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Jean Rous : Réflexions sur le problème algérien

Article de Jean Rous paru dans La Pensée socialiste, n° 13, mars-avril 1947, p. 17-18

A l’occasion d’un bref séjour sur la magnifique terre d’Algérie, nous n’avons pu que recueillir des impressions et des suggestions générales, et nous n’allons point, après tant d’autres, nous donner le ridicule de résoudre en quelques lignes un problème infiniment complexe, aux lieu et place des intéressés eux-mêmes, c’est-à-dire de 1 million d’Européens, de 7 millions de musulmans et de leurs meilleurs représentants.

Cependant, nous nous sommes trouvés sur place, à un moment particulièrement critique et intéressant, caractérisé par l’offensive réactionnaire et colonialiste, la polémique au sein du mouvement d’émancipation entre « Amis du Manifeste » et « Parti du Peuple Algérien », et enfin la préparation du Statut de l’Algérie.

C’est à propos de ces trois questions que je désirerais communiquer aux lecteurs de la Pensée Socialiste quelques remarques générales.

Tout d’abord, la situation algérienne est caractérisée aujourd’hui par une extrême tension entre les milieux colonialistes et réactionnaires d’une part, et les milieux démocratiques français et musulmans d’autre part. Le souvenir des journées dramatiques de mai 1945, hante les esprits. Chaque camp est dominé par la peur. Le gros colon a peur d’une insurrection de ses domestiques. Les musulmans ont peur d’une provocation qui permettrait de renouveler l’atroce répression qui a déjà permis de décimer, surtout dans le Constantinois, des familles entières.

Mais comme dans le même temps, nous sommes à un tournant des destinées algériennes, que le moment est venu pour les privilégiés de faire à tout le moins des concessions et des sacrifices, que le peuple algérien sent profondément que l’heure approche d’un pas positif dans la voie de son émancipation, alors nous assistons à une répétition générale en vue de grands combats.

Il nous a été donné d’observer les grandes manœuvres de la réaction. Comme à l’ordinaire, c’est sur un aspect particulièrement significatif et même symbolique que se trouve concentré la lutte. Actuellement tous les feux de la réaction colonialiste sont dirigés contre le gouverneur général Yves Chataigneau. Récemment la revue Esprit appelait de ses vœux une sorte de Liautey socialiste, c’est-à-dire un administrateur de grande envergure nui ne serait pas dominé par l’idéologie réactionnaire, comme c’était le cas pour Liautey, mais qui serait un homme de son temps, un socialiste.

Eh bien, nous l’avons en Algérie. Yves Chataigneau a entrepris une œuvre grandiose, de réorganisation économique, de progrès social, et de fédéralisme politique.

Avec les centres d’amélioration rurale, il crée de véritables kolkhozes remembre des terres, et donne une vie rurale nouvelle aux fellahs et aux travailleurs européens. Il exalte par des réalisations concrètes, l’idéal coopératif.

Mais dans le même temps, il a voulu appliquer à l’Algérie les lois sociales, et tout particulièrement à l’Agriculture, de sorte que les ouvriers agricoles qui étaient payés auparavant 10 fr. par jour, ont maintenant un salaire de 130 à 150 fr.

Enfin, il poursuit un travail de rapprochement, entre européens et musulmans, et veut créer un pont d’amitié entre les deux collectivités, qui permettra la coexistence paisible et les échanges profitables pour tous.

Mais précisément, il a contre lui dans cette œuvre, la plus grande partie de son administration, infestée de colonialisme, et toute la réaction, c’est-à-dire en Algérie, le grand capital, le M.R.P. et surtout les radicaux.

Menacée dans ses privilèges, la réaction colonialiste se défend en l’attaquant par les procédés les plus inqualifiables, alliant la menace de mort à la la calomnie, bref c’est la campagne de style Gringoire, c’est ainsi que le journal « anticommuniste » Unir et que le journal radical Démocratie, demandent que le gouverneur général passe en Haute Cour. Pourquoi ? Pour avoir fait une politique démocratique, qui était il y a cinquante ans, celle des radicaux eux-mêmes ?

Dans ces conditions, la lutte pour ou contre le maintien du gouverneur général, a, en Algérie, une signification qui dépasse le cadre personnel et administratif.

Nous avons entendu à ce sujet les représentants du mouvement démocratique européen et musulman. Ils sont unanimes à considérer que toute faiblesse du gouvernement Ramadier mettrait le feu aux poudres. A bon entendeur, salut !


Par ailleurs, un autre aspect original et très actuel du problème, c’est la différenciation et même la division et la polémique dans le camp du mouvement émancipateur des Musulmans.

A la suite de l’élection de Sétif, où Ferhat Abbas, président des « Amis du Manifeste » a été élu à la fois contre le candidat de l’administration, et contre le candidat du P.P.A., on voit mieux les divergences qui séparent les « fédéralistes » des partisans de l’indépendance totale, c’est-à-dire au fond de la séparation, si tel est le désir du peuple.

Dans un éditorial de son hebdomadaire Egalité, Ferhat Abbas, tout en mettant hors de cause la vénérable personnalité de Messali Hadi, chef du P.P.A., formule quelques accusations précises contre ce parti. Selon lui, par son extrémisme du « tout ou rien », il fait le jeu de l’impérialisme et de l’Administration.

Nous avons pu avoir une longue conversation avec Messali Hadj, lui-même, avec qui nous liaient les souvenirs de la lutte antifasciste, car nous n’avons pas oublié que l’Etoile Nord-Africaine était aux côtés des démocrates et des ouvriers français dans les dures journées de février 1934, à Paris. Par la suite nous nous sommes opposés aux persécutions et aux calomnies dont on accable ce mouvement populaire, et son chef que nous avons retrouvé, débordant de foi et d’idéalisme. Messali a beaucoup souffert dans les prisons successives, où l’impérialisme de toutes couleurs l’a maintenu. Il est toujours en résidence surveillée.

C’est pourquoi, avec cette sincérité directe qui est dans sa manière, il nous dit que le peuple de son pays qui lui fait confiance, ne peut, en raison de toutes ces persécutions faire de différence entre les démocrates et les colonialistes.

Sans doute, pourra-t-on objecter, qu’il s’agit là d’une attitude sentimentale et non politique. Mais n’en est-il pas ainsi parce que du côté de la démocratie française, il y a eu et il y a encore beaucoup de défaillances.

Alors que faut-il faire ? Avec une ferveur quasi mystique, Messali demande un « grand acte », la proclamation de la part de la France de l’Indépendance, qui sera en même temps, il l’espère, le signal de la grande réconciliation. Car il veut cette indépendance pour la collectivité algérienne, de toutes races et de toutes religions française aussi bien que musulmane qui doivent selon lui cohabiter en Algérie, comme elles cohabitent en Syrie.

Mais il insiste sur le fait que le véritable statut de l’Algérie ne saurait être établi que par une constituante élue au suffrage universel.

Du côté des « Amis du Manifeste », on est plus soucieux de stratégie et de tactique. Il y a dans les rangs de ce mouvement, des hommes comme Kessous, rédacteur en chef d’Egalité, qui sont sur le plan doctrinal des socialistes et des fédéralistes, ou comme Boumendjel, le propagandiste et l’organisateur, qui fut à l’origine du P.P.A.

Les « Amis du Manifeste », veulent un Parlement et un gouvernement algérien, dans le cadre de l’union française, tout comme Ho-chi Minh, veut un Viet Nam libre, dans le cadre fédéral.

Du côté des P.P.A. on reproche aux « Amis du Manifeste » de s’embourgeoiser, et on cite à ce propos l’alliance avec les Oulémas (les lettrés !)

Les « Amis du Manifeste » se défendent contre ces accusations, et font remarquer que dans ce pays avant tout paysan, ils ont avec eux le fellah, c’est-à-dire le peuple.

A la vérité, il serait préférable pour l’émancipation algérienne que nous avons au lieu de ces divisions un mouvement populaire unique, ou à tout le moins une union. Ferhat Abbas, qui est un fin politique, l’a compris. Il nous a d’ailleurs fait une déclaration en faveur d’une union des partis démocratiques français et algérien, et tout particulièrement d’une union « Amis du Manifeste » et « P.P.A. »

Pour nous socialistes, nous avons avant tout le devoir de montrer à nos amis des mouvements nationaux révolutionnaires la prééminence du problème social et de la doctrine socialiste : nous devons souligner qu’une libération nationale serait précaire, et lourde de déceptions si elle n’était suivie de cette libération politique et sociale que seul le marxisme révolutionnaire est capable de promouvoir.

L’essentiel est en effet de vaincre la misère effroyable dans laquelle se trouve plongé le peuple musulman.

C’est pourquoi nous n’avons pas à nous complaire dans les divisions, mais à nous efforcer vers un but de conciliation dans l’esprit unitaire avec le souci de gagner les masses indigènes à notre idéal.

Et il n’est pas douteux que la solution fédéraliste pour laquelle nous militons l’emportera d’autant plus aisément que les partis démocratiques et ouvriers de la métropole se révèleront capables de réformes et de réalisations concrètes.

C’est ce qu’ont compris nos amis de la Fédération socialiste d’Oran et d’Alger avec lesquelles nous avons eu au cours de notre séjour des réunions où précisément le problème du statut de l’Algérie était à l’ordre du jour.

A cet égard les socialistes d’Algérie regrettent que le projet actuellement déposé comporte une série d’articles qui par leur caractère restrictif et étriqué ne correspondent que de très loin à un préambule généreux.

Les socialistes d’Algérie veulent un véritable statut démocratique.

Dans son principe, ils affirment que l’Algérie doit être reconnue comme une collectivité existant dans le cadre de l’union française.

Le statut doit conférer à cette collectivité le droit de gérer ses propres affaires par une assemblée souveraine.

Cette assemblée doit avoir l’initiative des recettes et des dépenses. Elle doit établir le budget et contrôler la marche générale de l’Administration.

Elle doit être élue selon le principe du double collège, qui accorde une égale représentation à une collectivité européenne de un million de citoyens et à une collectivité musulmane de sept millions. Ici les socialistes consentent une concession car ils se sont prononcés pour le collège unique consacrant l’égalité totale. Mais à titre transitoire, se trouve ainsi assurée la prépondérance de l’élément européen.

Concernant le problème du gouvernement, les socialistes demandent que dans l’immédiat et à titre transitoire, le ministre de l’Union française, délégué pour l’Algérie, soit assisté d’une série de commissaires élus par l’assemblée, chargée de contrôler l’Administration. Ils demandent que le droit de dissolution de l’assemblée, dans le cas d’un désaccord sur le vote du budget, ne figure plus dans le statut.

Ainsi les socialistes d’Algérie, ont dans leur délibération fédérale, manifesté la volonté de doter l’Algérie du statut le plus démocratique possible dans les conditions actuelles. Car n’oublions pas qu’il s’agit d’un projet soumis au vote parlementaire, et non d’une pure manifestation de principe. Ainsi, un instrument se trouvera mis à la disposition du peuple algérien, si le groupe parlementaire socialiste, si le Parlement si le gouvernement se conforment aux propositions des socialistes d’Algérie.

De leur côté, les milieux musulmans apprécieront cette réforme comme un pas important dans la voie émancipatrice.

Il ne s’agit plus désormais de biaiser et de poursuivre le double jeu des principes et des actes. Il faut que le socialisme fasse la preuve qu’il est capable de conformer les seconds aux premiers et de soumettre à son orientation, les décisions de ses ministres et de ses députés.

A ce prix, nous aurons encore sur la terre d’Algérie, un avenir de luttes et de victoires.

J. R.

P. S. – Cet article était écrit avant le Conseil National du Parti socialiste qui a fort heureusement adopté les propositions des socialistes d’Algérie.

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