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Jean Rous : De Bandoeng au Caire

Article de Jean Rous paru dans La Commune, n° 6, février 1958, p. 3

La conférence anti-impérialiste qui s’est tenue au Caire fin décembre 1957 et qui se présente comme la suite de la grande conférence de mai 1955, n’est que l’exploitation de l’esprit de Bandoeng aux fins d’un bloc contre l’autre.

L’esprit de Bandoeng, c’était la coexistence des nations d’Afrique et d’Asie quels que soient leurs blocs, afin de poser le problème de la liquidation des vieux colonialismes, de prévenir les nouvelles formes de colonialisme, de mettre en œuvre les principes de sécurité collective de la charte des nations unies, et de promouvoir une politique internationale d’aide aux pays sous-développés.

Malheureusement à l’époque, l’Occident et tout spécialement la France, à l’exception de quelques personnalités et tendances minoritaires, n’ont rien compris à la leçon de Bandoeng. Les Russes au contraire, en ont saisi l’importance et se sont mis en quête par tous les moyens de l’audience des continents non engagés, en se faisant les champions des revendications de Bandoeng.

Mis en difficulté par la stupide politique de l’Occident, les neutralistes authentiques, comme Nehru et les socialistes birmans se sont trouvés sur la défensive ; ils ont résisté à la tentative de convoquer un second Bandoeng, au lieu d’essayer de prendre la tête du mouvement issu de Bandoeng dans son véritable esprit. A ce compte-là, ils devaient être battus par les Russes, restés au fond staliniens, malgré les tournants kroutcheviens.

Le Caire a été par la suite une grande mise en scène, du type Amsterdam-Pleyel, mouvement de la paix et autres, avec peut-être plus de souplesse, par comparaison avec la période du stalinisme dogmatique. Il suffit de lire les résolutions et de remarquer les principales positions : elles sont toutes orientées dans un seul sens.

A Bandoeng on avait critiqué, aux côtés des vieux colonialismes, l’impérialisme américain et le néo-colonialisme soviétique. Depuis, nous avons eu les événements de Hongrie, l’attention a été également attirée sur le sort des musulmans soviétiques qui se sont vus imposés depuis longtemps une « loi-cadre ». La conférence du Caire est restée muette sur ces problèmes, ses délégués ne critiquaient que les oppressions de l’Ouest. Les « neutralistes positifs » ont été roulés. L’Istiqlal du Maroc avait à juste titre refusé sa participation dans ces conditions et le Néo-Destour qui avait participé s’est retiré. Le F.L.N. a participé en ce qui concerne le problème algérien, mais dans un esprit tactique et pour faire pression sur les Américains en les menaçant de passer à l’Est, selon la méthode de bascule inspirée de Nasser. On comprend d’ailleurs, en raison du sort qui leur est fait, que les Algériens, quelles que soient leurs tendances, essayent d’utiliser toutes les tribunes. Mais on espère qu’ils restent vigilants.

Toutefois on aurait tort de croire que les manœuvres staliniennes seront vouées de par leur grossièreté à l’échec. Nous avons à faire, en Afrique et en Asie, à des peuples qui n’ont jamais connu l’oppression stalinienne comme certains peuples européens ou soviétiques. En revanche, ces peuples ont connu ou connaissent encore l’oppression de l’Occident parfois politique et le plus souvent économique. Dans ces conditions, l’offre spectaculaire et inconditionnelle de l’aide économique russe faite au Caire, quand on la compare aux ultimatums d’ailleurs branlants de M. Dulles ou de M. Gaillard, ne manquera pas de porter et a déjà porté même en Afrique du Nord, si l’on en juge par une certaine évolution qui se produit en Tunisie.

Il serait d’ailleurs vain de compter sur la bourgeoisie française en plein délire chauvin, avec une partie de la gauche, pour pratiquer une politique qui offrirait une autre alternative. Là où il faudrait une véritable révolution d’orientation, nous n’avons que persévérance dans les vieilles ornières de l’Algérie et de Suez, une attitude cocardière, un refus de regarder en face les réalités nouvelles et de se mettre au niveau des promotions des peuples neufs. On vante bien la « loi-cadre » en Afrique, mais les élus les plus modérés la considèrent comme dépassée et demandent au moins l’autonomie interne alors que la loi-cadre n’en était que l’apprentissage.

Empêtrés dans la guerre d’Algérie et dans la crise économique française, on se révèle incapable de répondre à l’appel de Bamako, en faveur d’une République Fédérale. Déjà les augures rusent avec les élus africains, qui ont pourtant joué le jeu français.

Quand on considère le décalage qui existe entre les vastes perspectives du monde nouveau qui s’élabore sous nos yeux et l’étroitesse de la politique française, on est confondu devant la médiocrité et la prétention de nos gouvernements.

Devant l’utilisation par Moscou des peuples de Bandoeng, c’est la gauche européenne, toute entière, qui devrait refaire « le Congrès des peuples contre l’impérialisme » avec les grands mouvements d’Afrique, et cette fois-ci sur une base nouvelle plus positive (en raison des autonomies acquises) comportant une aide économique, culturelle et technique assurant le développement des jeunes Etats et leur fédération, en collaboration avec les démocraties.

Une Europe socialiste par sa technique évoluée serait capable d’aider à l’industrialisation et à la modernisation de l’Afrique, sans la menace des oppressions d’un nouveau colonialisme, comme c’est le cas pour le capitalisme américain et l’expansionnisme russe. Mais pour cela, il faut que la gauche européenne rompe irrévocablement avec le vieux colonialisme et réponde à l’appel de l’Afrique nouvelle. Il est tout juste temps.

Jean ROUS.

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