Article d’Yves Rochefort paru dans Le Monde libertaire, n° 296, 11 janvier 1979, p. 5 et 8
ECRIRE un article sur Israël est un exercice périlleux, surtout si l’on veut évoquer l’avenir du Moyen-Orient. Du coup d’éclat de Anouar el Sadate à la Knesset aux espoirs déçus de Camp David, les rebondissements de l’actualité peuvent rendre caduques les prévisions les plus raisonnables. L’état de belligérance ne durera pas éternellement et un jour la paix sera signée entre les différents Etats et une vie différente commencera pour tous les habitants du Levant. Mais quelle paix ?
Face au problème de la guerre et de la misère dans cette partie du monde, les libertaires doivent avoir une position claire. Comme l’indiquait Maurice Joyeux dans une brochure consacrée au problème de la Palestine, seul compte pour nous le destin des individus, et nous éprouvons un intérêt médiocre pour les combinaisons des gouvernements et des puissances économiques. Mais il faut balayer les idées fausses et les a priori mortels. Il faut aussi rappeler quelques faits historiques incontestables et quelques vérités premières (1).
Le sionisme
Avant d’aborder la nature des relations futures entre les différentes populations locales (ce qui est leur affaire pour laquelle nous n’avons pas de leçons à donner) affirmons un principe essentiel : chaque homme a le droit de bâtir sa vie dans n’importe quel point du globe, en foi de quoi les juifs, les arabes musulmans et chrétiens, les druzes, etc., sont chez eux en Israël, au même titre qu’un émigré camerounais est chez lui en France et qu’un émigré italien est chez lui aux Etats-Unis. Les émigrés dits sionistes sont chez eux en Israël, au même titre que toutes les populations autochtones, et la majorité de ces émigrants n’a jamais eu l’intention de faire disparaître par la violence les membres des autres communautés. La critique que nous pouvons faire du sionisme serait celle de la tendance à créer un Etat où la communauté juive aurait une position dominante. Cette tendance a triomphé lors de la création d’Israël qui a décrété, entre autres, que la religion juive serait la religion officielle. Cette erreur historique a été avalisée par toutes les grandes puissances lors du vote de l’ONU en 1948. Elle a contribué à cristalliser au cours, des années l’opposition à la permanence de l’Etat d’Israël.
Coexistence arabo-juive ?
Dès l’origine, l’installation des colons israéliens s’est heurtée à l’hostilité des résidents arabes. Contrairement à une légende tenace, l’Etat d’Israël jusqu’en 1948 n’a pas été créé par la force, mais par l’achat de toutes les terres possédées par les émigrants. Un exemple entre mille : le territoire de Tel-Aviv a dû être acheté deux fois et n’a pu être occupé que sous la protection des groupes d’auto-défense. Arthur Kœstler, dans son livre La tour d’Ezra, raconte admirablement cette page d’histoire contemporaine (2).
Israël aujourd’hui
Israël est une terre de contrastes. Les kibboutzim et autres moshairim subsistent comme des îlots de socialisme autogestionnaire au sens d’une société de plus en plus inégalitaire et militarisée. La dette extérieure est égale à quatre fois le produit national brut. Comme le disait Itzak Rabin : « Bientôt nous serons militairement invincibles, mais politiquement à genoux. » La réalité israélienne est mieux traduite par les cours de la bourse du diamant de Tel-Aviv que par l’idéal communautaire des kibboutznik. Avec un taux d’inflation galopante (40% l’an) et des impôts écrasants, la fraude fiscale est devenue un sport national. La prolongation indéfinie de l’état de guerre renforce les tendances militaristes et accentue les inégalités sociales. Le socialisme israélien a été jeté aux orties au profit du libéralisme économique, la victoire électorale du Likoud n’ayant fait que précipiter une évolution amorcée de longue date (3).
Le poids de l’environnement
Cette notion étant tellement connue, il est inutile d’en parler longuement. Précisons seulement que les oppositions entre les communautés du Moyen-Orient relèveraient de l’anecdote (même si cette anecdote met en jeu la vie de millions d’individus) si elles ne se trouvaient immergées dans la guerre froide que se livrent les super-grands. Dans ce match gigantesque (4) les USA ont à mon avis gagné définitivement la partie, depuis que la Russie s’est révélée incapable d’assurer l’intendance économique de l’Egypte. Il ne faudra pas faire remonter la signature du traité de paix israélo-égyptien (qui ne peut plus ne pas être signé) au voyage de Sadate à Jérusalem, mais à la décision des égyptiens de mettre les soviétiques à la porte en 1975.
Tout règlement négocié assurera une paix transitoire et précaire au Moyen-Orient, mais une paix quand même. Il serait illusoire d’attendre une évolution vers une société plus libre et plus égalitaire grâce aux seuls efforts futurs des communautés en présence. Le vrai démarrage vers une société fédéraliste libertaire n’aura pas lieu à Jérusalem ou au Caire, à Barcelone ou à Moscou, mais à New-York et San Francisco. L’impérialisme américain pèse d’un tel poids dans tous les domaines (35 % de la puissance économique et militaire), que seule une contestation interne au sein du capitalisme nord-américain peut débloquer la situation mondiale.
Et les palestiniens ?
Sur ce sujet également, tout a été dit, ou presque. Comme je le précisai au début de cet article, et ce sera un des éléments principaux de la conclusion, les palestiniens doivent pouvoir vivre avec tous les droits attachés à la personne humaine sur leur propre territoire. Les conditions dans lesquelles ils vivent sont intolérables, et tous leurs droits (5) doivent leur être restitués.
Nous ne joindrons cependant pas notre voix à celles des individus et des organisations politiques qui privilégient uniquement ce que l’on appelle la cause palestinienne, sans aucune attitude critique. Cela nous rappelle de trop fâcheux souvenirs. En particulier l’extrême-gauche (et pas seulement en France) est passée du soutien inconditionnel au FLN à l’adhésion enthousiaste au castrisme pour finir par l’appui à l’action du Viêt-Cong. Les anarchistes ont toujours lié leurs positions anticolonialistes à un refus des solutions autoritaires proposées par les mouvements de libération nationale. Au nom d’une douteuse efficacité, tous ces mouvements ont chassé un Etat étranger oppresseur pour créer immédiatement de nouvelles structures oppressives autochtones. Nous rejetons catégoriquement toute approbation de mouvements qui, comme l’OLP, ont inscrit dans leur programme l’élimination de la présence physique des juifs en Israël, dans le droit fil des appels délirants d’Ahmed Choukeiri qui, en 67, lors de la guerre des six jours, appelait à la guerre sainte et préconisait que tous les juifs soient noyés dans la Méditerranée (6).
De la guerre à la paix ?
Tout le Moyen-Orient à l’exception de la Syrie et de l’Irak (7), est devenu un dominion américain. La paix entre les Etats n’est qu’une question de temps. Les rebondissements de situation ne sont que le reflet de la volonté des protagonistes de retirer le maximum de marrons du feu. Une fois la paix signée entre les gouvernements, se posera le problème de la paix entre les hommes. C’est la seule qui nous intéresse.
Un immense effort de compréhension et de coopération attend tous les habitants du Moyen-Orient. Il ne sera possible que si chacun est persuadé de la légitimité de la présence de l’autre sur le sol palestinien. Au lieu d’épouser la cause de l’une ou l’autre des deux parties en présence, nous choisissons d’être à la fois pro-palestiniens et pro-sionistes, c’est-à-dire que nous préférons imaginer tout ce qui unit les hommes plutôt que de nous arrêter à tout ce qui les sépare.
Pour mener à bien leur combat pour une société différente, les militants révolutionnaires de toute origine, détermineront eux-mêmes leurs objectifs et leurs modes de lutte, en s’inspirant de la tradition communautaire qui est riche dans les deux camps. Ces luttes seront d’autant plus efficaces qu’elles seront reliées à celles qui sont menées dans toutes les régions du monde, contre tous les Etats locaux et contre tous les Etats impérialistes.
Yves ROCHEFORT
(1) Nous n’avons pas repris dans cet article les arguments passe-partout qui masquent la réalité profonde. Argument pro-sioniste : le niveau de vie des arabes israéliens est cinq fois supérieur à celui des habitants des pays arabes limitrophes. Argument pro-palestinien : l’affaire de Deir Yassin.
(2) A l’inverse les exemples de coopération ne manquent pas. Ils ont un caractère limite, mais peuvent préfigurer la future fusion des communautés.
(3) L’encerclement que subissent les israéliens depuis trente ans les a conduits à des alliances monstrueuses : des agents du Mossad entraînent des membres de la Savak iranienne, le barbelé sud-africain est souvent made in Israël et des instructeurs entraînent les troupes éthiopiennes contre les maquisards de l’Erythrée.
(4) Le dieu pétrole étant bien sûr un des pions sur l’échiquier.
(5) Sur ce point il faut être très clair : ces fameux droits (dont on nous rebat les oreilles) ne sont pas seulement les droits formels (liberté d’association, de presse, etc.) mais les droits tels que nous les concevons : maîtrise de son propre destin, droit de contracter librement, etc.
(6) Pour la petite histoire, toutes ces luttes pour le pouvoir conduisent aux mêmes excès : on ne peut qu’exprimer les plus expresses réserves devant les « initiatives » de certains mouvements autonomistes en faveur des palestiniens. Entre autres, de tous les articles parus récemment sur la mort de J-L. Lin se dégage un parfum suspect de barbouzerie. Nous ne mettons pas automatiquement en cause la sincérité de tous ceux qui s’expriment à ce sujet. Nous disons seulement que le combat doit être clair ; nous pensons que des militants libertaires n’ont rien à faire dans ce genre d’entreprises et nous refusons les schémas simplificateurs : les palestiniens sont les bons, les sionistes les méchants.
(7) Situation sûrement très provisoire. La fréquence des voyages de Cyrus Vance à Damas est vraisemblablement le signe avant-coureur d’un renversement de tendance.