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Maurice Joyeux : Albert Camus. La Révolte et la Mesure !

Article de Maurice Joyeux paru dans La Raison, mensuel de la libre pensée, n° 244, 24e année, mars 1980, p. 16


Il y a vingt ans, Albert Camus disparaissait à la suite d’un accident de voiture qui illustrait l’absurdité de notre temps qu’il avait si magistralement analysé dans un de ses ouvrages les plus importants, « Le mythe de Sisyphe ».

Vingt ans déjà ? Et on ne peut comprendre parfaitement l’œuvre de Camus et l’émotion que souleva sa disparition prématurée si on ne connaît pas le climat qui était celui où baignaient les intellectuels de gauche ou d’extrême-gauche à cette époque. De Gaulle régnait ! La guerre d’Algérie posait des problèmes à ceux qui n’ignoraient pas que la décolonisation aboutirait, après le départ de l’armée et de l’administration françaises, à l’exploitation du peuple algérien par sa propre bourgeoisie formée dans nos écoles et appuyée sur deux mythes qui ont fait leurs preuves : la patrie et la foi ! Les parts politiques tenus en laisse brassaient du vent, la bourgeoisie prospérait, le peuple aussi ! Les miettes que celle-ci consentait à laisser tomber dans l’assiette de celui-là paraissaient aux uns festin de roi, aux autres la récompense d’un combat syndical de routine que seuls le retour de de Gaulle et la guerre d’Algérie avaient animé. Les travailleurs faisaient des grèves alimentaires, la bourgeoisie, des affaires juteuses ! Les politiciens faisaient des lois idiotes, les intellectuels de la littérature ! Sartre tonnait contre ceux, dont nous étions avec Camus, qui en montrant le vrai visage du communisme russe, risquaient de désespérer Billancourt. Malraux, oubliant « L’Espoir », se livrait à des incantations artistiques dont le Général était le sujet Mauriac, vieillard acariâtre, prêchait une foi sociale sur un ton qui sentait les bûchers promis par l’ancien testament. Breton se complaisait dans un silence hautain. Par contraste, toute la petite monnaie de ces écrivains qui dominaient leur temps, s’agitait autour d’eux comme la mouche du coche !

Cependant, dans les préaux d’école, sous l’impulsion d’organisations d’extrême gauche, les esprits commentaient à bouillonner, exaltés par des sentiments nobles souvent mal définis qui allaient du pacifisme de Gary Davis à un anticolonialisme représenté par un F.L.N. nationaliste et religieux, d’un socialisme de caractère libertaire à un marxisme qui débordais Lénine pour rejoindre Rosa Luxembourg. Le monde intellectuel classique était rejeté par cette jeunesse, un vide se produisit que ne combleront ni Malraux, ni Mauriac, ni Sartre. Et cette jeunesse se reconnaîtra dans André Breton et Albert Camus. Camus ne connaîtra pas cette grande fête révolutionnaire de 1968 qu’il avait préparée en dénonçant l’absurdité de l’existence et la nécessité de la révolte dans deux ouvrages capitaux : « Le mythe de Sisyphe » et « L’homme révolté ».

En effet si on met à part la « Chute », son dernier texte, où il se penche sur lui-même et sur nous tous et où il peint sans complaisance l’homme qui entend un cri de détresse et poursuit son chemin sans se retourner en donnant des raisons à sa lâcheté : trop tard, trop loin ! l’œuvre d’Albert Camus quelles que soient les techniques qu’elle utilise, théâtre, essais, romans se regroupent, s’alignent, s’épaulent autour de ces deux monuments de la pensée contemporaine.

L’absurde, c’est le « Mythe de Sisyphe », « Caligula », « L’Etranger », le révolté c’est « L’homme révolté », « Les Justes », « La Peste ». L’œuvre de Camus est un constat qui aboutit à un appel à la révolte. Et c’est la mesure dont il en parle qui donnera son élan à la révolte qu’il propose ! Son vocabulaire est mesuré, son jugement sans complaisance, son ton grave ! Servi par un style simple, pur, d’où sont bannies toutes complaisances qu’adorent les auteurs qui clignent de l’œil vers les horizons divers où se tiennent des lecteurs potentiels. Dans « L’Homme révolté », il remettra à leur vraie place « les héros révoltés » chers à la littérature d’avant-garde et on ne lui pardonnera pas d’avoir fait la différence entre la révolte des « dandys » et l’autre, la vraie et d’avoir séparé chez Baudelaire, chez Rimbaud et quelques autres, l’homme médiocre et souvent méprisable de l’artiste génial ! Le dernier chapitre de « L’homme révolté » est un cri d’espoir en faveur du syndicalisme révolutionnaire face aux politiciens. Sartre qui prétend ausculter la conscience révolutionnaire lancera contre Camus des personnages dont, depuis, personne n’a plus entendu parler. Et ce sera la grande querelle des littérateurs énervés autour de l’œuvre de Camus. Tous les coups seront permis, tous les anathèmes furent prononcés. Le prix Nobel mit le comble à l’indignation de tous les écrivaillons qui essayaient de survivre dans le Quartier latin, chacun se considérant comme offensé de voir la distinction aller à un hérésiarque de la théologie marxiste. Il faut croire que les foules sont « bêtes », car Camus disparu, l’œuvre continua à se vendre parmi la jeunesse. Elle n’a pas connu ce purgatoire où rentre un grand écrivain après sa disparition. Et si, aujourd’hui, quelques commentateurs font semblant de la redécouvrir, elle est restée le plus fort tirage du Livre de Poche. Mais il faut bien le constater, ce qui a puissamment contribué à maintenir cette littérature dans l’actualité, c’est la carrure philosophique de l’écrivain.

« Vous n’êtes pas un philosophe », écrivait un personnage dont je ne me souviens plus du nom, mais c’est sans importance, en parlant de l’homme révolté. En réalité, la philosophie de Camus, c’est la philosophie du réel qui appelle un chat un chat, et Rimbaud marchand d’armes, un personnage méprisable, mieux, lamentable, même lorsqu’on essaie de le déguiser en partisan de la Commune !

Mais si l’écrivain reste un des plus puissants analystes de son temps, c’est à travers le journaliste que se révèle l’homme d’action en lutte contre l’injustice. [D’ « Alger républicain »] à « Combat », Camus ne va pas cesser de défendre les humiliés et les outragés. Il le fera avec une hauteur de vue qui agacera ses confrères qui lui reprocheront d’être un « moraliste » ! Il avait commencé sa longue lutte contre tous les despotismes en défendant les arabes spoliés par le colonialisme, il soutiendra la résistance à Franco, protestera contre le massacre des communistes grecs, contre l’agression communiste en Hongrie. On ne fera jamais en vain appel à lui chaque fois que, par le monde, des hommes pourriront dans les prisons, victimes de la raison d’Etat ? Et il le fera sans se préoccuper de leurs opinions politiques, philosophiques et religieuses.

Cette élévation d’esprit, ce sentiment que l’attitude est inséparable de l’action révolutionnaire, ce qui est le contraire du léninisme, fera espérer à certains catholiques la venue parmi eux de l’écrivain. Sa réponse sera
claire. On trouve dans la série des « Actuelles » la conférence qu’il fit aux Dominicains. Il respecte la foi, mais, lui, reste en dehors de ces métaphysiques de consolation, et dès les premières pages de « L’homme révolté », il nous apprend que l’homme révolté se hisse à la hauteur de la divinité pour la contester et finalement prendre sa place. Ecoutons-le :

« Je n’aime pas les prêtres qui sont anticléricaux pas plus que les philosophies qui ont honte d’elles-mêmes. Je n’essaierai pas pour ma part de me faire chrétien devant vous. Je partage avec vous la même horreur du mal. Mais je ne partage pas votre espoir… »

Albert Camus fut essentiellement un esprit en mouvement, avide de comprendre ne rejetant aucune proposition sans l’avoir mûrement digérée ce qui le conduira d’un passage rapide au parti communiste à cet humanisme libertaire dont le dernier chapitre de « L’homme révolté », la pensée de midi, est profondément imprégné. Ecoutons-le encore une fois :

« Le jour, précisément où la révolution césarienne a triomphé de l’esprit syndicaliste et libertaire, la pensée révolutionnaire a perdu en elle-même un contrepoids dont elle ne peut sans déchoir se priver… L’histoire de la première Internationale où le socialisme allemand lutte sans arrêt contre la pensée libertaire des Français, des Espagnols et des Italiens, est l’histoire des luttes entre l’idéologie allemande et l’esprit méditerranéen. La commune contre l’Etat, la société concrète contre l’absolutisme, la liberté réfléchie contre la tyrannie rationnelle, l’individualisme altruiste enfin contre la colonisation des masses… Traduisez, une fois de plus, la longue confrontation entre la mesure et la démesure qui anime l’histoire de l’Occident depuis le monde antique. »

Les dernières années d’Albert Camus furent assombries par la guerre d’Algérie et de nombreuses critiques s’élevèrent contre l’attitude de l’écrivain à propos de ce conflit douloureux. Herbert R. Lottman dans sa magistrale biographie d’Albert Camus nous a parfaitement résumé les sentiments de l’homme né à Alger et qui furent ceux de beaucoup d’autres hommes se réclamant de la gauche et de l’extrême-gauche. L’Algérie était la terre natale, où reposait la famille, elle avait été le milieu où avait baigné leur jeunesse. Et même ceux qui, comme Camus avaient lutté pour l’émancipation des arabes, ne pouvaient pas l’oublier. Nous n’étions pas d’accord avec eux, nous ne les comprenions pas… oui mais nous n’étions pas Algériens. Camus, lui, se réfugia un instant derrière un rêve, la solution brésilienne, c’est-à-dire la fusion de toute la population quelle que soit son origine, pour former une nation. C’était trop tard, bien trop tard, mais on peut penser que si le projet Blum-Viollette de 1937 avait eu un commencement d’exécution, cette solution eut été possible. Je peux pour ma part témoigner que pendant cette période Camus ne négligea aucun effort pour sortir de prison ceux qui luttaient contre la guerre d’Algérie et j’eus sur ce sujet une longue conversation avec lui. Je le revois avec ce sourire sceptique et railleur qui le caractérisait, me demander si j’étais sûr d’être « bien dans la ligne » !

Vingt ans se sont écoulés, les querelles se sont apaisées, les hommes de ma génération se penchent sur leur passé, font l’inventaire. Quelques grands noms, quelques grandes œuvres s’étagent sur cinquante années de luttes. Des livres qui sont des points de repère, d’un fatras d’ouvrages que personne ne lit plus et qui ne seront plus que des titres au troisième millénaire. Trois d’entre eux auront marqué leur époque : « Le manifeste du surréalisme » d’André Breton, « La condition humaine » d’André Malraux, « L’homme révolté » d’Albert Camus, trois ouvrages fondamentaux qui, curieusement, soulevèrent la colère des staliniens et qui seront lus jusqu’à la fin des temps.

Les manifestations qui marquent le vingtième anniversaire de la mort d’Albert Camus furent nombreuses. Elles réunirent tous ceux qui avaient été ses amis. J’allais écrire « la messe fut parfaitement réussie », il n’y manquait que ce petit brin de la pensée libertaire que Camus accrochait volontiers au revers de son veston. Qu’importe après tout, des convenances, dues à un prix Nobel et qui font baisser les yeux avec pudeur, personne ne pourra effacer « L’homme révolté », ce qui est sa conclusion du Passage de Midi, qui est la justification du syndicalisme révolutionnaire et de l’esprit libertaire !

Maurice Joyeux


Sur Camus, à consulter :

Herbert R. Lottman : Albert Camus, éditions du Seuil.

Joyeux : L’anarchie et la vie quotidienne, éditions Casterman.

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