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A propos de la génération algérienne

Article paru dans Partisans, n° 1, septembre-octobre 1961, p. 146-148

Ce n’est pas en opposition à nos aînés ou à nos cadets que nous parlons de génération algérienne, nous ne marcherons pas sur les cadavres de nos pères, nous ne brandirons pas nos morts comme l’étendard d’une génération d’anciens combattants, nous ne nous compterons pas pour descendre ensemble sur les Champs-Elysées.

Nous voulons simplement prendre date. Nous sommes la génération qui a vu s’effondrer les valeurs humanistes de notre pays. Nous savons aujourd’hui que que notre pays peut faire de nous des assassins et des tortionnaires, que l’aliénation colonialiste peut mener aux mêmes déviations que le nazisme (à moins d’accorder plus d’importance à la mort d’un juif qu’à celle d’un arabe), que le processus de fascisation du régime est entamé, que les derniers clous des camps d’hébergement pour « bougnouls français » sont plantés…

Cette République, dont il ne nous reste que le « 14 Juillet » obscène, cette République dont l’armée issue de la « France libre » opprime les peuples au nom de l’humanisme cartésien, cette armée de prétoriens en colère parce qu’on menace de leur retirer leur jouet : « la guerre d’Algérie », cette armée qui a compromis et dégradé notre génération en lui faisant partager ses crimes… Il ne s’agit pas de s’indigner, d’autres l’ont fait avant nous et continueront.

Il s’agit de voir la France avec des yeux neufs : notre pays n’est pas grand, il n’est pas bon, il n’est pas généreux, parce qu’une nation impérialiste ne peut pas être bonne, grande et généreuse. Il n’y a pas de « mission spéciale » de la France, nous sommes les habitants d’une nation mégalomane et stérile qui dégoûte le monde. Nous ne devons pas faire la fine bouche, le cancer « petit bourgeois » incarné dans toute sa splendeur par un ancien général vainqueur, aujourd’hui vieux séducteur, a envahi ce pays de vieillards excités par leurs paras.

Il n’y a plus rien à prendre dans ce passé qu’on nous jette au visage. Nous avons derrière nous le clinquant d’une littérature en « habit à la française » d’une culture bidon, d’un mouvement révolutionnaire malade qu’il nous faudra nourrir de notre jeune sang. Nous avons derrière nous une « France en dentelle », hypocrite et criminelle.

Nous ne ferons jamais plus de la politique comme avant la guerre d’Algérie.

Nous avons appris la politique avec un pistolet-mitrailleur sur le ventre. Nous avons appris le sens du mot « solidarité » de la bouche de nos camarades à la barre des accusés dans les tribunaux militaires. J.-C. Paupert disait :

« Il n’y a pas d’un côté un bon soldat et de l’autre un mauvais français. J’ai décidé d’aider le F.L.N. Je me déclare entièrement solidaire de ce qui est reproché à tous les accusés qui sont ici, qu’ils soient Français ou Algériens. »

Nous avons appris l’injustice dans ce même prétoire :

– Général Challe, 15 ans de détention criminelle pour avoir organisé le putsch d’avril ;

– Deuxième classe Paupert, 10 ans de prison pour action anticolonialiste.

– Pierre Hespel, dont la citation pour faits de résistance rédigée par l’actuel Président de la République, disait : « Doit être donné en exemple à la jeunesse française », pourrit dans les prisons françaises malgré sa mauvaise santé, après avoir souffert pour le même idéal dans les camps nazis ;

– Les officiers mutins du 1er R.E.P. perdent leurs galons, mais retrouvent la liberté, après avoir « pleuré » devant le général Gambiez.

Quand nous parlons de génération algérienne, c’est pour fixer ce que nous avons en commun. Nous avons dû résoudre un certain nombre de problèmes, seuls.

Solidarité avec le peuple algérien en lutte pour son indépendance. Refus de faire une guerre injuste.

Notre engagement politique a pendant ces dernières années toujours débouché sur une action révolutionnaire pratique. Que ce soient le sabotage des départs de rappelés en 1956 ou la désertion des « Maurienne », le « refus » des insoumis, notre prise de conscience politique est intimement liée à la Révolution algérienne, nous rendant de ce fait plus sensibles à l’apport du tiers monde à la Révolution Socialiste.

Nous ne croyons pas avoir le privilège de la vérité, notre colère, qui nous a poussés dans l’action, notre irrespect quant aux partis de Gauche, n’est pas une attitude anti-partis. Nous croyons qu’il est faux d’affirmer que la classe ouvrière est plus révolutionnaire que la direction du parti qui l’exprime. Nous croyons aussi qu’il est des périodes dans l’histoire du mouvement révolutionnaire où c’est autour des intellectuels, avec ou sans mitraillette, que se cristallise l’action d’avant-garde : l’action « partisane » nécessaire au dynamisme du mouvement révolutionnaire.

Action partisane, action de masse sont complémentaires. L’absurde, c’est de considérer que de parler de ce grand cadavre qu’est devenu la gauche est une attitude intellectuelle, un snobisme pour salon néo-marxiste de la rive gauche. Dans un combat où nous étions mal armés, où nous n’avons pas su voir a temps le vrai visage de l’ennemi, d’abord par égoïsme, (en 1955, il n’était pas clair pour certains d’entre nous que l’intérêt de la classe ouvrière coïncidait avec l’intérêt du peuple algérien en lutte pour sa libération) ; par manque d’humilité, (ces « sous-développés » qui veulent nous donner des leçons d’histoire) ; par oubli du sens révolutionnaire de la violence dans le combat de libération d’un peuple colonisé : enfin, par manque d’intelligence… nous n’avons pas su nous adapter tout de suite à une situation nouvelle.

Pendant ce temps, la réaction installait en Algérie et en France le système de la violence coloniale, organisait un véritable génocide en Algérie, un état policier en métropole. Contre cela, une certaine idée chauvine de la France, bien ancrée, nous a réduit au concert des lamentations, nous avons parlé d’honneur de l’armée. Mais nous n’avons pas su organiser notre Nuremberg pour l’Algérie.

Nous avons laissé la gangrène s’installer dans notre corps, jusqu’à devenir cette charogne dont parle Jean-Paul Sartre, une charogne que n’incommodait même plus sa propre puanteur. Cette charogne, ce n’est pas en la niant que nous croirons qu’elle n’a jamais existé, c’est en nous retrouvant dans l’action pour le triomphe de la Révolution socialiste.

Irrespectueuse, méfiante, meurtrie, la génération algérienne est venue à la vie politique en payant de son sang, de sa liberté. Elle veut faire entendre ici la voix de l’espoir.

La génération algérienne ne sera pas la génération perdue.

PARTISANS

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