Article paru dans Perspectives ouvrières, Bulletin du Comité national du Mouvement de Libération du Peuple, n° 27-28, juillet-août 1953, p. 19-22
La fusillade qui ensanglanta la pacifique manifestation populaire du 14 Juillet a consterné tous les républicains. On se trouve devant une provocation policière délibérée et devant un manque de sang-froid de la part d’une police dont le racisme violent n’est plus à démontrer.
Le Comité d’Organisation du 14 Juillet composé des représentants d’associations de tendances diverses a pris en main l’organisation de l’hommage populaire aux fusillés. Au milieu de mille difficultés accumulées par la police pour empêcher cet hommage, le Comité a pu organiser un meeting au cirque d’hiver, une cérémonie religieuse à la mosquée, une exposition des corps à la maison des métaux ainsi qu’un enterrement qui, malgré l’heure mal commode de 15 heures, imposée par la Préfecture, rassembla 20.000 travailleurs français et algériens intimement mêlés dans un hommage silencieux et recueilli. (1)
Le M.L.P., était présent et actif dans le comité d’organisation. Il a d’autre part tenu à apporter au meeting du Cirque d’Hiver son hommage et sa solidarité aux victimes de la fusillade policière et à l’ensemble des Nord-Africains.
Notre camarade Henri LONGEOT prit la parole au nom du M.L.P., aux côtés de Gilles MARTINET (Observateur), Georges COGNIOT (parti communiste), Henri RAYNAUD (C.G.T.), Colette JEANSON (revue « Esprit« ), Pasteur BOSC, d’ASTIER DE LA VIGERIE, etc…
Nous donnons ci-dessous des extraits de son discours :
« … Car enfin, de quoi s’agit-il ?
C’était le 14 Juillet. Une manifestation traditionnelle et populaire se déroulait pacifiquement au souvenir de ce grand pas vers la liberté que fut la prise de la Bastille.
Manifestation particulièrement opportune au moment où Henri MARTIN, Jeanne BERGE, sont en prison pour avoir demande la fin de la guerre d’Indochine, au moment où l’immunité parlementaire des députés communistes risque d’être levée, au moment où Le Léap, Molino, André Stil, les dirigeants de l’U.J.R.F., risquent d’être condamnés par un tribunal militaire pour leur action en faveur de la paix, au moment aussi où Messali HADJ, dirigeant du M.T.L.D., est déporté en France et en résidence surveillée, au moment où des dirigeants et militants politiques ou syndicaux sont arrêtés tous les jours en Afrique Française.
Nos camarades algériens participaient à cette manifestation avec ordre et discipline. Ils savaient ce qu’elle représentait : elle représentait pour eux comme pour nous l’anniversaire de la liberté et elle nous permettait de proclamer collectivement notre volonté de la défendre envers et contre tout et d’obtenir la libération de tous les patriotes emprisonnés pour délit d’opinion.
La fusillade et les brutalités policières fut la réponse du gouvernement de la France. Rien ne peut éclairer d’une manière plus tragique l’urgence de la lutte pour les libertés. Rien ne peut nous montrer d’une manière plus éclatante que la division serait un crime envers le peuple soumis de plus en plus à la dictature policière.
7 victimes dont 6 algériens.
6 algériens, qui, comme des milliers d’autres mourraient de faim dans un pays où il faut vivre, quand on travaille, avec des salaires de famine souvent inférieurs à 100 Frs par jour – où il faut pourtant nourrir la femme et les gosses.
6 algériens venus en France pour pouvoir continuer à vivre et à faire vivre leur famille ; venus prendre leur place au sein de la classe ouvrière française.
6 algériens massacrés sans avertissement alors qu’ils réclamaient la liberté pour les patriotes emprisonnés et pour Messali HADJ.
Notre cœur se serre en pensant aux femmes et aux enfants restés au pays, notre volonté se durcit devant de telles misères et devant les sentiments de révolte que de tels actes ne peuvent pas manquer de produire.
Notre cœur se serre aussi on pensant à l’épouse et aux enfants de notre camarade LUROT, militant ouvrier, mort au champ d’honneur de la lutte ouvrière, martyr de la liberté. »
Après avoir dénoncé les provocations et les brimades policières dont sont couramment victimes les Nord-Africains et stigmatisé l’attitude du ministre de l’Intérieur, MARTINAUD-DEPLAT, à l’Assemblée Nationale, notre camarade pose quelques questions et termine en précisant la position du M.L.P., et sa volonté de lutter pour l’unité et une véritable libération des peuples :
« On peut même se demander, après ce déploiement de sauvagerie et de férocité des « forces de l’ordre » lancées contre les Nord-Africains, si ces mêmes « forces de l’ordre » n’ont pas maintenant l’autorisation de « tirer dans le tas » comme le disait à la barre des témoins, au procès de Valenciennes, un commandant de C.R.S.
Ne sommes-nous pas là encore devant une manœuvre, devant un nouveau complot ? Le M.T.L.D. est gênant parce qu’il groupe la majorité des algériens et qu’il organise leur défense : on le déclare galeux et comme cela on pourra l’abattre plus facilement.
Et s’il faut que l’ordre public soit troublé pour pouvoir prendre des sanctions et créer un mouvement d’opinion [raciste] on troublera l’ordre public, on assassinera même de paisibles travailleurs.
Quoi qu’il on soit, le fascisme en France vient de faire hier un pas de plus. Qu’on y prenne garde ! Les Nord-Africains de 1953, ce sont les juifs de 1940, ceux sur lesquels on commence à se faire la main en attendant les prochaines victimes : les provocations des parachutistes au cours du défilé, n’en sont-ils pas la preuve la plus éclatante et ces commandos ne nous rappellent-ils pas quelque chose ?
Il dépend de nous, de notre union et de notre vigilance de faire reculer à temps les nouveaux S.S.
Et c’est pourquoi nous sommes rassemblés si nombreux ici ce soir.
Ce fascisme naissant, dont nous avons constaté l’une des manifestations policières le 14 Juillet, beaucoup n’y croient pas, ils dorment dans la tranquillité : la France n’a-t-elle pas toujours été le pays de la liberté ?
Et pourtant que de faits qui montrent combien la constitution et les lois de la République sont violées autant dans l’esprit que dans la lettre.
Inutile de rappeler les arrestations et poursuites contre LE LEAP et ses compagnons, la condamnation d’Henri MARTIN, des parlementaires malgaches, les arrestations de BOURGUIBA et de tous les militants gênants en Afrique du Nord. Les licenciements abusifs en France et le refus du droit au travail pour les chômeurs et les licenciés. Et la guerre d’Indochine, n’est-elle pas continuée et développée malgré la volonté du pays et sans que le Parlement ait pu se prononcer.
Le gouvernement s’est constitué sous le signe « de la peur » : peur d’un changement de politique, peur de l’indépendance, peur surtout de l’unité du peuple en lutte pour la liberté ct la Paix.
La peur est toujours mauvaise conseillère, les événements du 14 Juillet le prouvent, les provocations sont faciles et la répression devient féroce.
Seul, comme à la libération le sursaut populaire pout empêcher l’irréparable.
C’est dans l’unité totale de tous, croyants et incroyants, communistes et non communistes, unité sans réticence, loyale et sans sectarisme que nous ferons barrage au racisme, au fascisme et à la guerre.
Travailleurs, C.F.T.C., F.O., C.G.T., ou inorganisés, tous nous devons nous retrouver au coude-à-coude dans le combat pour la liberté.
Le Mouvement de Libération du Peuple s’est donné pour tâche de créer partout les conditions de l’unité ouvrière. Il s’engage à redoubler d’efforts afin que chacun qu’il soit communiste, progressiste, M.L.P., socialiste, radical, chrétien ou sans tendance philosophique et politique, laisse tomber ses réticences, ses préjugés, ses méfiances, pour s’unir face au danger de dictature et aux menaces de guerre comme pendant la résistance.
Nous pensons que tous les hommes se valent, nous condamnons le racisme quel qu’il soit, quel que soit sa forme, nous pensons que tous, que nous soyons français, vietnamiens, malgaches, sénégalais, marocains, tunisiens ou algériens, nous sommes faits pour nous aimer, pour nous entr’aider.
Tous nous sommes unis dans une même lutte : la lutte pour la vie.
Tous nous devons être unis dans la résistance à l’oppression, dans la
volonté de construire ensemble un régime politique et économique dont le moteur sera l’homme et non plus l’argent ;La répression s’est traduite par la mise en prison de LE LEAP, MOLINO, STIL, DUCOLONE, etc… par la condamnation d’Henri MARTIN et de Jeanne BERGE au bagne, mais aussi par l’arrestation de BOURGUIBA et des dirigeants du Néo Destour Tunisien et de l’U.G.T.T., par le massacre des malgaches en 1949, par la déportation de Messali HADJ, par les poursuites contre Ali YATA.
La classe ouvrière française et les travailleurs des pays colonisés paient de leur liberté ou de leur sang la résistance et la lutte qu’ils mènent contre l’oppression, pour avoir du pain, pour pouvoir vivre. Ils paient la lutte qu’ils mènent contre un capitalisme implacable et inhumain.
Ils sont unis dans la souffrance, dans les brimades, ils sont unis par le sang versé et cette unité, n’est pas une unité de façade, c’est l’unité de ceux qui aiment et de ceux qui souffrent.
C’est pourquoi, ce soir, au nom de tous mes camarades du M.L.P., je prends l’engagement solennel de continuer la lutte dans l’unité la plus totale pour obtenir une véritable libération des peuples quels qu’ils soient.
Cet engagement, ce serment nous le prenons devant les corps de nos camarades algériens et de notre camarade Maurice LUROT qui se sont retrouvés unis dans la mort comme ils l’ont été dans le combat. »
(1) Voir compte-rendu dans MO du 25 Juillet.