Déclaration de Bachir Hadj Ali parue dans les Cahiers du communisme, 39e année, n° 4, avril 1963, p. 86-100
Le texte publié ci-dessous est celui de la déclaration faite par Bachir Hadj Ali à la clôture de la Semaine de la Pensée marxiste qui s’est tenue à Paris, salle de la Mutualité, du 13 au 20 mars 1963.
La guerre menée par notre peuple pendant sept ans et demi sous la direction du F.L.N. a mis en mouvement des millions d’hommes et de femmes, en majorité des jeunes de moins de vingt-cinq ans. Elle a libéré des énergies considérables, surtout à la campagne. Elle a fourni, au cours de cette phase d’exaltation intense, des héros magnifiques, animés d’une volonté de fer, pleins d’initiatives. Dans mille et une épreuves, se sont forgés des révolutionnaires, se sont accrues les conditions subjectives de la victoire.
Bien avant 1954, au cours du quart de siècle qui a précédé l’insurrection, d’autres révolutionnaires ont préparé politiquement cette insurrection, éveillant les masses après la léthargie qui avait succédé aux multiples insurrections ou révoltes brisées.
Certains patriotes sous-estiment ou nient l’apport bénéfique des partis nationaux avant l’insurrection, faisant surgir du néant l’étincelle de novembre 1954, donnant créance à la théorie de la spontanéité.
Dans La Maladie infantile du communisme, Lénine écrit :
« Il est infiniment plus difficile et plus méritoire de savoir être révolutionnaire quand la situation ne permet pas encore d’action directe, … et de savoir alors défendre les intérêts de la révolution (par la propagande, par l’agitation, par l’organisation) … »
Cette constatation de Lénine est confirmée par l’expérience algérienne. Nous pensons à ces militants communistes traînés en 1935 sur des kilomètres de sable, attachés à la queue d’un cheval, devant des paysans silencieux, terrorisés. Nous pensons aux militants de l’organisation secrète, paramilitaire du M.T.L.D., préparant la lutte armée malgré l’enfer des tortures.
On peut dire également qu’il est parfois plus difficile, plus méritoire d’être révolutionnaire au moment du passage de la guerre à la paix, et dans les tâches de la paix.
Cela fut vérifié l’an dernier au mois de mars, au cours de ces journées où se préparaient les accords d’Evian.
Quelle devait être l’attitude d’un révolutionnaire algérien, face aux
accords d’Evian ? Fallait-il les accepter ou les rejeter ?
Les communistes algériens ont répondu de la façon suivante : les accords d’Evian consacrent les principes de l’indépendance, de l’unité nationale et de l’intégrité territoriale de l’Algérie. Le rejet du compromis en vertu de la théorie « du tout ou rien » aurait signifié la poursuite de la guerre, l’affaiblissement plus grand du peuple, et peut-être l’aventure ; on le voit encore mieux aujourd’hui que l’on sait la crise qui couvait alors au sein du F.L.N.
Des novembre 1960, nous avions prévu l’éventualité de l’acceptation d’un compromis honorable par le peuple algérien et nous avons écrit dans le livre Notre peuple vaincra :
« Dans une telle éventualité, la lutte se poursuivrait sous d’autres formes en vue de la réalisation totale de notre libération nationale. »
Nous sommes au milieu de cette lutte, complexe et difficile, avec les données générales suivantes :
1° L’Algérie a rompu ses liens politiques avec l’impérialisme, mais elle n’est pas indépendante économiquement de cet impérialisme. Le peuple algérien se heurte à des obstacles objectifs considérables suite au lourd héritage colonial, aux destructions de la guerre et aux derniers soubresauts de l’O.A.S. Des centaines de milliers de maisons sont détruites, des millions de mines doivent être déterrées, 1.500.000 victimes de la guerre doivent être secourues, des centaines et des centaines de milliers de chômeurs veulent du travail, une grande proportion de la population subsiste grâce à l’aide extérieure en nature ; les rentrées budgétaires prévues pour 1963 sont trois fois moins fortes que les prévisions faites par les ministères ; environ 80 % des recettes du budget d’équipement sont fournis par des prêts de l’étranger. L’Algérie indépendante fait partie du système économique mondial capitaliste. Il lui faut trancher cette contradiction par l’édification d’un Etat de démocratie nationale.
2° L’union réalisée durant la guerre au sein du F.L.N. entre toutes les classes sociales anti-impérialistes n’a pas résisté à l’accession du pays à l’indépendance. Des différenciations de classe se sont faites plus fortes, la paix revenue. Elles sont, quant au fond, à l’origine de la crise du F.L.N. Cependant, ces contradictions de classe s’exercent sur le fond de la contradiction principale : peuple algérien-impérialisme. Il est nécessaire et possible de trouver une formule d’union qui tienne compte à la fois de ces différenciations de classe et de leur alliance vitale face à leur ennemi commun, l’impérialisme.
3° Le peuple algérien recèle un potentiel révolutionnaire et anti-impérialiste considérable, avec une élévation continue de la conscience sociale des masses populaires et ce, malgré les conséquences négatives de la crise du F.L.N., et certaines faiblesses et défauts au sein du mouvement de libération. Si ces défauts et ces faiblesses, parmi lesquels il faut citer le sectarisme et le subjectivisme, n’étaient pas surmontés, ils risqueraient de devenir, du point de vue des conséquences, aussi dangereux que les obstacles objectifs énumérés plus haut, et la lutte contre ces derniers serait rendue plus difficile.
Quelle attitude révolutionnaire dicte une telle situation ?
1° Définir des objectifs clairs, c’est-à-dire parfaire l’indépendance, en finir avec les servitudes économiques et militaires d’Evian, donner la terre aux paysans, nationaliser les secteurs-clés de l’économie, élever le niveau des masses les plus déshéritées et le niveau culturel du peuple ;
2° Définir une orientation juste pour atteindre ces objectifs.
Le projet de programme de Tripoli fixe ces objectifs clairs et définit cette orientation sous la forme de deux options : voie de développement non-capitaliste à l’intérieur, politique extérieure pacifique et anti-impérialiste ; appui sur les pays socialistes pour assurer le succès de ces deux options ;
3° Trouver l’instrument nécessaire pour atteindre ces objectifs et pour appliquer cette orientation, un instrument capable de rassembler toutes les forces disséminées dans le pays, toutes les volontés éparses pour en faire une force unique sous peine de voir la révolution avorter.
Un accord de fait, un solide terrain d’entente existe entre tous les patriotes révolutionnaires, entre nous communistes et nos frères du F.L.N. au sujet des objectifs essentiels et de l’orientation. En effet, le programme du P.C.A. assigne à l’étape actuelle les mêmes objectifs et la même orientation que le programme de Tripoli.
Objectifs communs, orientation commune, il y a là un capital politique inestimable sur lequel nous veillerons précieusement, sur lequel nous ne cesserons d’attirer l’attention de tous les patriotes sans exception afin que, par-delà les divergences naturelles entre les différentes tendances patriotiques, ce capital politique soit sauvegardé et enrichi car il constitue une base politique solide pour l’union des forces nationales.
La divergence porte sur le troisième point, sur l’instrument capable d’atteindre les objectifs et d’appliquer l’orientation de Tripoli.
Avec une partie de l’opinion algérienne, nous proposons l’union au sein d’un front unique. Le Bureau politique du F.L.N. se prononce pour le parti unique. Nous regrettons que le débat ait été tranché par l’interdiction du P.C.A. avant même qu’il ne se soit instauré. Mais tout le monde comprend que cette question du front unique ou du parti unique qui est de la plus extrême importance pour l’avenir du pays, n’est pas pour autant réglée. Quelle est la formule qui, donnant satisfaction au désir d’union et ouvrant la voie à la satisfaction du désir d’unité du peuple algérien, tient compte des réalités sociales et politiques de l’Algérie d’aujourd’hui afin de réaliser les objectifs de la révolution nationale et démocratique ?
Selon le projet de programme de Tripoli les composantes sociales du mouvement de libération sont :
« 1° les paysans pauvres …
« 2° le prolétariat, relativement peu nombreux, et le sous-prolétariat pléthorique des villes …
« 3° une autre catégorie sociale intermédiaire : celle des artisans, petits et moyens employés, fonctionnaires, petits commerçants et certains membres des professions libérales, le tout constituant ce que l’on pourrait appeler la petite bourgeoisie …
« 4° une classe bourgeoise, relativement peu importante, composée d’hommes d’affaires, de gros négociants, de chefs d’entreprise, et de rares industriels. A cette classe s’ajoute celle des gros propriétaire fonciers et des notables de l’administration coloniale. »
Parlant de la bourgeoisie algérienne, ce projet de programme dit :
« L’expérience de certains pays nouvellement indépendants enseigne qu’une couche sociale privilégiée peut s’emparer du pouvoir à son profit exclusif. »
Ainsi, le projet de programme de Tripoli reconnaît et la réalité de classes et de couches sociales différentes en Algérie, et la réalité de leur antagonisme.
C’est précisément en fonction de ces réalités que nous proposons le front unique. Ce front unique, pourrait être le Front de libération nationale qui aurait ainsi le caractère d’un vaste rassemblement et non celui d’un parti. Comme base de discussion au programme minimum de ce front, nous proposons le projet de programme de Tripoli. Ce programme minimum doit tenir compte de l’intérêt général de la nation à l’étape actuelle de démocratie nationale, en même temps que des justes intérêts de chaque classe ou couche sociale.
Un tel front aurait l’avantage d’entraîner sans contrainte et sur une base claire l’ensemble de toutes les forces nationales et progressistes, ne laissant en marge aucune d’elles, n’étouffant aucune d’elles ni aucun courant politique patriotique et démocratique, puisque chaque organisation pourrait jouir de son autonomie dans le cadre d’une discipline commune.
L’alliance durable de toutes ces couches et classes sociales peut éviter à la lutte de classes de se manifester d’une façon violente ; cette lutte de classes pourrait revêtir un caractère démocratique et pacifique, étant donné la puissance considérable du mouvement des masses populaires et la faiblesse relative de la bourgeoisie. La lutte de classe consisterait, à cette étape de démocratie nationale, à veiller à ce qu’aucune classe ou couche sociale ne fasse passer son intérêt particulier avant l’intérêt général. Il serait possible alors de concilier l’intérêt particulier avec l’intérêt général. Prenons l’exemple de la bourgeoisie. Tout le monde admet qu’à l’étape actuelle, à côté d’un secteur public de notre économie, subsistera peut-être assez longtemps un secteur privé. Cette conception n’est pas en contradiction avec le choix de la voie non-capitaliste de développement économique, voie de développement qu’il ne faut pas identifier avec l’étape d’édification du socialisme. La bourgeoisie nationale possède certains intérêts qui ne sont pas forcément en contradiction avec les efforts déployés par toute la nation pour sortir de son sous-développement, étant donné qu’à cette étape les réalités économique et sociale nous obligent à connaître deux secteurs d’économie.
La souplesse du front unique, son renforcement, son caractère d’alliance libre, faciliteraient la solution démocratique des différends qui pourraient surgir entre les tendances et couches sociales de ce front. Les réalisations du front unique, la pratique du front unique s’appuyant sur des comités populaires de base dans tout le pays, feraient avancer l’idée de l’unité des forces les plus révolutionnaires, celles qui veulent réellement construire le socialisme. Ainsi pourraient naître les conditions favorables à la formation d’un parti unique des forces attachées au socialisme. L’étape d’édification du socialisme pourrait s’engager non seulement avec la classe ouvrière, la paysannerie pauvre, les éléments révolutionnaires de la petite bourgeoisie, les étudiants, etc., mais aussi avec les éléments de la bourgeoisie nationale qui comprennent déjà et qui comprendront au fur et à mesure des progrès de la révolution, que le pouvoir des monopoles en Europe occidentale et en Amérique, qui étouffent chez eux la petite et moyenne entreprise, ferment dans un pays comme le nôtre, où le stade capitaliste industriel n’est pas atteint, toute possibilité de développement économique continue à la bourgeoisie nationale.
De plus, la voie non-capitaliste apparaît de plus en plus aux larges secteurs de l’opinion comme plus avantageuse que la voie capitaliste. Certes, la voie capitaliste peut permettre un certain développement économique. Mais la voie non-capitaliste permettra des progrès plus rapides. En outre, elle permet de soustraire plus facilement, et avec l’aide du camp socialiste, le pays à l’emprise capitaliste extérieure, car le capital national n’est pas en mesure à lui seul d’assurer ce développement. Elle permet d’éviter la voie capitaliste, c’est-à-dire l’accumulation des richesses aux mains d’une seule classe et l’appauvrissement des masses laborieuses. Elle permet d’éviter par suite les luttes de classes violentes, peut-être les guerres civiles. Elle fraye la voie au socialisme qui assurera l’unité morale et politique de la nation.
Voilà comment les communistes algériens allient le souci national aux intérêts de classe des travailleurs en préconisant le front unique.
Voyons la conception du parti unique.
Notons d’abord que le projet de programme de Tripoli et son annexe consacrée au Parti, ne parlent pas de parti unique.
Quelle sera la composition sociale de ce parti ? Le projet de Tripoli répond : « Eléments issus de la paysannerie, travailleurs en général, jeunes et intellectuels révolutionnaires », c’est-à-dire des forces issues de différentes couches et classes sociales.
L’idéologie de ce parti n’est pas définie par le programme de Tripoli. Mais ce programme spécifie que le parti exclut l’existence en son sein d’idéologies différentes. Quelle est donc l’idéologie qui serait rejetée de ce parti ? Et quelle est cette idéologie en voie d’élaboration dont parle le projet de Tripoli ? Dans un tel parti où l’idéologie n’est pas encore définie, pourrait-il n’y avoir qu’une seule idéologie, étant donné la composition sociale de ce parti ?
Un tel parti, unique ou non, ne réaliserait-il pas plutôt une unité formelle, artificielle des couches et des classes sociales ? Ne serait-il pas exposé à l’instabilité, aux contradictions, peut-être même aux crises graves ? Prévu par ses promoteurs pour éviter « les jeux stériles des partis », ne transposerait-il pas en son sein « ces jeux », sous forme de luttes intestines de fractions ?
Où serait alors le parti d’avant-garde ?
Rassemblant des forces sociales différentes sans base doctrinale, n’aurait-il pas en définitive comme idéologie dominante celle du nationalisme bourgeois ?
Un parti d’avant-garde peut avoir la composition sociale définie par le projet de Tripoli, mais il lui faut une base idéologique révolutionnaire. Le projet de Tripoli reconnaît que :
« La raison d’être d’un parti est son idéologie et qu’il cesse d’exister dès lors qu’elle vient à lui manquer. »
Précisons que s’il s’agit d’un parti révolutionnaire l’expérience a montré que « sans idéologie révolutionnaire, il n’y a pas de parti révolutionnaire ».
Le journal du F.L.N., Ach-chaab, a invité les communistes algériens à suivre l’exemple des communistes cubains. Nous pourrions répondre sincèrement : nous sommes d’accord pour suivre l’exemple de nos camarades cubains ; faites comme le Mouvement du 26 juillet de Fidel Castro. Mais dans ce cadre étroit le dialogue serait infructueux. Le F.L.N. n’est pas prêt dans son ensemble à se ranger sur les positions marxistes-léninistes, et le Parti communiste algérien n’abandonnera pas sa doctrine. D’ailleurs au sein du parti F.L.N., dont le programme de Tripoli spécifie, rappelons-le, qu’il ne tolèrera pas en son sein d’idéologies différentes, le marxisme n’aurait pas droit de cité puisque les principaux dirigeants de ce parti déclarent qu’ils ne sont pas marxistes.
L’exemple cubain montre que la formation du parti unique fait partie du processus même de la révolution et des progrès de la révolution. Il ne peut pas s’instaurer par un décret ; il est le résultat de la conjonction d’une réalité objective (transformation économique et sociale du pays) et d’une réalité subjective (progrès de la conscience politique et sociale des masses).
C’est au nom de l’unité qu’officiellement le Parti communiste algérien a été interdit, mais cette mesure ralentit la marche vers cette unité. C’est pour construire le socialisme que le parti unique est officiellement proclamé, mais il n’y a pas d’exemple d’édification du socialisme commençant par l’interdiction d’un parti communiste.
Le président Ben Bella a déclaré à l’agence cubaine Prensa Latina :
« Nous ne sommes pas communistes. Mais nous ne sommes pas non plus anticommunistes ; et nous ne le serons jamais. Nous connaissons parfaitement la dangereuse signification de ce mot. Ici, il n’y aura pas d’anti-communisme. »
Nous enregistrons positivement cette déclaration comparativement aux positions violemment anticommunistes de certains dirigeants arabes ou algériens faites à la radio, lors de la réception de la délégation gouvernementale irakienne.
Il y a au sein du mouvement de libération nationale, d’une part, des forces de progrès qui ne sont pas communistes mais qui ne sont pas anticommunistes, d’autre part, des courants antidémocratiques caractérisés par un anticommunisme violent et des conceptions qui, si elles venaient à triompher, feraient reculer l’Algérie et sa révolution au profit du néo-colonialisme.
L’anticommunisme a reculé fortement en Algérie. Mais on assiste actuellement en Algérie et dans les autres pays arabes à une offensive idéologique dont le centre se situe ailleurs que dans le monde arabe ou en Afrique ; il est à Washington. Certains aimeraient qu’en Algérie se développe l’offensive réactionnaire anticommuniste, mais notre peuple connaît « le contenu dangereux de cet anticommunisme », comme l’a rappelé le président Ben Bella. Il n’y a rien de plus important, il n’y a rien de plus urgent aujourd’hui que de faire échec à ce danger, que d’isoler les forces violemment anticommunistes et antidémocratiques, c’est-à-dire les forces de division.
Certains gouvernants arabes cherchent à embrigader l’Algérie, précipitamment, dans une fédération dont nous ne connaissons que trop les tenants et les aboutissants, mais dont nous savons déjà que le contenu sera antipopulaire et antidémocratique. Ils spéculent sur le désir d’unité des masses populaires et présentent les communistes comme des ennemis de l’unité arabe.
Les communistes arabes, où qu’ils soient, sont les champions de l’unité du monde arabe, non sur la base de coups d’Etat, mais sur celle de l’adhésion consciente des peuples, de la démocratie et du bien-être pour les larges masses, du respect de la personnalité de chaque peuple et de la lutte anti-impérialiste.
Certains dirigeants du F.L.N. pensent que le Parti communiste algérien sera le bénéficiaire de la crise du F.L.N. en raison de son organisation, de son programme et de son influence. Ces craintes ne sont pas fondées. Au cours de la crise qui a secoué le Front, nous avons déployé beaucoup d’efforts pour éviter l’aggravation de cette crise. Au moment où l’Algérie était au bord de l’anarchie, nous avons pris position pour la venue à Alger du Bureau politique du F.L.N. qui était alors à Tlemcen, afin que le pays soit doté d’une autorité centrale. Aux élections à l’Assemblée nationale constituante, le Parti communiste algérien a appelé à voter en masse pour les listes du F.L.N. en vue de doter rapidement le pays d’institutions démocratiques stables. Nous avons déployé beaucoup d’efforts pour faire connaître le projet de programme de Tripoli.
Rejetant le dogmatisme et le sectarisme, nous sommes attentifs à tout
ce qui peut ou pourrait surgir de neuf dans l’édification du pays ; nous
avons toujours à l’esprit cette indication de Lénine :
« L’histoire en général et plus particulièrement l’histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, plus « ingénieuse » que ne le pensent les meilleurs partis, les avant-gardes les plus conscients des classes les plus avancées. »
Depuis la constitution du gouvernement Ben Bella, nous avons soutenu chaque mesure positive qu’il a prise, y compris après l’interdiction du Parti. Nous continuons à le soutenir malgré des réserves sur tel ou tel aspect de sa politique. Dernièrement, nous avons rappelé ce soutien à une mesure de caractère révolutionnaire qui pourrait constituer la première étape sur la voie du développement non-capitaliste, et une école où les travailleurs apprendraient à diriger et à gérer les affaires publiques : il s’agit des comités de gestion des biens vacants abandonnés par les patrons et les propriétaires colonialistes.
Pour reprendre une phrase célèbre, nous disons : chaque fois que le gouvernement fera un pas en avant, nous l’aiderons à en faire deux.
Nous avons demandé que des mesures énergiques frappent les grosses fortunes de cette fraction de la bourgeoisie commerçante et bureaucratique qui étale un luxe insultant devant la misère atroce des masses. Nous avons surtout appelé à la vigilance contre l’emprise des néo-colonialistes français qui, profitant des difficultés considérables au milieu desquelles se débat l’Algérie, cherchent à accroître leur emprise économique ou militaire comme le prouvent les expériences nucléaires au Sahara.
Nous appelons les masses à la vigilance contre les sourires hypocrites des néo-colonialistes américains et ouest-allemands qui manœuvrent – rejoints en cela par certains gouvernants arabes – pour que soit brisé l’élan révolutionnaire de notre peuple.
Nous avons invité certains Algériens qui observent une attitude négative à l’égard du travail, à en finir avec cet héritage du régime colonial dans leur conscience. Et nous avons demandé aux masses de mieux comprendre que l’attitude positive envers l’effort est aujourd’hui une attitude révolutionnaire, et en même temps nous rappelons aux pouvoirs publics qu’au facteur moral pour stimuler la production, il faut ajouter l’intéressement matériel, en particulier au profit des masses les plus déshéritées.
Nous estimons que la démocratie, les explications et la confiance dans les masses doivent être des méthodes de gouvernement. Le peuple doit accomplir ses devoirs et exercer ses droits ; il ne peut y avoir d’émulation au milieu du silence.
A nos frères nationalistes qui pensent que nous avons l’arrière-pensée de profiter des difficultés intérieures du front pour nous renforcer, nous disons : c’est la conception du parti unique pour aujourd’hui qui risque d’aggraver vos difficultés et qui retarde, dans une certaine mesure, le travail d’édification. Au contraire, notre proposition de transformer le F.L.N. en front unique, et non en parti unique, contribuera à surmonter les difficultés et à le renforcer afin qu’il joue dans la paix le rôle historique qu’il a joué dans la guerre. Le Parti communiste algérien a intérêt à ce que le F.L.N., rassemblement des larges masses et de toutes les forces nationales et démocratiques, se renforce, de la même façon que le F.L.N. doit prendre conscience que le renforcement du Parti communiste algérien, son retour à la légalité seront bénéfiques au F.L.N. et à tout le peuple algérien.
Nos militants, nos responsables ne poursuivent aucune ambition personnelle au sujet de la direction du pays. Nous estimons qu’à l’étape de démocratie nationale, la direction du pays doit être assurée par l’alliance de toutes les classes et de toutes les couches patriotiques et progressistes unies, sans exclusive. Nous ne subordonnerons pas notre soutien à un gouvernement qui dirigera les affaires du pays à notre participation à ce gouvernement. Nous estimons même qu’à l’étape de l’édification du socialisme, les hommes qui ont dirigé la lutte de libération nationale peuvent continuer à diriger le pays, l’essentiel étant que les forces socialistes unies se seront mises d’accord sur les bases du socialisme scientifique du marxisme-léninisme et que les masses se prononcent démocratiquement sur le choix des dirigeants.
Nous avons lutté et nous lutterons contre toute forme de sectarisme dans les rangs du mouvement de libération. Nous espérons que, de leur côté, les dirigeants du Front, fidèles au programme de Tripoli, lutteront eux aussi contre le sectarisme et contre le plus nocif de ce sectarisme, l’anticommunisme.
La négation par certains patriotes du rôle révolutionnaire joué par la classe ouvrière alimente précisément le sectarisme et les préjugés à l’égard de cette dernière. Un homme qui est un frère de combat et que nous honorons parce qu’il a participé avec nous à la lutte de libération et qu’il a su trouver des accents pathétiques pour crier la détresse des opprimés et leur haine des oppresseurs, a codifié par ses écrits, ces préjugés à l’égard de la classe ouvrière. Il s’agit de Frantz Fanon.
Dans son livre, Les damnés de la Terre, on peut lire :
« Dans les territoires coloniaux, le prolétariat est le noyau du peuple colonisé le plus choyé par le régime colonial. Le prolétariat embryonnaire des villes est relativement privilégié … Dans les pays colonisés, le prolétariat a tout à perdre … » (p. 84).
L’histoire de la classe ouvrière algérienne infirme ce jugement.
Les ouvriers algériens ont subi le double joug du régime colonial et de l’exploitation patronale ; dans sa grande majorité, la classe ouvrière est constituée non par des ouvriers qualifiés de la grande industrie, mais par des mineurs, manœuvres, dockers, etc.
L’identification par l’ouvrier algérien de l’exploiteur capitaliste à son oppresseur étranger n’a fait qu’accroître son patriotisme et sa volonté de libération nationale.
C’est par les travailleurs que les idées libératrices du marxisme ont pénétré en Algérie. Ce sont les travailleurs qui ont jeté les bases des premières organisations politiques, aussi bien en France qu’en Algérie.
Si le prolétariat algérien avait été choyé par le régime colonial, il n’aurait pas perdu à Alger seulement, lors de la bataille de notre capitale, 7.000 jeunes, chiffre cité par la presse française. Il n’aurait pas transformé nos villes en bases de ravitaillement des maquis, il n’aurait pas envoyé dans l’A.L.N. des cadres aguerris politiquement et techniquement. Quant aux traminots que Fanon cite parmi les travailleurs non révolutionnaires, signalons pour ne prendre que ceux d’Alger, le bilan de leur activité patriotique pendant la guerre : 35 morts, 176 emprisonnés et internés, 500 agents lésés ou brimés, sur un effectif d’un peu plus de 2.000 traminots.
A propos des grèves qui ont eu lieu dernièrement en Algérie contre le patronat colonialiste, on a parlé des privilèges des ouvriers. C’est le journal de langue française du F.L.N., El Moudjahid, qui fait table rase de ces légendes. Il écrit :
« Les ouvriers demandent d’ordinaire que leurs droits soient respectés. Dès qu’il franchit les portes de l’usine, l’ouvrier retrouve un monde pour la transformation duquel il a lutté pendant sept ans ; il est normal qu’il continue pour que « l’indépendance, comme dit l’un d’eux, ne s’arrête pas à la grille de l’usine. »
Comment parler de privilèges pour les travailleurs de l’usine de cigarettes Bastos, dont le principal actionnaire est Borgeaud ? Ils gagnent moins de 30.000 anciens francs pour 160 heures de travail par mois ?
Les travailleurs ont fait des sacrifices financiers pendant la guerre en versant de fortes contributions au F.L.N. (se souvenir de l’importance des sommes saisies par la police française dans les derniers mois de la guerre). Ils consentent aujourd’hui de nouveaux sacrifices financiers avec la diminution de leur salaire et malgré des conditions de vie très difficiles. Ils vont même, à l’exemple des ouvriers d’une briqueterie de Rouiba, jusqu’à verser des sommes d’argent pour que soit entretenu le four, car son extinction aurait des conséquences néfastes pour la marche de l’usine, ce qui ferait le jeu du patron colonialiste.
La classe ouvrière a donné hier et donne aujourd’hui le plus beau témoignage de son sens national lié à ses intérêts de classe. De toutes les forces révolutionnaires algériennes, elle est celle qui est liée aux moyens de production moderne, qui œuvre avec le plus de lucidité à la collectivisation des moyens de production. Elle est celle qui n’exploite, qui n’aspire à exploiter aucune classe. Tout préjugé entretenu à son égard, toute mesure brimant ses syndicats ou son parti, est contraire aux intérêts de la nation.
Avant de porter ce jugement sur le prolétariat des villes, Fanon écrit :
« … Dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire … Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. Pour lui, il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement » (page 46).
La pratique du mouvement de libération dans les pays coloniaux infirme cette définition du révolutionnaire.
Notre pays a une population à plus de 80 % agricole. L’immense majorité de notre paysannerie, paysannerie pauvre, constitue l’armée fondamentale de la révolution, l’une de ses forces motrices. Elle a supporté l’essentiel du poids de la guerre ; pour elle, l’indépendance c’est à la fois la terre et la liberté.
Néanmoins, le mode de production auquel est liée la paysannerie est individuel ; la paysannerie manque d’homogénéité ; elle est dispersée géographiquement ; c’est l’idéologie bourgeoise qui l’influence en même temps que certaines survivances féodales. Tout cela ne lui permet pas d’être la classe la plus révolutionnaire ou de jouer le rôle dirigeant dans un pays comme le nôtre où existent deux autres classes révolutionnaires, politiquement importantes, la petite bourgeoisie et la classe ouvrière.
Le fait d’être affamé ou déclassé n’amène pas forcement les hommes à la conscience révolutionnaire. Au contraire, on constate chez les éléments déclassés des campagnes et des villes, en même temps qu’un grand potentiel explosif, une insuffisance d’esprit d’organisation, l’incertitude dans les perspectives, le passage de l’enthousiasme au désespoir et inversement, caractéristiques de certaines couches sociales soumises à l’instabilité ou à l’absence de l’emploi. La conscience révolutionnaire est acquise par ces hommes quand ils sont influencés et guidés dans l’action, soit par le prolétariat organisé, soit par la petite bourgeoisie révolutionnaire urbaine.
Etre révolutionnaire ne signifie pas exclure toute forme de lutte en dehors de la violence. L’emploi de la violence n’est qu’une phase de la lutte, la violence est elle-même précédée par la lutte politique et suivie par la lutte politique. La révolution algérienne de 1954 à 1962 illustre parfaitement cette constatation. Le peuple algérien contraint de prendre les armes combattait non pas pour mourir, mais pour vaincre et pour vivre libre.
Entre la classe ouvrière et la paysannerie existent de nombreux liens. La classe ouvrière algérienne est pour l’essentiel issue de la paysannerie et de l’exode rural vers les villes.
En Algérie, ce sont les travailleurs des villes qui ont entraîné la paysannerie à la lutte politique. Les premiers rassemblements de paysans à Tlemcen, à Blida, en 1932-1934, ont été le fait de militants ouvriers. C’est le parti des travailleurs, le Parti communiste algérien, qui, le premier, élabora à sa fondation, en octobre 1936, un programme agraire cohérent.
La guerre a intensifié les brassages entre habitants des villes et des campagnes. Les ouvriers ont rejoint le maquis. En sens inverse, l’exode rural, sous l’effet de la répression et des destructions colonialistes, a atteint des rythmes extrêmement élevés ; entre 1954 et 1960, les 55 communes les plus importantes d’Algérie ont enregistré une augmentation moyenne de population de 37 %.
Il est contraire aux intérêts des travailleurs des villes et des campagnes, il est très dangereux pour la cause nationale d’opposer deux forces révolutionnaires sans l’alliance desquelles il n’y aura de victoire ni pour l’une ni pour l’autre, ni pour l’ensemble du peuple. Il y a exactement 90 ans, l’insurrection paysanne de Moqrani était écrasée parce qu’entre autres elle était isolée des villes.
Une des faiblesses majeures du livre de Fanon réside dans le fait que, dénonçant la politique de trahison de certains gouvernants bourgeois d’Afrique, il ne décèle pas que ces gouvernants se maintiennent au pouvoir parce qu’il n’y a pas d’alliance solide entre les travailleurs des villes et des campagnes, ce qui facilite l’emprise idéologique de cette bourgeoisie sur la paysannerie.
Face au danger néo-colonialiste, Fanon ne dit mot de l’union des forces nationales et patriotiques. A quoi servirait une telle union si la classe ouvrière n’a aucun caractère révolutionnaire, si la bourgeoisie a perdu toute capacite anti-impérialiste comme il le dit ? Nous avons vu qu’il n’en était pas du tout ainsi pour la classe ouvrière. Nous verrons qu’il n’en est pas tout à fait ainsi pour la bourgeoisie nationale.
A l’inverse des pays capitalistes européens où la bourgeoisie nationale avait conquis des positions économiques avant de conquérir le pouvoir politique, dans les pays ex-colonisés, aujourd’hui libérés, la bourgeoisie nationale devient force dirigeante sur le plan politique avant de l’être sur le plan économique. Les positions dominantes sur le plan économique sont détenues par la bourgeoisie du pays oppresseur, y compris souvent après la libération politique. Pour conquérir les positions économiques, la bourgeoisie nationale cherche à s’entendre avec l’impérialisme jusqu’à un certain point contre les masses populaires et mène une lutte politique anti-impérialiste jusqu’à un certain point avec les masses populaires. Le rapport entre ces deux mouvements contradictoires est déterminé par de nombreux facteurs objectifs et subjectifs en perpétuelle transformation (forces sociales en présence, niveau de conscience des masses, degré de pénétration économique de l’impérialisme, stade du développement économique du pays, etc.).
Ne pas voir ce double caractère de la bourgeoisie nationale et les différenciations qui existent en son sein serait une erreur. Perdre de vue que l’existence du camp socialiste et le renversement des rapports de force en faveur de ce camp permettent à cette bourgeoisie de mieux résister à l’impérialisme, c’est refuser à cette bourgeoisie nationale sa place au sein du front unique anti-impérialiste et la pousser dans les bras de l’ennemi extérieur.
Les conceptions de Fanon découlent du subjectivisme de la petite bourgeoisie. Liée à un mode de production artisanale et à la petite production, tiraillée politiquement entre l’influence de la bourgeoisie nationale de laquelle elle cherche à se dégager parce qu’elle en prévoit la faillite, mais refusant encore de gagner les positions idéologiques de la classe ouvrière par préjugés ou par intérêt de classe, cette petite bourgeoisie cherche vainement une troisième voie socialiste et des moyens nouveaux. Prenant ses désirs pour la réalité, elle cherche à façonner une société qui échapperait aux lois de développement économique, une société qui n’est que le reflet dans sa conscience de ses propres faiblesses et de ses limites en tant que classe non liée à la production moderne.
Nous retrouvons ces mêmes vues dans la conception du « Tiers-Monde » de Fanon. Dans son livre, Les damnés de la Terre, il écrit :
« On a pu penser généralement que l’heure était venue pour le monde, et singulièrement pour le tiers-monde, de choisir entre le système capitaliste et le système socialiste. Les pays sous-développés qui ont utilisé la compétition féroce qui existe entre les deux systèmes pour assurer le triomphe de leur lutte de libération nationale, doivent cependant refuser de s’installer dans cette compétition. Le problème concret devant lequel nous nous trouvons n’est pas celui du choix coûte que coûte entre le socialisme et le capitalisme tels qu’ils ont été définis par des hommes de continents et d’époques différents » (page 73).
Pour Fanon, le monde est donc divisé en deux parties. La ligne de démarcation ne passe pas par les deux systèmes mondiaux : capitaliste et socialiste, mais entre le « Tiers-Monde » pauvre et le reste du monde riche, c’est-à-dire les pays socialistes et les pays capitalistes industrialisés pris ensemble.
La thèse de Fanon sur l’originalité du « Tiers-Monde » rejoint exactement la thèse de cette nouvelle bourgeoisie africaine (que Fanon fustige à juste titre) et qui cherche une troisième voie entre le socialisme scientifique et le capitalisme libéral.
Fanon n’a-t-il pas perçu que notre monde est en train de subir des changements fondamentaux profonds, passage du capitalisme au socialisme, écroulement définitif du système colonial de l’impérialisme ? N’a-t-il pas perçu que ces deux changements sont dialectiquement et organiquement liés ?
Avant la Révolution d’Octobre, le mouvement de libération nationale était un chaînon de la révolution bourgeoise mondiale. Depuis la Révolution d’Octobre, le mouvement national des peuples est une partie intégrante du mouvement mondial socialiste. C’est l’alliance entre les forces socialistes mondiales et les forces de libération nationale mondiales qui a précipité le processus de l’effondrement du colonialisme, processus qui, à son tour, renforce la révolution mondiale prolétarienne.
Ce qui rend la citadelle colonialiste vulnérable « aux poings et aux couteaux », c’est non point le contexte de guerre froide, mais l’aide puissante et réelle de l’U.R.S.S. et du camp socialiste. Que serait-il advenu à Suez, en Algérie et à Cuba, au début de ce siècle, si les événements que nous connaissons s’y étaient passés à ce moment-là ?
La détente internationale et la lutte pour la coexistence pacifique servent les intérêts des peuples et, comme la guerre d’Algérie l’a démontré, créent des conditions pour leur libération et leur épanouissement. La lutte pour la paix, contre les expériences nucléaires – et c’est d’actualité chez nous – est un impératif patriotique pour notre peuple, et cette lutte a des liens multiples avec la lutte pour le socialisme et la lutte de libération nationale avec lesquelles elle forme un tout.
Il n’y a rien d’original dans les vues de Fanon dans sa recherche d’une troisième voie à l’intérieur et à l’extérieur, sauf peut-être dans la façon dont il conçoit le développement économique du « Tiers-Monde ».
Il estime que les pays du « Tiers-Monde » ont besoin de capitaux qui doivent être fournis par les pays capitalistes. Il écrit dans le même livre :
« Pendant des siècles, les capitalistes se sont comportés dans le monde sous-développé comme de véritables criminels de guerre … La richesse des pays impérialistes est notre richesse … Cette aide des pays impérialistes doit être la consécration d’une double prise de conscience, prise de conscience par les colonisés que cela leur est dû et par les puissances capitalistes qu’effectivement elles doivent payer » (page 75).
Très bien. Mais si le monde capitaliste refuse de se convertir à cette morale, comment l’y contraindre ?
Fanon répond :
« … Les peuples sous-développés décideront d’évoluer en autarcie collective. Les industries occidentales seront rapidement privées de leurs débouchés outre-mer. Les machines s’amoncelleront dans les entrepôts et, sur le marché européen, se déroulera une lutte inexorable entre les groupes financiers et les trusts. Fermeture d’usines, débauchage et chômage amèneront le prolétariat européen à déclencher une lutte ouverte contre le régime capitaliste » (page 78).
Fanon ne pousse pas « … la naïveté jusqu’à croire que cela se fera avec la coopération et la bonne volonté des gouvernements européens » (page 79). Mais, estime-t-il, « les masses européennes doivent se réveiller, secouer leur cerveau et cesser de jouer au jeu irresponsable de la belle-au-bois-dormant ». Nous ne pensons pas que les masses ouvrières de l’Europe capitaliste (et singulièrement celles de France ces jours-ci) jouent au jeu irresponsable de la belle-au-bois-dormant.
Comme l’ont prouvé l’action du prolétariat français avec à sa tête le glorieux Parti communiste français et votre action, chers amis, contre la guerre d’Algérie et comme le dit la déclaration des 81 Partis communistes et ouvriers de 1960, Charte de l’unité du Mouvement communiste international :
« Les ouvriers conscients des métropoles ont lutté avec esprit de suite pour l’autodetermination des nations asservies par l’impérialisme, comprenant qu’un peuple qui en opprime d’autres ne saurait être libre. »
Mais suivons le raisonnement de Fanon.
Si les masses européennes continuent à jouer à la belle-au-bois-dormant, que doivent faire les peuples sous-développés pendant ce sommeil ? Fanon ne répond pas. Il ne pouvait pas répondre. Cet homme ardent, véhément, courageux, avoue involontairement que son raisonnement conduit à l’impuissance. Etrange contradiction d’un homme qui a écrit un livre à la gloire du potentiel révolutionnaire des peuples du « Tiers-Monde » et qui fait dépendre leur libération définitive et réelle des masses européennes !
Langage utopique d’un moraliste, expression d’une théorie conduisant à l’impasse ? Nous avons bien peur qu’avec ce livre le stade de la révolte ne soit pas entièrement dépassé. Et cependant il y a des lueurs dans ce livre ; il est indirectement reconnu que la lutte des prolétaires européens aide celle des peuples sous-développés et inversement. C’est cela l’alliance (toujours nécessaire, qu’il faut rendre de plus en plus consciente) entre les masses prolétariennes d’Europe et les masses sous-développées des pays qui viennent de se libérer. C’est de cette façon que les forces anti-impérialistes mondiales allieront l’expérience du passé à l’élan révolutionnaire vers l’avenir.
La Charte de Tripoli échappe heureusement pour l’essentiel à ces errements.
L’intelligence des évènements, le rayonnement du socialisme par l’exemple donne ont amené de nombreux patriotes révolutionnaires issus de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes à faire effort pour secouer l’emprise de l’idéologie bourgeoise, pour aller à la découverte de la doctrine la plus révolutionnaire.
Ils ne sont pas entièrement dégagés de la première, ils n’ont pas encore découvert toutes les vérités de la doctrine scientifique du socialisme. Mais en étudiant le programme de Tripoli, on sent le sérieux de leurs efforts, leur patient cheminement vers la lumière conquérante du marxisme-léninisme. Comme nous les sentons proches de nous et comme nous les respectons, ces frères de lutte que nous espérons designer un jour comme frères de pensée et de lutte ! Nous avons connu les mêmes efforts, les mêmes cheminements, les mêmes tâtonnements avant de devenir communistes. Ce sont ces efforts que Fanon n’a sans doute pas eu le temps de faire, il est mort trop tôt malheureusement. Cet effort, une fraction des forces pensantes du nationalisme algérien l’a fait au cours des années de la guerre dans le feu de la lutte gigantesque des masses ; elle continue à le faire. Le programme de Tripoli est nettement influence par les idées du socialisme tant il est vrai qu’en ce siècle toute position révolutionnaire conséquente y conduit.
Quand le députe Aït Ahmed dit, à la suite de l’interdiction de notre Parti, que l’existence d’un Parti communiste dans la vie politique d’une nation est un stimulant à cette vie politique, il rejoint cette profonde pensée du regretté Cheikh Badis : « Le communisme est le levain du peuple. » L’attitude de Aït Ahmed comme celle de Cheikh Ben Badis (ne partageant pas les conceptions philosophiques des communistes) est une attitude objectivement révolutionnaire.
De cette constatation, nous tirerons la conclusion de cette intervention : les révolutionnaires en 1963, en Algerie, ce sont le communiste et le nationaliste qui décident sans tarder d’unir leurs efforts politiques et pratiques, de confronter leurs vues politiques, chacun respectant et appréciant l’apport de l’autre, se souvenant de ce mot du grand philosophe El Ghazali : « N’établir aucune différence entre la vérité découverte par soi et la vérité découverte par autrui » ; l’un et l’autre rêvant que d’ici la prochaine étape ils auront le temps de mieux se connaître, de faire reculer leurs préjugés mutuels, de surmonter leurs divergences dans l’effort commun pour bâtir un pays moderne afin de s’engager toujours ensemble sur des bases solides, en compagnons, en camarades, en frères, sur le chemin du socialisme et afin que sur notre terre, terre des rangs serrés de la cavalerie numide et du plain-chant, terre de saint Augustin et d’Ibn Khaldoun, terre de marins prestigieux et d’artisans habiles, notre peuple heureux et fier, puisse dire aux prolétaires de tous les continents, et en premier lieu aux prolétaires russes qui ont ouvert, en 1917, les premiers, la voie au destin le plus merveilleux de l’humanité, aux prolétaires français qui ont semé la graine socialiste sur notre terre : frères prolétaires, sur ce continent africain arrosé par le sang et la sueur de générations d’esclaves, voici le premier pays du pain et des roses.