationalisme aurait peut-être permis de les conserver dans une espèce de fédération socialiste, comme aujourd’hui on recherche patiemment je ne sais quelle communauté culturelle ou même linguistique. Le résultat en fut, en tout cas, une paralysie à peu près complète. Et l’affaire s’est finalement réglée entre les nationalistes et la bourgeoisie (par l’intermédiaire du gaullisme).

La deuxième occasion où nous avons pu vérifier la fausseté, et la naïveté, des interprétations d’un grand nombre de nos camarades de gauche nous a été fournie par le conflit israélo-arabe, qui nous occupe ici. On sait comment on a aussitôt proposé une lecture similaire de cet antagonisme : il s’agirait d’une lutte entre socialisme et impérialisme, le socialisme étant représenté par les Arabes et l’impérialisme par les Juifs.

Une fois de plus, l’explication est tellement dérisoire, et contraire à un simple examen des faits, qu’on se demande pourquoi une si grande partie de l’opinion de gauche s’accroche à des schémas si manifestement inadéquats. L’inventaire des forces « socialistes » arabes est éloquent : Hussein de Jordanie, soutenu lui aussi par les Américains ? Le roi Fayçal d’Arabie ? Le colonel Boumedienne, dictateur militaire qui a renversé Ben Bella, pour le moins plus socialiste que lui ? Le roi du Maroc ? Bourguiba ? Même l’Egypte et la Syrie sont-ils plus socialistes qu’Israël ?

Il est vrai que l’on retrouve ici la fameuse pirouette : objectivement, les Arabes, même féodaux, sont des socialistes, car ils sont dans le sens de l’Histoire. Dieu que le vent de l’Histoire a tourné ces derniers temps ! La Yougoslavie, contre laquelle il a soufflé si fort, s’est retrouvée dans la bonne position ; la Tchécoslovaquie semble hésiter dangereusement ; la Chine, espoir de la Révolution mondiale, n’est-elle pas aujourd’hui l’obstacle principal, nous dit-on, à l’unification du monde socialiste ? Et demain le Viet-Nam ? Et Cuba ? La vérité, plus banale, n’est-elle pas que le sens convenable de l’Histoire, et celui du vent, serait celui indiqué par les pancartes russes, quelle que soit la réalité de l’Histoire et de la météorologie ? Le monde arabe est baptisé socialiste simplement parce qu’il est voulu tel par l’URSS, et Israël impérialiste pour la même raison. Et la question supplémentaire que nous nous sommes posée alors fut la même que celle que nous nous étions posée plus haut : pourquoi les Russes soutiennent-ils les Arabes et condamnent-ils Israël ? La vraie raison est-elle dans ce schéma simpliste et manifestement faux de socialisme arabe contre impérialisme israélien, ou dans les intérêts actuels russes de prendre pied en Méditerranée ?

Le plus curieux de cette affaire est que, de tout cela, tout le monde convenait aisément… et nous aussi. A cette différence près, que nous proposions d’appeler les choses par leur nom, c’est-à-dire d’expliciter honnêtement ce qui nous paraissait la seule interprétation correcte des événements actuels, c’est-à-dire :

1) Les peuples arabes ont commencé, ou achèvent, leurs libérations nationales. Et cela, comme tel, nous paraissait légitime. De même que nous avions trouvé légitimes les décolonisations, comme mouvements nationaux. Nous n’eûmes pas besoin de les baptiser socialismes pour en admettre le bien fondé.

2) Mais le sionisme est également le mouvement de libération nationale des Juifs. Et nous le trouvions également légitime. Loin, à cause de cela, de le soupçonner et de le condamner pour impérialisme, nous pensons qu’il devrait être défendu, comme tel, par tous les progressistes du monde.

Car, ajoutions-nous, les mouvements de libération nationale sont, comme tels, progressistes : puisqu’ils tendent à abolir une oppression. Or qu’est-ce que le sionisme sinon l’effort le plus cohérent, jamais entrepris, pour répondre à l’oppression subie par les Juifs dans le monde ?

Alors, le socialisme n’a-t-il rien à voir ici ?

Si : dans la recherche des solutions. Etre socialiste ne dispense pas de procéder d’abord à des analyses correctes ; nous n’avons pas cessé, depuis des années, de réclamer cet effort de nos camarades de gauche, au risque de les exaspérer quelquefois par nos critiques. Sans cette exacte appréciation de la réalité sociale, les socialistes se condamnent à l’inefficacité. C’est ainsi que l’ignorance immense de la gauche en matière économique a pratiquement laissé à la bourgeoisie la maîtrise de la vie économique et financière du pays. Cette analyse n’est ni socialiste ni bourgeoise, elle est un processus de connaissance indispensable, qui ne doit pas être faussée à priori par une dogmatique, ou une influence révolutionnaire, aussi stupides et nocives que n’importe quel préjugé.

Par contre, ce qui peut être socialiste, ce sont les options. A partir de cette analyse correcte, et de sa formulation non tactique, on peut décider d’une solution socialiste, ou libérale, ou fasciste.

Quelles sont donc nos options ?

Elles nous paraissent alors s’imposer avec évidence pour tout homme de gauche. Nous voulons la liberté et la prospérité des peuples arabes (et qu’on nous permette de dire, avec gêne, tant est la surenchère actuelle, que nous ne reconnaissons à personne le monopole des amitiés arabes). Mais cette liberté et cette prospérité des peuples arabes ne doivent en aucun cas signifier l’oppression des Israéliens, ou le maintien de celle des Juifs dans le monde. Pour ne pas parler de l’extermination annoncée et jamais réellement démentie. Voilà, nous semble-t-il, le critère le plus sérieux pour savoir si l’on se trouve devant une attitude de gauche ou non : si l’on veut sincèrement cet accord qui tienne compte de l’existence, de la liberté et des intérêts des deux partenaires. Voilà la seule solution véritablement socialiste. Et pour nous, tous ceux qui posent des conditions telles qu’elles rendent ce dialogue impossible dans l’immédiat (par exemple l’évacuation préalable : préalable à quoi ?), ou qui mettraient en péril, à brève échéance, l’existence de tel ou tel Etat, trichent. Et trichent par rapport à leur proclamation de foi socialiste. Et si nos camarades socialistes arabes continuent à dénier Israël le droit politique à l’existence, ils ne se conduisent pas en socialistes, mais uniquement en nationalistes, précisément. Cela dit, les difficultés restent énormes, certes, et nous avons montré ailleurs que, contrairement à un certain optimisme historique, il n’existe pas une solidarité automatique des opprimés, dont les intérêts peuvent se trouver en conflit. Mais nous ne les croyons pas insolubles. Au contraire, dans cette perspective, diverses solutions sont possibles, dans l’immédiat, et en tenant compte d’une évolution économique, culturelle et passionnelle des peuples en présence. Encore faut-il vouloir sincèrement promouvoir ce monde socialiste pour lequel nous luttons. Et pour cela commencer par poser correctement et clairement les problèmes.

Albert MEMMI

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