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La table ronde sur l’Algérie (suite)

Compte-rendu paru dans La Nation socialiste, 2e année, nouvelle série, n° 2, novembre 1957, p. 8

Oreste ROSENFELD
Conseiller S.F.I.O. de l’Union Française

« A plusieurs reprises, Guy MOLLET a déclaré – aussi bien au nom du gouvernement (notamment lors de son voyage aux Etats-Unis et au Canada) qu’au cours des manifestations socialistes en France, – qu’il « fallait épargner aux peuples sous-développés, le stade du nationalisme ». Il a ajouté – et il l’a répété des dizaines de fois – qu’il s’opposait à l’indépendance de l’Algérie. C’est parce que l’indépendance des pays colonisés était un leurre. Ce qui l’intéressait, lui, Président du Conseil et socialiste, c’était de rendre vraiment indépendant et libre chaque homme et chaque femme d’Algérie » et de les protéger ainsi contre l’exploitation des puissances capitalistes ou féodales. »

Souveraineté Nationale et Indépendance Nationale

« On peut penser qu’à l’étape historique actuelle, le stade de « l’indépendance nationale » est dépassé. Je le conteste. Je crois, en effet, que le sentiment national est très fort, même en Europe (et pas seulement en Pologne et en Hongrie). Mais on ne peut pas contester que l’interdépendance économique – qui est une réalité – rend de plus en plus illusoire la souveraineté nationale d’un Etat, qu’il ne faut pas confondre avec l’indépendance nationale. En ce qui concerne cette souveraineté nationale, les socialistes ont toujours préconisé, des limitations réciproques au profit d’une organisation interétatique ou internationale.

Mais même pour la souveraineté nationale d’un petit Etat, les socialistes n’ont jamais admis que ces limitations devraient être consenties au profit d’un autre Etat, d’un Etat fort. Encore moins pourrions-nous admettre que ces limitations de souveraineté soient imposées par la violence ou maintenues par la force contre la volonté des populations intéressées.

Déclarer qu’il faut « épargner aux peuples sous-développés le stade du nationalisme », même exacerbé, et employer à cet effet la force policière et militaire, c’est vouloir maintenir la sujétion d’un peuple. Et lorsqu’il s’agit d’une colonie, c’est vouloir perpétuer l’oppression coloniale. Ainsi, la thèse « internationaliste » du secrétaire général du Parti socialiste français apparaît comme une justification de la politique coloniale de la France. En tant que Président du Conseil, il proclame que quel que soit le futur statut de l’Algérie, celle-ci restera « française » et ses liens avec la métropole « indissolubles ». C’est là le premier aspect du néo-colonialisme. Quant au second, il est encore plus probant. »

Paul RUFF
Secrétaire à la fédération de l’enseignement de la Seine

« … On a envoyé en Algérie toute une jeunesse qui a eu l’impression d’être littéralement abandonnée par les grandes organisations politiques et mêmes syndicales. Ils sont partis et beaucoup d’entre eux ont dû faire là-bas une guerre pour laquelle ils n’avaient aucun goût, avec la conscience qu’ils défendaient beaucoup plus les privilèges économiques d’une poignée de gros possédants, et les privilèges politiques des « Français d’Algérie » que le droit à l’existence d’une minorité menacée par le fanatisme musulman.

Beaucoup ont participé ou assisté à des exploits qu’il leur sera difficile d’oublier, d’autres ont été employés à des tâches de police plus démoralisantes encore. Tous ces jeunes ne peuvent pardonner à la gauche de n’avoir pu les empêcher de subir une telle expérience. Certains reviennent révoltés, d’autres accablés, déracinés, ayant perdu contact et confiance dans ceux qui n’ont pas su ou pu les protéger.

Il y a là des éléments qui ne peuvent s’intégrer dans la vie normale du pays, qui ont des comptes à régler avec la société et qui demain risquent de fournir la base d’un véritable fascisme… »

Le problème des européens d’Algérie

« Seulement il existe aussi une masse de plus d’un million d’êtres, qui sont nés en Algérie, qui tiennent ce pays pour leur patrie. Ils ont joui jusqu’à présent d’une situation tant économique que politique, très privilégiée, et s’il ne peut être question pour des gens de gauche de vouloir perpétuer ces privilèges, il ne peut être davantage question d’accepter leur extermination.

C’est là qu’a mon sens, Jean AMROUCHE fait preuve d’un pessimisme que, pour ma part, je ne partage pas.

Pour lui, les Européens d’Algérie sont incapables d’accepter l’égalité politique, pour lui, les Européens d’Algérie sont à ce point imbus de préjugés racistes, pleins de mépris pour le Musulman, qu’aucun dialogue n’est désormais possible, qu’ils préfèreraient quitter ce qu’ils tiennent pour leur pays plutôt que d’être obligés d’y vivre sur un pied d’égalité avec les Musulmans.

Il y a là un pessimisme qui me paraît contredit par cette réunion même, placée entre AMROUCHE et BELHADI, le dialogue s’est établi sans contrainte, sans difficultés.

L’existence de la minorité européenne placée dans la communauté algérienne, dans la vie économique et politique du pays, pose certes des problèmes difficiles. Je ne les crois pas insolubles.

« Si après toutes les fautes qui ont été commises, la situation était devenue telle qu’aucune existence commune ne soit possible, si l’orgueil chez les Français d’Algérie, si la haine des Européens chez les Musulmans, étaient devenus tels que toute cohabitation soit intolérable aux uns comme aux autres ; s’il fallait pour assurer la présence française, exterminer 9 millions de Musulmans ; alors, je préférerais certes, quelles qu’en soient les difficultés, envisager l’évacuation des Français plutôt que d’assurer leur présence à ce prix.

Mais je ne crois pas qu’on en soit là. »

Auguste LECŒUR
Directeur de la « Nation Socialiste »

« … En Algérie, le colonialisme a pesé sur les populations d’un fardeau extrêmement lourd. L’originalité de ce colonialisme, c’est que ce n’était pas la politique métropolitaine qui triomphait, mais la politique des « ultras » au service de qui ont toujours été les ministres et les gouverneurs généraux.

Certains ont seulement découvert la malfaisance des ultras au cours de ces derniers mois. Or, les militants ouvriers ont encore en mémoire l’opposition au gouvernement du front populaire et les cris hystériques : « Jamais cela ici, Alger n’est pas Paris ». Ce qui était suffisant pour démontrer qu’il y avait là-bas des intérêts « français » contraires à ceux de la France. »

L’attitude du Parti Communiste Français

La classe ouvrière française, dans sa masse, n’a pas encore réussi à rejeter l’enseignement reçu sur les bancs de l’école primaire concernant « les colonies françaises et l’Algérie française ».

Le parti communiste français lui-même a toujours été dans la pratique contre l’indépendance de l’Algérie. Après le voyage de Maurice THOREZ à Alger, alors que le Front Populaire avait suscité un immense espoir dans les masses musulmanes, Laurent CASANOVA, membre du Bureau Politique et porte-parole de THOREZ, écrivait : « que le mouvement national était un instrument de l’administration en rapport avec tout ce que la politique française compte d’aventuriers et de renégats du mouvement ouvrier ». Marceau PIVERT était cité parmi ces « renégats » et « aventuriers » (Cahiers du Bolchévisme, mars 1939, p. 293).

La guerre terminée, alors que les peuples coloniaux avaient pris au sérieux les promesses contenues dans la charte des Nations-Unies, réaffirmé à Yalta et à Postdam, ce qui avait contribué au développement d’un puissant mouvement national touchant la quasi-totalité des pays opprimés, l’Algérie précisa sa voie.

Pourtant, lorsque fut demandée par les nationalistes algériens l’indépendance de l’Algérie, les « Cahiers du Communisme », septembre 1947, page 863, répliquaient, sous la signature de Léon FEIX, autre membre du Bureau Politique et responsable des affaires algériennes :

« L’indépendance immédiate n’est qu’un mirage, loin d’assurer à l’Algérie un avenir de liberté et de progrès, elle aboutirait inévitablement à la soumettre à des forces réactionnaires et coloniales qui sont assoiffées de débouchés et de peuples à asservir ».

Ce sont les mêmes arguments qui sont encore employés aujourd’hui par les colonialistes, les réactionnaires et leurs alliés pour s’opposer à la juste revendication des Algériens : « la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ».

La responsabilité du Parti socialiste et de ceux de ses militants qui ont repris la relève des colonialistes en difficulté est plus écrasante encore.

Pourtant, c’est au sein de ce parti qu’une minorité courageuse et clairvoyante a défendu et continue de défendre les positions les plus justes, les plus conformes aux aspirations nationales des peuples d’Algérie. Ce sont ceux que Laurent CASANOVA qualifiait de « renégats » et « d’aventuriers » du mouvement ouvrier. »

Pour un « Conseil National de la résistance algérienne » !

« Enfin, pour terminer avec le chapitre des responsabilités, nous ne devons pas manquer de souligner celles des groupements qui luttent pour l’indépendance de l’Algérie et de ceux qui les aident matériellement et politiquement.

Leur division, leurs sanglants règlements de comptes compromettent aux yeux de la classe ouvrière française, une cause pourtant juste sur le fond.

Compte tenu de la complexité nationale algérienne, il ne peut pas y avoir dans ce pays de luttes véritables pour l’indépendance nationale sans un minimum d’union nationale. Dans la lutte nationale, le souci de faire triompher des intérêts particuliers doit passer obligatoirement après le souci de faire triompher les intérêts généraux de la nation. Ce n’est pas le cas en Algérie. J’ai entendu tout à l’heure réclamer pour l’Algérie le droit à la diversité des partis.

Comme en France, l’orateur a simplement oublié que justement et à cause de cette diversité, les Français ont constitué le Conseil National de la Résistance, dans la mesure où le sort de l’indépendance nationale française était en jeu. »

Pas de méthodes staliniennes à l’intérieur du « front » !

« Lorsque certains de ces groupements s’efforcent de s’assurer en propre la direction du mouvement par des méthodes et moyens qui nous rappellent fâcheusement ceux du stalinisme, et plus près de nous ceux de Budapest, ils nous donnent raison de rester fidèles à cette pensée léniniste, que prêter un soutien résolu et actif au mouvement de libération nationale des peuples opprimés et dépendants ne signifie évidemment pas que le prolétariat doive soutenir tout mouvement national, toujours et partout, dans chaque cas particulier et concret.

Il s’agit d’appuyer ceux des mouvements nationaux qui tendent à affaiblir, à renverser l’impérialisme et non à le maintenir et à le consolider.

En bref, la responsabilité des mouvements de la libération nationale réside dans le fait qu’ils n’ont pas encore réussi à faire passer au premier plan de leurs préoccupations le triomphe des grands intérêts généraux de l’Algérie. Ils n’ont pas encore réussi à le faire parce qu’à l’intérieur de leur mouvement se posent des problèmes de classes et de politique extérieure, n’ayant rien à voir avec les intérêts propres de leur pays. »

Nous sommes pour « l’indépendance » sans réserves…

« Voilà pourquoi les responsabilités ne sont pas unilatérales et qu’il dépend pour beaucoup des mouvements algériens de libération nationale de leur capacité à s’unir sur l’objectif commun, que soit hâtée la solution du problème algérien et que triomphe l’indépendance de leur pays.

Tout à l’heure, M. AMROUCHE a dit qu’il ne fallait pas jouer sur les mots et se prononcer POUR ou CONTRE l’indépendance de l’Algérie.

Les militants de « l’opposition communiste », groupés autour de « La Nation socialiste », sont eux et sans réserve pour l’indépendance de l’Algérie. Ils défendront cette position en rivalisant d’ardeur avec tous ceux qui sont pour l’union des mouvements algériens et qui luttent pour l’indépendance de leur pays. Cette union conditionne le reste. »

M. MASMOUDI
Ambassadeur de Tunisie à Paris

« Mon excellent ami Jean AMROUCHE a fait quelques notes en marge de la déclaration de notre ami Jean ROUS. Je me permettrai à cette occasion de faire aussi quelques notes en marge de son exposé : surtout dans la partie où il dit : « … n’étaient les fellaga, la Tunisie n’aurait pas eu son autonomie… » en ajoutant : « … n’était l’insurrection algérienne, la Tunisie n’aurait pas eu son indépendance… »

Ces affirmations sont évidemment un peu schématiques, Elles comportent du vrai et du faux à la fois. Ce n’était pas uniquement parce qu’il y avait des fellaga en Tunisie que le 31 juillet, à Carthage, était venue cette date qui comptera parmi les jours fastes dans les relations franco-tunisiennes et probablement dans l’histoire française. Ce n’est pas non plus parce qu’il y a eu l’insurrection en Algérie que le Maroc et la Tunisie sont aujourd’hui indépendants. Je crois plutôt que c’est parce que nous avons mené parallèlement la lutte sur le plan national et sur le plan français.

Car en ce qui nous concerne, nous n’avons jamais minimisé l’apport de la gauche française à la lutte libératrice des coloniaux.

Ce ne sont quand même pas les fellaga qui ont investi MENDES-FRANCE. Je sais qu’en France, on analyse l’arrivée au pouvoir de Pierre MENDES-FRANCE par le Dien Bien Phu en Indochine. Le fait, chronologiquement parlant, est exact. Mais du point de vue politique, c’est évidemment bien différent. A moins qu’on raisonne en termes de guerre.

En réalité, le peuple français bien informé, mis périodiquement au fait des événements, avait bien réagi. On ne lui cachait pas la vérité, et on semblait à la fois avoir l’énergie, la volonté et le souci de respecter la parole donnée. Il y avait également en France, le vague désir du changement. On entendait partout le fameux : « Il faut que ca change. » L’opinion paraissait disposée à un gouvernement MENDES qui fut bénéfique aussi bien pour la France que pour certains pays colonisés. »

Nous n’abandonnerons pas les algériens !

« Sans oublier que le peuple tunisien ne laissera jamais exterminer le nationalisme algérien par les armes. Non par sentimentalité, mais parce que nous avons suffisamment de respect et d’estime pour les Français, et parce que nous avons le vif souci de préserver l’avenir des relations franco-tunisiennes, que nous ne laisserons pas la France commettre ce crime.

Si la France arrivait à exterminer par les armes la révolte actuelle, ce serait probablement le commencement de la fin dans toute l’Afrique du Nord. »

M. LAMRANI représentant de S.M. le roi du Maroc

« Que ce soit à l’intérieur du Maroc. entre les divers résidents et les divers habitants du pays, quelle que soit leur origine ethnique, quelle que soit leur langue, quelle que soit leur religion, nous tendons, nous voulons et nous faisons tous les efforts nécessaires pour qu’à l’intérieur de la communauté marocaine existent le bien-être et la liberté. »

L’indépendance nationale est un moyen…

« … Pour nous, la phase de l’indépendance nationale n’est qu’une première phase de notre évolution. L’indépendance est pour nous un moyen et non pas une fin. Et si vous vous reportez à la genèse du mouvement nationaliste marocain, vous verrez qu’au départ, c’est davantage poussés par les revendications, par tes préoccupations d’ordre social, que les promoteurs du mouvement nationaliste ont engagé la lutte.

Au Maroc notamment, c’est le manifeste de 1934, demandant les réformes sociales, qui a été à la base de l’action des partis politiques. Nous n’avons pas oublié cette jeunesse de notre mouvement nationaliste, et après la phase de l’indépendance, c’est vers une politique hautement sociale que tendent les dirigeants et les responsables marocains. »

Nous souhaitons la Paix en Algérie…

« Mais si nous n’avons pas à dicter une politique aux Algériens ou aux Français, nous souhaitons néanmoins et du plus profond de notre cœur voir bientôt s’instaurer la paix et bientôt trouver une solution qui soit convenable et satisfaisante pour tous, dans le respect du droit et de la justice. »


(1) Le compte rendu sténographique de toutes les interventions de la « table ronde » peut être obtenu contre la somme de 400 francs. – Anne Glaeser, 13, rue Bleue, Paris.

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