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Maurice Clavel : La vie d’un homme

Article de Maurice Clavel paru dans La Commune, n° 2, mai 1957, p. 10

J’arrive à Alger le 10 avril à la nuit. Le lendemain matin, je me rends au Tribunal Militaire. J’ai une grande partie de la ville à traverser. La mer et le ciel gris ne suggèrent pas l’Afrique. Les murs et les maisons de n’importe quelle ville de chez nous – à ceci près que c’est beau. Un musulman tous les 200 mètres donne une maigre et triste couleur locale. Il paraît qu’ils recommencent à se montrer (que devait-ce être ?). Alger, je le sais depuis hier soir, respire depuis l’opération Massu. La bombe de la « cafeteria » qui a tant marqué l’imagination (20 à 30 victimes, des fillettes amputées) s’éloigne peu à peu des mémoires.

Des soldats se promènent, pour la plupart sans arme. Ville de garnison, sans plus. Je lis un journal. J’y trouve une circulaire Lacoste, en très bonne place. On n’a coupé, dans le texte, que le paragraphe où Lacoste interdit à l’armée et déconseille impérieusement aux civils le tutoiement de l’indigène. Vaut-il mieux tutoyer vos assassins ou vouvoyer vos amis ? La Presse semble avoir choisi (avec quelques garanties sans doute, car les cas de camionnettes de presse assaillies sur les routes solitaires sont extrêmement rares. Le petit fermier derrière ses quatre murs est plus exposé. C’est ainsi).

EN ATTENDANT LA JUSTICE

Le Tribunal Militaire est dans une petite rue transversale provinciale.

Pauvres colonnes, grilles rouillées, crasse que nous n’avons pas apportée aux Arabes, mais que nous n’avons pas eu à recevoir d’eux. Je ne suis pas dépaysé. Par contre, l’arrivée d’un journaliste parisien semble étonner le corps de garde. Les journalistes algérois ne sont pas encore arrivés. Le procès de l’assassin (présumé) d’Amédée Froger ne fait pas recette. Pourtant Froger était le principal représentant, le symbole de la présence colonialiste française. A ses obsèques, on avait lynché des musulmans. Il est vrai que, comme me le confiera un confrère : « C’est vaseux. – Que voulez-vous dire ? – On sait pas trop si c’est lui. – Vous allez dire ça dans votre journal ? – Pensez-vous ! » répond-il légèrement. Il n’y a pas de tempête sous ce crâne.

Le banc des journalistes est provisoirement occupé par les témoins qui attendent leur appel. Tout le procès dépend d’eux. Badèche a assassiné Froger le 28 décembre, en plein jour, à 9 h. 30. On l’a vu, on l’a poursuivi. Il s’agit de savoir si ces gens vont le reconnaître. Aucun ne l’a vu plus d’une seconde. Je trouve cela très dramatique. Puis je m’étonne : « N’a-t-on pas confronté témoins et accusé à l’instruction ? – Non. – Comment est-ce possible ? – C’est comme ça. – Alors pourquoi ne pas le tuer tout de suite, ce serait plus simple. »

On me regarde mal. J’ai reperdu la confiance des témoins que j’avais été long à gagner. Il m’avait fallu de la naïveté, de l’humilité, des cigarettes. Rien n’avait pris sur celui de droite : trente ans, visage dur, air de savoir où il allait. Celui de gauche, moins durci, plus jeune, m’avait finalement confié qu’il était absolument incapable de reconnaître l’homme, ne l’ayant pas vu plus d’un dixième de seconde. En effet, lui dis-je. Entre l’accusé. « Le voilà », me dit-il.

Entre le Tribunal. Nom de l’accusé ? « Ali Ben Hamdi ». Profession ? demande le Président. Mon témoin, entre les dents : « Tueur à gages ».

COMME C’EST HUMAIN !

Il s’agit pourtant de la vie d’un homme, fût-il Arabe. Mais – je dois le dire – on a quelque mal à se représenter que la mort est là. L’appareil n’y est pas. Il règne là je ne sais quelle familiarité, facilité de vivre française, macabre à la réflexion, légère au premier regard : l’accusé entre pour ainsi dire dans le public (le lendemain, une heure avant le verdict, un de mes amis algérois voit passer dans le couloir des journalistes, des avocats, un peu de tout le monde, un Arabe se dirigeant avec aisance vers les toilettes. « Qui est-ce », me demande-t-il. « L’accusé », lui dis-je. Mon ami a failli requérir un siège). Il n’y a pas de box des accusés. L’homme est assis sur une petite estrade, à 30 cm du sol. L’effet est curieux. A une suspension, il passe devant moi, me serre la main. Je suppose qu’il a remarqué que je le regardais sans haine, en homme. Aucune opposition publique. A la sortie du verdict (la mort) il me demande du feu. Je lui en offre, et quelques cigarettes qui me restaient. Les deux jeunes soldats qui l’escortent ont un début de sourire. Pour un peu, je dirais que tout cela est très gentil.

NUIT ET BROUILLARD

Pour un peu, je dirais aussi que le Tribunal rend la justice. Ces hommes sont très calmes et respectent les formes. J’ai relu, par hasard, récemment dans Michelet, le procès de Danton, des Girondins. Il y a aussi peu de pièces à convictions, mais les juges n’expriment point de haine. Ils laissent parler l’accusé. Ils voudraient même le faire parler. L’ennuyeux, c’est que l’accusé ne parle pas. Arrêté le 25 février par les parachutistes, il a tout avoué dans la nuit même; il a conduit lui-même, à l’aube, toute la reconstitution : le tout avec une précision et un luxe de détails hallucinants, mais à peine déféré au juge d’instruction, quinze jours plus tard (pourquoi ?) il a tout rétracté, alléguant que toutes ses déclarations lui avaient été extorquées par la torture : eau, par un tuyau, « narines pincées », électricité, coups, suspension en l’air (aucune trace évidemment de l’eau et de l’électricité, mais des marques très profondes et douloureuses aux poignets et aux chevilles). Quant à la reconstitution, il y aurait été traîné avant le jour, au bout d’une corde, les poignets liés, la tête recouverte d’une cagoule dont les ouvertures quittaient ses yeux avec les cahots et les secousses de la corde, et que ses mains liées ne pouvaient remettre en place. Il n’aurait rien vu.

J’avoue qu’il est possible qu’il ait été traîné ainsi, puisqu’il n’a rien appris de plus aux enquêteurs que les récits des témoins depuis le 28 décembre. Toutefois, il aurait conduit les enquêteurs à un Café Maure très proche du lieu de l’assassinat, où il serait allé juste après le coup déposer son arme. Cela, les témoins ne pouvaient pas le savoir. La visite au Café Maure relève donc d’une pure et gratuite fabrication policière ou d’une réelle initiative de Badèche.

Le patron du Café Maure est à côté de Badèche sur le banc des accusés. On l’a aussi torturé. Il porte des pansements aux poignets. Il n’a jamais rien voulu reconnaître. Son avocat nous apprendra que c’est un « bourgeois ». Il n’en a plus guère l’apparence, évidemment. Il a 60 ans.

Il y avait un troisième inculpé : le garçon du Café Maure. Il est mort en cours d’ « instruction ». Il se portait fort bien au début. On parlera peu de lui.

Il y a aussi, depuis deux mois, dans la prison de Barberousse – selon une information non démentie du « Journal d’Alger » – cinq détenus dont chacun reconnaît être l’assassin d’Amédée Froger.

L’interrogatoire a été un parfait dialogue de sourds. Le Président a lu les interminables « aveux » comme à plaisir. Toutes les cinq lignes, l’interprète traduit. Que pense l’accusé ? Rien : il ne sait pas ce dont il s’agit. C’est un docker occasionnel qui se construisait patiemment une petite cabane de tôle et planche en un Bidonville et tous les six mois allait voir son père à Bou-Saada. Il y est allé quelques jours après l’assassinat de Froger, ce dont le Commissaire du Gouvernement exulte : « Il est allé se cacher » (Je me souviens qu’étant dans le maquis de 1942 à 1944, très recherché, j’évitais plutôt d’aller me « cacher » dans ma ville natale). Badèche n’a fait de mal à personne et ne se connaît pas d’autre ennemi que le garde-champêtre du Bidonville qui prétendait lui extorquer d’énormes redevances pour le terrain de sa cabane de planche et tôle et qu’il soupçonne fort de l’avoir dénoncé.

Deux accusés. Curieux couple : un vieil homme, un jeune homme. Le premier a l’air d’un protecteur taciturne du second. On les verrait déambuler ensemble, légèrement comiques. Mais ils ne se disent rien. Ils prétendent ne pas se connaître l’un l’autre, et chacun dit ne rien connaître de cette affaire. Ils ne déambuleront pas ensemble. Ils se sépareront, l’un pour mourir, l’autre pour vivre. Car le patron du Café Maure est acquitté. On a cru tous les « aveux » de Badèche, sauf le seul qui ajoutait quelque chose à ce qu’on savait par les témoins. Le vieil homme aura été battu par erreur judiciaire. Son garçon de café eût sans doute été acquitté aussi. On ne sait pas où est son corps.

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