Article de Louis Chavance paru dans Le Monde libertaire, n° 23, décembre 1956, p. 4
SI la colère et le chagrin ne l’avaient emporté sur la curiosité, ce n’est pas sans amusement qu’on aurait pu assister aux contorsions des littérateurs distingués pour apaiser leur conscience, troublée par une atmosphère d’orage, après le coup de tonnerre de l’insurrection Hongroise. La tristesse serait d’ailleurs aussitôt revenue, devant les réactions de quelques honnêtes gens, asphyxiés par les nuages de confusion qu’ont répandus les faux penseurs.
Il suffisait d’attendre et de laisser parler. Quand un interlocuteur de hasard, aux premiers jours de la révolte, citait l’avion de Ben Bella et passait sous silence les manifestations ouvrières de Budapest, c’est qu’il était gêné, affreusement gêné d’être dérangé dans son petit système de croyances. Lorsqu’un autre, quelques jours plus tard, s’indignait contre les bagarres de la rue de Châteaudun et oubliait de mentionner l’intervention sauvage des blindés soviétiques, c’est qu’il avait une peur débile de voir la vérité en face.
Et pourtant il ne s’agissait ni de militants, ni de sympathisants du P. C. Non – des amis vous dis-je, hommes et femmes pour la plupart intelligents et droits, mais intoxiqués par leur entourage ou ralliés à l’opinion des groupes qui s’expriment dans France Observateur et dans l’Express, ces journaux qui veulent s’arroger, on ne sait trop pourquoi, le monopole de faire entendre leur voix sur les événements de Hongrie.
Quelles voix ridicules et embarrassées ! Dans le genre, le record est battu par le communiqué qui porte en tête la signature de J.- P. Sartre et qui a donc peut-être été rédigé par celui-ci. Sur un ton furibond, ce texte dénie le droit de protester à ceux qui se sont tus pour le Guatemala ou qui ont applaudi le « coup de Suez ». Ce disant, le manifeste s’aligne naïvement sur l’extrême droite qui était ravie de prendre les Etats-Unis en flagrant délit de colonialisme et sur Rivarol qui ne voulait pas se battre en Egypte pour la Reine d’Angleterre… Dans leur précipitation les signataires oublient tout simplement la guerre d’Algérie !
L’oubli n’est qu’une étourderie, mais l’exaspération trahit la mauvaise conscience. Dans le Monde Libertaire qui a toujours pris des positions claires et nettes, les précautions oratoires sont inutiles devant un événement aussi retentissant qu’une révolution ouvrière contre le stalinisme. C’est en pleine liberté d’esprit qu’il est possible d’exprimer sa pensée, c’est avec une parfaite objectivité qu’il est permis d’étudier les tristes phénomènes de paralysie mentale auxquels nous avons pu assister.
Passons rapidement sur la tardive lucidité de certains intellectuels du P. C. C’est peu de dire que leur intelligence et leur honnêteté ont joué un moindre rôle que la pression de l’opinion publique dans leur faible sursaut de conscience. Au nom du sens de l’histoire et de la patrie socialiste, ces gens nous auraient laissé fusiller sans dire un mot, s’ils avaient eu les blindés soviétiques autour d’eux.
Passons encore plus vite sur le retournement de quelques chrétiens avancés, au moment où il devenait difficile de vendre à la fois des romans aux galas du C. N. E. et dans les paroisses progressistes. Le risque d’un projet perdu coïncide de façon trop opportune avec leur indignation pour que celle-ci prenne toute sa valeur.
Le milieu complexe de France Observateur, au sommet duquel se jouent les intrigues les plus singulières, mériterait à lui seul une étude entière. Laissons donc M. Gilles Martinet à ses « quelques amis sincères » qui savent comme lui « que le stalinisme ne peut pas être réduit à ses aspects les plus abjects ». On se demande depuis longtemps si quelques collaborateurs de cette publication n’ont pas pour tâche essentielle de convaincre leurs lecteurs que le stalinisme est autre chose que de la pourriture.
Malgré leur diversité, les réactions de ces intellectuels ont toutes un point commun : le mystère de leur aveuglement dans le passé.
Le refus de voir clair, la crainte d’aller jusqu’au bout de la pensée, l’hésitation à réviser une position, l’engourdissement dans les idées toutes faites où le coton du confort moral ne sont que de faibles explications du phénomène. Est-ce un reflexe mental conditionné sur une échelle gigantesque par quelque Pavlov, qui fait secréter automatiquement la glande salivaire des chiens en laisse, lorsqu’on leur tend une tranche de marxisme saignant ?
On dirait plutôt une sorte d’hallucination collective, comparable aux intoxications de Pont-Saint-Esprit, produite par la consommation quotidienne d’un pain frelaté à base de matérialisme éventé et de dialectique corrompue. Une vision déformée, un jugement distordu laissent apparaître des diables et des flammes à la place des réalités les plus simples. L’article de J.-P. Sartre publié dans l’Express (sous forme d’interview, pourquoi donc ?) va nous en donner des exemples remarquables.
En tête de l’article surgit une photo sinistre de tanks qui se profilent sur un horizon de guerre. Est-ce la fin de l’étude sur les communistes et la paix ? Autre imprudence, autre étourderie. Cette fin, Sartre ne pourra sans doute jamais l’écrire. Nous souhaitons profondément qu’aucune aggravation de la conjoncture internationale ne vienne lui donner une conclusion terrifiante.
Avec quelques commentateurs intéressés, Sartre a découvert que « nous avons assisté à un révolution politique qui évolué à droite ». Sur quelles informations précises, sur quels faits historiquement établis peut-on baser un tel mensonge ? Pour nous, l’action d’un peuple entier contre les bas salaires, contre le vol organisé des ressources économiques, contre l’oppression, contre la police, contre les prisons et les tortures, contre l’appareil d’Etat et la dictature ne peut en aucun cas être ou devenir une révolution de droite ! Les ouvriers du monde entier ne s’y sont pas trompés. Il n’est pas besoin d’être agrégé de philosophie pour s’en apercevoir.
Peut-être quelques réactionnaires se sont-ils mêlés à la lutte ? En France aussi, pendant la résistance on avait remarqué certains éléments d’A. F. ou du M. S. R. A-t-on jamais dit que dans son combat, la résistance avait évolué à droite ? En fait Sartre anticipe sur une évolution possible, mais non probable et cette extrapolation lui permet d’affirmer que la présence des Russes en Hongrie était devenue « à peu près nécessaire ».
La suite des événements a prouvé que Sartre fournissait d’avance et en termes propres l’argumentation qui devait permettre au P. C. Français de sauver sa mise et au régime Kadar de prétendre hypocritement défendre le socialisme, tandis que se poursuivaient dans l’ombre les déportations peut-être et certainement les arrestations massives d’ouvriers.
Cette justification, cette aide idéologique sont-elles conscientes ? Non sans doute. Elles font partie des hallucinations dialectiques, qui empêchent de voir qu’une lutte contre le communisme marxiste puisse être de gauche.
Cependant Sartre a protesté. Sa protestation demeure. Il est de nouveau l’ennemi de ses compagnons de route. Mais la valeur de son indignation est détruite par l’élément négatif de postulats démentis par les faits. Non, il n’est pas vrai que : l’U. R. S. S. avait réussi le « socialisme en un seul pays », chez elle, comme il dit. Cet article de catéchisme empêche de comprendre, comme le savent ceux qui ont pris le contre-poison libertaire, que le régime soviétique est une gigantesque escroquerie politique qui transmet les privilèges à une classe de profiteurs et asservit les ouvriers au nom de leur bonheur futur. Tous les dictateurs et Hitler lui-même, ont promis à leur peuple un avenir heureux.
Un philosophe comme Sartre, qui devrait être habitué, par sa formation particulière, à se délier des généralisations hâtives, et des idées toutes faites en arrive à déclencher une avalanche de lieux communs. Tout son article pourrait être repris point par point. L’auteur de la Nausée finit par se transformer en stratège du café des Temps Modernes lorsqu’il donne des conseils autorisés pour « une révision complète des rapports de l’Union soviétique avec ses satellites. »
Il en vient même à définir une extravagante morale sociale qui signifie à peu près exactement qu’il faut mentir aux pauvres ! Toutes les subtilités de la dialectique qui permet, à quelques lignes d’intervalle, de dire une chose et son contraire ne pourront jamais nous empêcher d’avoir lu qu’à son avis la dénonciation publique et solennelle de Staline « est une folie quand une telle franchise n’est pas rendue possible par une élévation préalable et considérable du niveau de vie de la population ! ! … »
Après cette énormité, tirons l’échelle.
Si l’intelligence des intellectuels n’était pas stupéfiée, proprement rendue stupide par leur « conformation mentale », ils auraient compris depuis longtemps que l’intervention armée du bolchevisme n’est pas une exception, mais une règle. Les crimes ne remontent pas seulement à Staline, ni aux staliniens de 1956, mais au Trotsky de Cronstadt, au Lénine de la guerre d’Ukraine contre Makhno, au Marx du coup de force contre la Première Internationale. Ils ne sont pas le fait des hommes mais des doctrines.
Répétons sans nous lasser les critiques formulées par Bakounine et James Guillaume à propos du marxisme et de la dictature du prolétariat, dès 1872. « Comment voudrait-on qu’une société égalitaire et libre sortit d’une organisation autoritaire ? C’est impossible ! » disaient-ils. Ils savaient déjà que la dictature du prolétariat ne conduirait jamais qu’à une dictature féroce, sur le prolétariat, au profit d’une classe de nouveaux privilégiés.
Les aveugles n’ont pas voulu lire ces textes. Et pourtant les anarchistes annonçaient aussi que les peuples ne pourraient jamais s’affranchir de cette oppression que par de nouvelles révolutions. Les événements de Hongrie en sont le prélude.
Louis CHAVANCE.