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Robert Louzon : Le laïcisme et le cléricalisme aux prises dans le Proche-Orient

Article de Robert Louzon paru dans La Révolution prolétarienne, 23e année, n° 381, nouvelle série n° 80, février 1954, p. 21

Nous avons signalé en son temps la tenue du Congrès panislamique qui eut lieu il y a quelques années à Karachi, capitale du Pakistan, au cours duquel deux tendances s’affrontèrent vigoureusement.

L’une était celle de ceux qui sont musulmans avant tout ; ceux-là considèrent bien, tout comme leurs adversaires, qu’il est essentiel de se débarrasser de la domination européenne, mais la suppression de cette domination n’est pour eux que la préface nécessaire au rétablissement des plus vieilles traditions de l’Islam ; ce dont ils rêvent, c’est de la restauration d’un nouveau califat instituant dans tout le monde arabe et dans tous les domaines, politique, juridique, social, voire économique, la loi unique du Coran.

L’autre tendance était celle des modernistes ; de ceux qui veulent libérer leurs peuples de l’impérialisme européen, non pour revenir à la loi islamique, mais pour construire des Etats modernes, bâtis plus ou moins sur le modèle européen, et qui devront assurer à leurs citoyens, en même temps que la liberté et l’indépendance, le progrès matériel et culturel.

Si les deux tendances sont aussi anticolonialistes l’une que l’autre, elles s’opposent donc pour tout le reste. Il s’ensuit que s’il leur arrive de s’unir lorsqu’il s’agit de faire front contre le maître étranger, dès qu’il faut construire elles se séparent et se combattent.

C’est ce qui est arrivé en Iran où le renversement des vieilles coteries probritanniques et la nationalisation des pétroles n’ont été acquis que par une alliance étroite du Front populaire de Mossadegh avec la puissante congrégation religieuse de Kashani – le premier représentant l’élément laïque, moderne et progressiste, la seconde personnifiant l’Eglise. Mais l’ambassadeur anglais avait à peine plié bagage que la discorde éclatait entre Mossadegh et Kashani, et cette rupture de l’alliance qui avait assuré la victoire amenait la défaite, au moins temporairement, en permettant au shah de réaliser un coup d’Etat qu’il n’aurait même point essayé de tenter si la lutte au couteau qui s’était instituée entre le chef du pouvoir temporel et le tenant du pouvoir spirituel ne lui avait ouvert la voie.

Or ce sont exactement les débuts de ce même processus que nous voyons maintenant se produire en Egypte. Le coup d’Etat qui mit fin au régime de Farouk et de ses amis anglais put réussir sans coup férir grâce à l’union étroite des éléments révolutionnaires de l’armée, représentant l’Etat laïque et moderne, avec les « Frères musulmans », dont le but avoué était d’établir en Egypte un Etat musulman théocratique. Or cette alliance n’aura pas plus duré que celle de Mossadegh et de Kashani. La rupture vient d’éclater d’une manière même encore plus radicale qu’en Iran, avec la dissolution de la Congrégation et l’arrestation de ses leaders, chose que Mossadegh ne s’était pas, en Iran, hasardé à faire.

La situation de Neguib étant beaucoup plus forte que celle de Mossadegh du fait qu’il tient l’armée, alors que Mossadegh avait l’armée contre lui, on peut espérer que cette rupture entre les deux éléments anticolonialistes, le progressiste et le réactionnaire, n’aura pas en Egypte les funestes conséquences qu’elle eut en Iran.

Quoi qu’il en soit, il faut bien se convaincre qu’une telle rupture est inévitable. Les pays arabes ne peuvent se libérer qu’en se libérant de l’Eglise en même temps que de l’impérialisme.

Dans le Proche-Orient tout comme en Europe, le monde moderne ne peut se bâtir qu’en mettant d’abord les Eglises à la raison. La lutte de l’Etat et de l’Eglise est quelque chose qui n’a rien de spécifiquement chrétien ; elle est inévitable dans tous les pays où il existe une Eglise, de quelque foi qu’elle se réclame, et qui veulent se donner un Etat.

On l’a déjà bien vu, il y a quelque trente ans, en Turquie : Kemal Pacha n’a pu instituer la Turquie moderne qu’au prix d’une lutte ouverte contre les congrégations islamiques à côté de laquelle les « kulturkampf » de Bismarck ou de Combes ne furent que jeux d’enfants. Mosquées fermées, congrégations dissoutes et leurs biens confisqués, clergé séculier soumis à une tutelle directe de l’Etat, ce n’est que par ces moyens, qui, s’il s’était agi de chrétiens, auraient fait retentir l’Europe de protestations indignées contre « la persécution religieuse », qu’Atatürk parvint à faire appliquer les mesures révolutionnaires qu’il jugeait nécessaires à la modernisation de la Turquie, des Turcs… et de leurs femmes.

C’est donc bien sur deux fronts que les révolutionnaires du Proche-Orient ont à combattre, et cela complique leur tâche. Toutes les grandes tâches sont compliquées, mais plus les complications sont grandes, plus elles rendent la victoire ardue et difficile, et plus les fruits de cette victoire demeurent solidement assurés.

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