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Terrorisme et bureaucratie

Article paru dans Lutte de Classe, janvier 1969, p. 6-7

Show of strength … protests in Paris, 1968. Photograph: Sipa Press/REX/Shutterstock (Source)

Une demi-douzaine de gros pétards ont explosé il y a quelque temps devant des succursales Citroën ; à la même époque, au Quartier Latin, un café fréquenté par des fascistes du Mouvement « Occident » était incendié ; depuis, d’autres incidents ont également eut lieu en divers autres endroits ; des arrestations ont été opérées.

Pour quelques observateurs, il s’agirait de provocations policières destinées à fournir un prétexte à la répression ; ci c’est vrai, il n’est que temps de se préparer à y échapper.

D’autres laissent entendre que ces actions sont le fait de militants révolutionnaires. Dans ce cas, il n’est pas inutile de montrer quelques uns des traits fondamentaux du « terrorisme » – bien que le mot soit largement exagéré pour designer ce qui s’est produit.

Certains, qui ne dépassent pas les apparences de la réalité, estiment que le Mouvement de Mai-Juin a été déclenché grâce aux « actions exemplaires » d’une minorité. Ils pensent donc que le principal problème à résoudre actuellement est de découvrir et de réaliser de nouvelles actions exemplaires adaptées à la nouvelle situation. A partir de là, ils croient que la minorité radicale réapparaîtra en milieu étudiant, l’embrasera et servira de « détonateur » à une grève générale ouvrière. On voit combien le terrorisme est avant tout une idéologie basée sur un mélange de « bons » sentiments et de mauvaise conscience. Les terroristes sont, au fond, toujours des gens désespérés par l’échec du mouvement révolutionnaire et animés par l’espoir que leurs actions le relancera ou le provoquera. Pour eux les conditions de la révolution sont toujours données, si elle ne se produit pas, ce n’est qu’une question de volonté, d’exemple à donner.

La situation actuelle, le reflux après la formidable vague du printemps, permet de comprendre que de jeunes révolutionnaires ont pu se laisser prendre au mirage de l’activisme terroriste d’autant plus aisément qu’il se justifie valablement en certaines circonstances. L’action contre le café fasciste était une réponse à des agressions précédentes commises par « Occident ». L’usage de la violence fut si efficace que l’extrême-droite en est restée stupéfaite et que, comble de l’ironie, c’est « Occident » qui fut dissous par le pouvoir. La nécessité de la riposte violente aux menées fascistes est une évidence ; qu’elle se produise sous une forme ou sous une autre, par des actes isolés ou de masse, n’est qu’une question de circonstances.

Cela dit, la pratique du terrorisme, en général, n’est pas justifiée pour autant.

Les pétards contre Citroën, par exemple, se voulaient une énergique et significative protestation-avertissement contre les méthodes policières utilisées par les dirigeants de l’usine contre les ouvriers. Cela ne fut pas compris ainsi du public, mais permit par contre aux flics de la CGT de dénoncer les « gauchistes » de l’usine. Le résultat de l’opération fut donc de gêner ceux qu’elle souhaitait soutenir. Le retournement du geste indique assez son caractère « aliéné » pour qu’on s’interroge sur ses causes.

Le terroriste VEUT, par des actions spectaculaires et bruyantes, réveiller les masses qu’il ESTIME endormies : il fait de l’impatience le critère de l’opportunité de l’action et de la volonté le moteur de l’histoire. Il sous-estime ou même ne comprend pas la lutte de classe concrète. Il ne voit pas qu’en privilégiant la volonté, il s’enferme dans le domaine de la politique spécialisée ; qu’il ne pourra plus dépasser la séparation entre lui et les masses. Du même coup, il nage en pleine idéologie, lui qui affirme la mépriser au nom de l’action. Le terroriste refuse de reconnaître la réalité pour ce qu’elle est, alors, au lieu de la comprendre, il tente désespérément de la forcer à rentrer dans le cadre de son idéologie. Le terroriste veut modifier le cours de l’histoire, sans tenir compte des forces réelles qui la font. Aussi, pour lui, la question de la révolution se résume à un simple mécanisme : les progrès de la révolution sont ceux de l’organisation conspirative à laquelle il appartient. Comme il est en plein idéalisme, il s’organise selon les principes capitalistes bourgeois et bureaucratiques. Non seulement il se conduit comme s’il détenait à lui seul la conscience absolue – les autres n’étant que matière – mais encore ce travers est démesurément exagéré – sans qu’il soit contrôlable – puisqu’étant dans la clandestinité ; la hiérarchisation la plus absolue est la clé de sa survie en tant que terroriste. Coupé de la masse, il reproduit en son sein les rapports sociaux contre lesquels il croit lutter. Nécessairement, ses rapports finissent par modeler toute la structure dans laquelle ils opèrent.

Par là le terrorisme rejoint les conceptions bureaucratiques basées sur le postulat que la classe ouvrière, étant spontanément réformiste, il faut
lui apporter la conscience révolutionnaire de l’extérieur. Il n’est pas hors de propos de rappeler ici que Lénine justifiait ses principes d’organisation ultra centralisée et ultra hiérarchisée par les impératifs de la clandestinité. Les mêmes causes produisent les mêmes effets et l’on voit bien que la différence des apparences cache une réalité commune : le terrorisme est l’aboutissement logique et inéluctable de la théorie de la minorité agissante. L’anarchisme et le léninisme, chacun à leur façon, ont une essence terroriste. Ils ne sont que la négation du capitalisme, ils ne sont pas son dépassement. Anarchisme, et léninisme sont des avatars du capitalisme.

Le dépassement du capitalisme, sa destruction définitive, se feront par d’autres voies parce que « l’action et le but du prolétariat lui sont tracés
visiblement et irrévocablement, dans les circonstances mêmes de sa vie, comme dans l’organisation de la société bourgeoise actuelle » (Marx, Sainte Famille) et non par une quelconque équipe dirigeante aussi courageuse, dévouée, « consciente » soit-elle. L’organisation terroriste, comme toutes les formes bureaucratiques, trouve son contenu hors d’elle, tandis que la classe ouvrière est la seule forme possédant en elle-même le contenu de la révolution. C’est pour cette raison que « l’émancipation du prolétariat sera l’œuvre du prolétariat lui-même ». Toute autre tentative aboutirait à instaurer un régime bureaucratique capitaliste sinon au sacrifice inutile de militants.

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