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Maurice Joyeux : Albert Camus de Herbert Lottman (éditions du Seuil)

Article de Maurice Joyeux paru dans Le Monde libertaire, organe de la Fédération Anarchiste, n° 287, 9 novembre 1978

C’EST avec émotion que j’ai ouvert ce livre sur un homme qui fut mon ami. Amitié d’idée, faite de rencontres circonstancielles, n’allant jamais jusqu’à l’intimité. Les biographies sont redoutables, elles vous font connaître toute une face cachée d’un être. C’est probablement pour cela que l’auteur, dans sa dédicace, pose le problème du souvenir d’un homme qu’on a aimé !

Bien que modestement, Herbert Lottman, à propos de cette biographie d’Albert Camus, nous dit qu’il ne s’agit que d’une contribution à l’étude de l’homme et de son œuvre, on ne voit pas bien, en dehors des commentaires, ce qu’on pourrait ajouter à ce travail remarquablement documenté, nourri de citations, qui ne laisse rien dans l’ombre et qui suit l’écrivain de sa naissance à sa mort. Naturellement le lecteur, comme moi-même, y découvriront un Camus inconnu comme chacun de nous reste inconnu par certains côtés, même de ses proches. Mais ce qui intéressera le lecteur, c’est surtout l’écrivain, le journaliste, le politique, et le biographe américain nous fait redécouvrir le Camus que, pour ma part, j’ai bien connu et dont chacun se souvient. Il le fait sans excessive complaisance et il a bien raison. Son procédé relève parfois de la dissection et sur les passages discutables de la vie de Camus, il présente tous les aspects du problème sans prendre part, laissant au lecteur le soin de juger.

Mais où l’honnêteté de Lottman éclate, c’est justement lorsqu’il décrit les biens qu’entretient Camus avec les syndicalistes révolutionnaires, avec les pacifistes, avec les anarchistes espagnols ou français et avec moi-même, bien passé pieusement sous silence par ses précédents biographes.

Camus va déboucher sur la scène littéraire et politique au lendemain de la Libération. Deux œuvres et un journal vont le rendre célèbre : Le mythe de Sisyphe, L’Etranger et Combat. C’est la période folle de St Germain des Prés, peuplé d’écrivains « existentialistes » dont tous n’ont pas été aussi résistant qu’ils veulent bien le dire et qui se pressent autour d’un pape, Jean-Paul Sartre. Sartre dont l’œuvre, aujourd’hui bien défraîchie, recopie le marxisme en changeant les virgules de place, ce qui a comme avantage de se donner un air original sans perdre les lecteurs communistes qui, pour un temps, se comptèrent par dizaines de milliers. Camus, qui n’a jamais été existentialiste, va se joindre à eux pour un temps, mais leur attitude serve en face des communistes l’obligera à s’éloigner et c’est pendant cette période que je l’ai connu.

Vingt-cinq ans et plus ! Que tout cela est loin ! Lottman explique parfaitement les rapports qu’eut Camus avec les militants révolutionnaires, et l’appui qu’il reçut d’eux au moment où la parution de L’Homme révolté déclencha la colère de tous les petits intellectuels qui donnaient la leçon aux travailleurs en les encourageant à rejoindre les communistes ! Il faut relire Les communistes et la paix de Sartre pour comprendre jusqu’où la bêtise de ce dernier et de ses amis pouvait aller. Le livre de Camus faisait voler en éclat la suffisance et la médiocrité intellectuelle de tous ces personnages. Depuis, nous avons vu le Sartre aller faire le guignol devant chez Renault pour amadouer une extrême-gauche sur laquelle il crachait autrefois, et l’extrême-gauche est passée, indifférente ! Aujourd’hui, ce qui reste de ces « existentialistes » proclame comme une révélation ce qu’avec Camus nous proclamions alors et qui nous valait leurs insultes. Et seulement au regard du souvenir, le livre de Lottman sur Camus sera une utile contribution à l’histoire de notre temps et servira à démystifier ces « révolutionnaires » de facultés, qui, disait Camus, « placent toujours leurs fauteuils dans le sens de l’histoire ».

Mais ce livre a bien d’autres mérites. Il nous fait comprendre la difficulté de la création, la technique de Camus qui s’appuie à la fois sur le roman, sur l’essai, sur le théâtre pour définir l’absurde de l’existence et proposer la révolte comme remède.

« Vous n’êtes pas un philosophe, monsieur Camus » proclamaient alors des personnage importants de l’époque dont tout le monde ignore aujourd’hui les noms. C’était peut-être vrai, mais, je vous le demande, qui aujourd’hui aurait l’idée de lire L’Etre et le Néant ? Alors que L’Homme révolté se lira tant qu’il restera trace d’oppression sur cette terre.

En tout cas, je recommande à nos lecteurs cette biographie qui leur fera connaître Albert Camus, l’histoire politique de l’après-guerre et la présence modeste mais réelle de la Fédération Anarchiste et de ses militants dans ses luttes. C’est un livre écrit lestement, qui fourmille d’anecdotes, les unes amusantes, les autres tragiques. Albert Camus était un personnage de théâtre. Au centre de ce livre qui le décrit, il apparaît, par la grâce de l’auteur, comme un homme décidé à épouser son temps et c’est peut-être ce que j’ai retenu de plus profond des rapports que nous eûmes dans un Paris qui se remettait mal de la guerre.

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