Article d’Yves Dechézelles paru dans La Commune, n° 5, novembre 1957
Ahmed Bekhat, secrétaire général de la Fédération de France de l’U.S.T.A., a été à son tour assassiné. Le 26 octobre, au petit matin, son cadavre a été retrouvé encore chaud dans un terrain vague de Colombes. Il avait été tué de deux balles dans la nuque.
Deux jours auparavant, je m’étais entretenu avec lui. Son rire franc, sa gaieté juvénile, l’intérêt passionné qu’il portait à sa tâche forçaient la sympathie. Pourtant, il savait que depuis son retour de Bamako, sa tête avait été mise à prix. Comme je lui conseillai d’être prudent, un magnifique sourire éclaira son visage :
« Et mes camarades ne risquent-ils rien sur les chantiers ? D’ailleurs, ajouta-t-il, quoi qu’il arrive, j’ai confiance dans l’avenir. »
Il avait tant de vitalité, de générosité et de courage qu’il allait tranquillement vers la mort. Ce charpentier en métaux à 27 ans, d’allure élégante et sportive, avait eu le temps d’acquérir l’expérience ouvrière et la culture générale qui l’avaient fait désigner comme le leader de l’U.S.T.A. Au mépris du danger, il continuait de prendre directement contact avec ses camarades sur les lieux de travail. C’est ainsi qu’il dut être kidnappé à Colombes le 25 octobre, puis séquestré et peut-être torturé toute une nuit avant d’être abattu le lendemain matin.
Dans la liste des victimes, le nom de Bekhat fait suite à ceux de Ahmed Semmache assassiné le 26 septembre, de Mellouli Saïd grièvement blessé le 24 septembre, de Hocine Maroc assassiné le 24 septembre, de Filali Abdallah blessé dans le dos de quatre balles le 7 octobre. Tous étaient des responsables de l’U.S.T.A. Ainsi, est mis en application un plan qui vise à supprimer par le meurtre tous ceux des nationalistes algériens et particulièrement des militants ouvriers qui, insensibles à la séduction ou à la terreur, n’ont pas accepté de se ranger sous la bannière du F.L.N.
L’assassinat pratiqué comme une méthode de règlement des divergences politiques entre nationalistes algériens pose un problème grave à tous ceux qui n’ont cessé de manifester leur sympathie au peuple algérien et de lutter contre le colonialisme.
Ce problème est à la fois d’ordre moral et d’ordre politique. Les meurtres en série commis par des Algériens et dont sont victimes des travailleurs algériens provoquent, notamment dans la classe ouvrière française, réprobation et dégoût. Dans le climat ainsi créé il devient de plus en plus difficile de se faire entendre quand on dénonce les atrocités de la répression colonialiste. Et l’on s’interroge avec inquiétude sur le sort futur des minorités ethniques en Algérie s’il doit dépendre d’un régime entièrement fondé sur la terreur.
Au moment même où les travailleurs français prennent conscience des conséquences désastreuses de la guerre d’Algérie, les luttes fratricides entre Algériens renforcent la propagande colonialiste et désarment la gauche française. Tout ce qui retarde la solution démocratique du problème algérien concerne directement les Français. Qui sait, si elle se prolonge, quels peuvent être les effets de la guerre d’Algérie sur le plan de nos libertés ?
Ceux pour qui en France le mot de démocratie a un sens ne peuvent demeurer indifférents devant l’assassinat de militants ouvriers tels que Bekhat et ses camarades. Je ne partage pas le scepticisme de ceux qui prétendent que les responsables de ces tueries se moquent éperdument des protestations de la gauche française. Ils s’en moqueront, oui, tant qu’ils sentiront que leurs amis français protestent surtout pour la forme parce que dans ce vieux pays l’on a des « habitudes morales » et tant que ces protestations seront assorties de réserves qui sont autant d’alibis ou même d’hypocrites justifications.
Mais si l’ensemble des anticolonialistes français lançaient aux organisations algériennes intéressées un appel faisant ressortir d’une manière suffisamment nette les motifs de leur réprobation, cet appel aurait un retentissement qui déborderait largement les frontières de la France. Ceux qui ordonnent les liquidations physiques de militants devraient bien finalement en tenir compte.
Une initiative précise dans ce sens aurait un autre mérite. Elle permettrait de ne pas laisser en repos la conscience de ces honnêtes gens qui sont toujours sans voix à l’instant où s’accomplissent les crimes et qui ne commencent à les dénoncer qu’après le détrônement des coupables.
L’on devra considérer que ceux qui ne s’associeraient pas à une telle initiative, quelque motif qu’ils puissent invoquer, approuvent l’assassinat de Bekhat et de ses amis et que leurs mains sont rouges du sang des prochaines victimes.
YVES DECHEZELLES.