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Nguyễn Khắc Viện : Frantz Fanon et les problèmes de l’indépendance

Article de Nguyễn Khắc Viện alias Nguyen Nghe paru dans La Pensée, n° 107, février 1963, p. 22-36

TOUT dire … quand on a partagé avec des millions de personnes la misère atroce et la grande humiliation des masses colonisées, quand on a vécu avec elles l’épopée de la lutte armée, dure, héroïque, mais victorieuse, on a envie de dire tout cela, de le crier à la face du monde. A la face de ceux qui gardent encore un fonds de bonne conscience, que peuplent les images de Lyautey ou du Père de Foucauld, à la face aussi de ceux, Asiatiques ou Africains, qui paradent aujourd’hui dans les couloirs de l’O.N.U., se contentant des prébendes distribuées par les compagnies coloniales, sans toucher à aucune des vieilles structures d’un monde cruel.

On ne fera jamais assez pour faire entendre ce cri, cette immense clameur de détresse, de colère, de révolte de centaines de millions de personnes, poussées jusqu’au fond d’un abîme de désespoir par la colonisation. Même les Européens « libéraux » ne peuvent donner une image fidèle de la société coloniale, car dans cette société, il suffit d’avoir un soupçon de blancheur dans le teint pour passer du côté des privilégiés. Même quand l’apartheid ne règne pas officiellement, la société coloniale est manichéenne : d’un côté, les Blancs, colons, gendarmes, missionnaires, gouverneurs, généraux, reine d’Angleterre, prostituées, de l’autre, tout ensemble, les dockers, les ouvriers des plantations, l’ouléma, le bonze, l’étudiant ou l’intellectuel, le fellah ou le nhaquê.

Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation du jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux gesticulations … Cette démographie galopante, ces masses hystériques, ces visages d’où toute humanité a fui, ces corps obèses qui ne ressemblent plus à rien, cette cohorte sans tête ni queue, ces enfants qui ont l’air de n’appartenir à personne, cette paresse étalée sous le soleil, ce rythme végétal, tout cela fait partie du vocabulaire colonial. Le général de Gaulle parle des « multitudes jaunes » et M. Mauriac des masses noires, brunes et jaunes qui vont bientôt déferler … Dans cette zone figée, la surface est étale, le palmier se balance devant les nuages, les vagues de la mer ricochent sur les galets, les matières premières vont et viennent, légitimant la présence du colon, tandis qu’accroupi, plus mort que vif, le colonisé s’éternise dans un rêve toujours le même. Le colon fait l’histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. II est le commencement absolu : « Cette terre, c’est nous qui l’avons faite ». « Si nous partons, tout est perdu, celte terre retournera au Moyen-âge. » En face de lui, des êtres engourdis, travaillés de l’intérieur par les fièvres et les « coutumes ancestrales », constituent un cadre quasi minéral au dynamisme novateur du mercantilisme colonial.

(Frantz FANON : Les damnés de la terre)

Ce langage paraîtra injuste, outré à beaucoup, à une époque où le général de Gaulle fait manger à sa table les présidents africains ; c’est que pour beaucoup d’Européens – et d’Américains – l’humanité coloniale n’a existé que depuis Diên Biên Phu et les batailles de l’Aurès. Autrefois, à la belle époque, les colonies existaient certes, mais dans un mirage de palmiers, de pagodes et de richesses fabuleuses ; les hommes n’existaient pas. Combien en France, savent-ils par exemple, qu’avant 1939, à la cathédrale de Hanoï, le jour de Noël, les Blancs et les indigènes entraient par deux portes différentes dans la maison de Dieu !

Frantz Fanon a eu le mérite de trouver le langage juste, celui de la colère, pour évoquer ce monde, dont

la ligne de partage, la frontière est indiquée par les casernes et les postes de police … et où l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon est le gendarme ou le soldat (ibid., p. 31).

La ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. C’est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés. En face, la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, de n’importe quoi … Les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres (p. 32).

Que ceux des Européens qui n’ont jamais vécu aux colonies lisent Fanon pour comprendre certains aspects du monde colonial, pour se rendre compte sur quel immense cratère ils avaient jusqu’ici vécu, pour imaginer derrière chaque banane qu’ils paient quelques centimes chez l’épicier, l’enfant asiatique ou africain, qui quelque part, à Dakar, à Hanoï, il y a seulement quelques années, vidait les poubelles de la ville européenne, dans l’espoir de trouver une peau de banane qui apaiserait sa faim.

Nous n’en dirons pas plus de cet aspect du livre de Frantz Fanon, car il nous faut insister sur d’autres chapitres.

Apres avoir décrit le monde colonial d’avant les grandes révoltes, Fanon nous fait entrer dans celui du nouveau colonialisme, vu aussi de l’intérieur. La voracité d’une certaine bourgeoisie des pays coloniaux, accédant à une indépendance factice, son incapacité, sa servilité aussi, et l’aliénation progressive d’anciens leaders ou militants, englués dans le nouveau système, et leur subjectivisme ont été dévoilés impitoyablement par l’auteur.

L’économie nationale, autrefois protégée, est aujourd’hui littéralement dirigée. Le budget est alimenté par des prêts et par des dons. Tous les trimestres, les chefs d’Etat eux-mêmes ou les délégations gouvernementales se rendent dans les anciennes métropoles ou ailleurs, à la pêche aux capitaux. L’ancienne puissance coloniale multiplie les exigences, accumule concessions et garanties, prenant de moins en moins de précautions pour masquer la sujétion dans laquelle elle tient le pouvoir national. Le peuple stagne lamentablement dans une misère insupportable et lentement prend conscience de la trahison inqualifiable de ses dirigeants (p. 125).

Chose beaucoup plus grave que la sujétion économique est le gaspillage de l’enthousiasme populaire, suscité par la lutte pour l’indépendance, l’enlisement dans la dictature.

L’Etat qui, par sa robustesse et en même temps sa discrétion, devrait donner confiance … s’impose au contraire spectaculairement, s’exhibe, bouscule, brutalise, signifiant ainsi au citoyen qu’il est en danger permanent …

Le leader apaise le peuple. Des années après l’indépendance, incapable d’inviter le peuple à une œuvre concrète, incapable d’ouvrir réellement l’avenir au peuple, de lancer le peuple dans la voie de la construction de la nation, donc de sa propre construction, on voit le leader resasser l’histoire de l’indépendance, rappeler l’union sacrée de la lutte de libération. Le leader, parce qu’il refuse de briser la bourgeoisie nationale, demande au peuple de refluer vers le passé et de s’enivrer de l’épopée qui a conduit à l’indépendance … Le leader est d’autant plus nécessaire qu’il n’y a pas de parti … Le parti organique, qui devait rendre possible la libre circulation d’une pensée élaborée a partir des besoins réels des masses s’est transformé en un syndicat d’intérêts individuels. Depuis l’indépendance le parti n’aide plus le peuple à formuler ses revendications, à mieux prendre conscience de ses besoins et à mieux asseoir son pouvoir … Il n’y a plus de vie du parti. Les cellules mises en place pendant la période coloniale sont aujourd’hui dans un état de démobilisation totale.

C’est dans le grondement de la révolution algérienne et à la lumière de cette révolution que Fanon a rédigé son livre. Huit années de guerre ont démasqué impitoyablement les régimes et les hommes. Il n’est plus possible de justifier le colonialisme, même si la statue de la reine Victoria reste encore debout sur les places des villes, dans certaines anciennes colonies. La lumière crue que jette la lutte du peuple algérien ne permet plus à aucune dialectique, si subtile soit-elle, de laver la honte des gouvernements africains qui, à l’O.N.U. ont voté contre la Résistance algérienne, et de masquer la dégénérescence des partis et des leaders qui ont failli à leur peuple.

C’est à la lumière de l’héroïque lutte armée du peuple algérien que Fanon a découvert les immenses possibilités des masses populaires. Quelqu’un qui a vu à l’œuvre l’A.L.N. algérienne ou l’armée populaire vietnamienne gardera toujours une impression ineffaçable de la puissance des masses et de leur intelligence. Sa conception du monde et des hommes s’en trouve pour toujours irrémédiablement marquée. Le guérillero espagnol était certes héroïque, mais il luttait à peu près à armes égales contre le fantassin de Napoléon qui allait à pied comme lui, vulnérable comme lui. Par contre, quand on se trouve avec un vieux mousqueton face à un tank, véritable monstre, ou qu’on est pourchassé par des avions ou des hélicoptères, on a au premier abord le sentiment d’une impuissance totale. Et pourtant, ces monstres d’acier, ces déluges de mitraille et de napalm (dernièrement au Sud-Vietnam, les arrosages par avion de produits chimiques) se sont révélés inopérants.

Cette grande force des masses populaires, leur grande dignité aussi, Fanon a eu des mots émouvants pour les évoquer, et des termes justes pour formuler à leur propos des règles d’action. Echo et reflet de la révolution algérienne, le livre de Fanon, dans son bouillonnement, comme dans les éclairs de vérité qu’il jette, en a gardé, dans une certaine mesure : la grandeur et la richesse.

Et si on doit en signaler les faiblesses, il faut d’abord, hélas, déplorer la
mort prématurée de l’auteur, car visiblement, bien des choses, sinon tout, dans « Les damnés de la terre », n’ont été jetées sur le papier qu’à l’état d’ébauche. Certainement si l’auteur vivait encore, la fin de la guerre d’Algérie, comme les événements qui ont suivi l’armistice lui aurait permis de compléter, de rectifier certaines idées, certaines thèses, parmi les plus affirmatives du livre. Malheureusement Fanon nous a quittés, le livre reste ; le respect que nous lui portons ne peut nous dispenser de critiquer les thèses avancées dans cet ouvrage, sans cesser de nous dire : si Frantz Fanon était vivant, que de choses nous aurait-il encore apprises, à la lumière de l’expérience algérienne ?

Lutte armée et lutte politique.

Les Damnés de la Terre porte la marque de l’exaltation, propre à la période de lutte armée pendant laquelle l’auteur a mûri son œuvre. A la lutte armée, qu’il appelle d’une façon plus ambiguë la violence, il attribue presque une vertu magique.

Il s’agit, on le voit, de la lutte armée franche … Pour le colonisé, cette violence représente la praxis absolue … Le groupe exige que chaque individu réalise un acte irréversible … Travailler, c’est travailler à la mort du colon. La violence assumée permet à la fois aux égarés et aux proscrits du groupe de revenir, de retrouver leur place, de réintégrer. La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. Cette praxis illumine l’agent parce qu’elle lui indique les moyens et la fin (p. 63).

On remarque immédiatement l’ambiguïté du langage. Quand on parle de lutte armée, de lutte non armée, de formes légales ou illégales d’action, on parle un langage politique ; quand Engels étudie la violence, il le fait en historien. Fanon, dans ce chapitre comme dans tout son livre, passe sans transition, du domaine politique ou historique à « l’existentiel ». Il n’est certes pas interdit, à propos de la colonisation ou de la lutte de libération, d’en évoquer les aspects « existentiels », de faire de la psychologie (ou si l’on veut, de la philosophie) existentielle. Mais il faudrait le faire en marquant bien les différences des plans dans lesquels se meut la pensée, ne pas mélanger dans la confusion politique et psychologie.

On nous dit souvent que Fanon, psychiatre, voit la politique avec l’optique de son métier ; en fait, la déformation professionnelle n’est pas une explication. La profession médicale peut très bien habituer celui qui l’exerce au raisonnement scientifique et politique, philosophique. Fanon, médecin, sait que la démarche de pensée du médecin et du biologiste, bien que s’exerçant sur les mêmes sujets, n’est pas la même ; on change de plan quand on passe de la biologie à l’acte médical. Il en est de même quand on passe de la psychologie sociale à la politique.

Peut-on simplement attribuer cet aspect de l’œuvre de Fanon à la fréquentation de la littérature existentialiste française ? Tout en faisant remarquer que Fanon est bien plus politique qu’existentialiste, que son œuvre est bien plus militante que celle des existentialistes français. L’influence de l’existentialisme français indubitablement se retrouve dans les Damnés de la Terre, mais ici comme ailleurs, quand on a décelé une cause extérieure, il faut toujours poser la question ; pourquoi cette influence externe a pu s’enraciner, prendre vie dans la personnalité de l’auteur ?

Il nous faut bien arriver à la racine du mal : Fanon, militant engagé profondément dans l’action n’est cependant pas parvenu encore à dépouiller complètement le vieil homme qu’il était, l’intellectuel individualiste. La pensée politique révolutionnaire est une pensée objective ; la pensée existentialiste est un mode subjectif d’appréhension de la réalité. Elle peut révéler certains aspects de la réalité que des hommes trop politiques négligent, mais elle ne saurait se substituer à la pensée politique. L’impuissance des existentialistes français à formuler une politique, a créer une organisation politique depuis la Libération est caractéristique. Fanon a certes dépassé ce mode de pensée, mais il ne s’en est pas encore entièrement libéré.

Ces vestiges de subjectivisme suffisent à fausser souvent l’optique révolutionnaire de Fanon, l’amènent à accorder à la lutte armée une sorte d’auréole d’absolu et à négliger une vérité révolutionnaire fondamentale : savoir que la lutte armée, certes d’importance capitale, n’est cependant, quand elle intervient ; qu’un moment, une phase dans le mouvement révolutionnaire qui est d’abord et fondamentalement politique. Fanon se défend bien de bâtir son action sur la spontanéité des masses, mais la façon dont il présente les choses induit le lecteur à croire que les masses, surtout les masses paysannes, par une sorte d’intuition providentielle, à un moment donné, saisissent les armes et se mettent en branle ; pour faire passer partout le souffle rédempteur et purificateur de la violence.

Quand la lutte armée dure des années et se termine victorieusement, comme en Algérie ou au Vietnam, elle modifie profondément les données nationales, opère des transformations d’une ampleur incomparable, libère des énergies insoupçonnées. Mais la profondeur de ces transformations, leur pérennité est à la mesure du travail politique, idéologique qui a préparé, sous-tendu la lutte armée, et qui, la paix revenue, continue cette lutte armée. Quand on néglige ce travail politique, idéologique, pour se concentrer uniquement sur l’art militaire, il faut s’attendre à des déboires, surtout quand les conditions de paix sont rétablies, même dans la victoire.

La guerre simplifie les situations, les problèmes. Dans le maquis, officiers et soldats, assis par terre, partagent la même gamelle, se serrent les uns le plus près possible des autres, pour dormir dans la même grotte. La paix rétablie, il faudra trouver une échelle juste de rations, de traitements différents selon les grades, en expliquer la nécessité aux masses. Le technicien sera payé bien plus que le manœuvre, même si le premier n’a pas été dans le maquis. Le harki n’est plus un ennemi, mais quelqu’un qu’il faut rééduquer avec patience, reclasser. Les difficultés de la vie quotidienne en temps de paix usent très rapidement l’exaltation de la période de guerre, quand l’éducation politique et idéologique n’a pas été faite en profondeur. Nous avons vu au Vietnam d’anciens combattants de la Résistance, revenir après neuf années de maquis, à leur fumerie d’opium ; nous avons vu des paysans qui avaient fait la guérilla pendant des années, avoir peur à nouveau des fantômes, parce que s’était ébranlée la confiance politique dans le parti qui les dirigeait, à la suite des erreurs commises au cours de la réforme agraire (1).

Au Vietnam, l’acquis de neuf années de guerre aurait été rapidement dissipé, si en 1956, dès l’achèvement de la réforme agraire, le Parti des Travailleurs n’avait opéré une auto-critique courageuse, puis posé clairement dans la conscience des masses populaires, les objectifs de l’édification du socialisme.

Il faut dénoncer ceux qui n’osent pas se lancer dans la lutte armée quand elle est nécessaire, mais aussi se méfier de ceux qui la prônent en toute occasion. La dénonciation de l’imposture trotskiste a été une constante dans l’histoire de la révolution vietnamienne. Donner à la lutte armée cette valeur absolue, métaphysique amène Fanon à négliger un autre aspect de la lutte révolutionnaire, qui n’a même pas été évoqué dans son livre, le problème de l’union des classes sociales, des couches différentes de la société pour l’indépendance nationale, et, la paix rétablie, pour l’édification d’une société nouvelle. Dans les pays colonisés, même la bourgeoisie nationale, malgré ses tares, peut participer d’une façon ou d’une autre à la révolution, y compris la construction du socialisme. Il faut savoir trouver à chacun la place qui lui revient, lui indiquer la contribution qu’il peut apporter au courant révolutionnaire. Le révolutionnaire, comme le chirurgien, coupe et tranche dans la chair vivante ; mais le bon chirurgien, en réalité, la plupart du temps, ne coupe pas, il « clive », il opère un long et patient travail de clivage, avec ses doigts, avec le bout de ses ciseaux mousse, séparant minutieusement les organes, les tissus, pour n’avoir à couper ensuite que le minimum.

Après avoir gagné la guerre, il faut apprendre l’art d’user le moins possible de moyens militaires. On ne supprime pas le marché noir en fusillant quelques commerçants ; on ne résout pas automatiquement les problèmes en instituant d’autorité le parti unique. En centrant ses thèses sur la violence, Fanon donne une vision simplifiante de la lutte pour la libération des pays colonisés, vision qui risque de mener à des solutions autoritaires.

Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence (p. 47).

Cette conception nous paraît dangereuse ; l’impérialisme a jusqu’ici vaincu à la fois par la violence et par une pensée politique supérieure à celle des régimes qu’il a vaincus, et il continuera a vaincre tant qu’on ne lui aura pas opposé une pensée politique supérieure à la sienne.

Jacquerie ou révolution ?

Cette conception simplifiante, dangereuse de Fanon culmine dans le passage :

Il est clair que dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire. Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paye. Pour lui ; il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement. La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de forces (p. 46).

Seule, la paysannerie est révolutionnaire ! Il faut relire tout le passage consacré au travail militant dans les campagnes pour saisir à la fois la vérité profonde de l’affirmation de Fanon, savoir l’apport inestimable des masses paysannes à la révolution, et les racines de son erreur.

Rejetés des villes, ces hommes (les militants) se groupent, dans un premier temps, dans les banlieues périphériques. Mais le filet policier les y déniche, et les contraint à quitter définitivement les villes, a fuir les lieux de la lutte politique. Ils se rejettent vers les campagnes, vers les montagnes, vers les masses paysannes … Le militant nationaliste qui décide, au lieu de jouer à cache-cache avec les policiers dans les cités urbaines, de remettre son destin entre les mains des masses paysannes ne perd jamais. Le manteau paysan se referme sur lui avec une tendresse et une vigueur insoupçonnées … Oubliés les cafés, les discussions sur les prochaines élections, la méchanceté de tel policier. Leurs oreilles entendent la vraie voix du pays et leurs yeux voient la grande, l’infinie misère du peuple. Ils se rendent compte du temps précieux qui a été perdu en vains commentaires sur le régime colonial … Ils comprennent, dans une sorte de vertige qui ne cessera plus de les habiter, que l’agitation politique dans les villes sera toujours impuissante à modifier, à bouleverser le régime colonial (p. 95).

La description du moment de la rencontre entre les masses paysannes et le militant révolutionnaire est inexacte. Dans les campagnes, l’appareil policier et administratif du colonialisme exerce une emprise infiniment plus lâche que dans les villes, mais il ne faut pas croire que, réfugié dans les villages, le militant aura la tâche facile, un terrain tout préparé, des masses prêtes à l’accueillir et à se soulever à son appel. Le paysan, de lui-même, ne peut jamais avoir une conscience révolutionnaire ; c’est le militant venu des villes qui devra détecter patiemment les éléments les plus doués dans la paysannerie pauvre, faire leur éducation, les organiser, et c’est seulement après une longue période de travail politique qu’on peut mobiliser la paysannerie.

Loin de nous l’idée de minimiser les capacités révolutionnaires de la paysannerie. Il y a longtemps déjà que Marx avait insisté sur l’échec de la Commune de Paris, dû à la non-participation des masses paysannes, que Lénine avait posé comme base du mouvement révolutionnaire l’alliance des ouvriers et des paysans. Dans les colonies, à un moment donné « la libération nationale ne fait qu’un avec la révolution agraire » (thèse complémentaire du II° Congrès de l’Internationale communiste). Le Parti Communiste vietnamien fondé en 1930, aidé dans ce sens par l’Internationale communiste a été le premier parti vietnamien à définir un programme agraire précis et à se donner comme objectif la mobilisation des masses paysannes en vue de la liberation nationale. La révolution nationale, anti-impérialiste et la révolution agraire, anti-féodale sont étroitement liées, mais on ne saurait réduire l’une à l’autre, car il y a, contrairement à ce qu’affirme Fanon, d’autres classes révolutionnaires dans le contexte d’une société coloniale.

Voici ce qu’écrit Truong Chinh, théoricien de la révolution vietnamienne :

Qui doit mener la révolution pour renverser l’impérialisme et le féodalisme ? Les quatre classes qui constituent le peuple : la classe ouvrière, la classe des paysans travailleurs, la petite-bourgeoisie, la bourgeoisie nationale. Elles constituent les forces de la révolution.

Quant à la force motrice de la révolution, elle est constituée par la classe ouvrière, la classe paysanne, la petite-bourgeoisie.

Le rôle dirigeant revient à la classe ouvrière.

La classe des paysans travailleurs forme la principale armée de la révolution.

La petite-bourgeoisie et la bourgeoisie nationale sont les alliés de la classe ouvrière, avec cette différence toutefois que la bourgeoisie nationale est un allié conditionnel.

(in Hoctâp, revue mensuelle du Parti des Travailleurs du Vietnam, janvier 1960).

Nous sommes ici à l’opposé de la conception fanonienne :

Dans les territoires coloniaux, le prolétariat est le noyau du peuple colonisé le plus choyé par le régime colonial. Le prolétariat embryonnaire des villes est relativement privilégié … Dans les pays colonisés, le prolétariat a tout à perdre. Il représente en effet la fraction du peuple colonisé nécessaire et irremplaçable pour la bonne marche de la machine coloniale : conducteurs de tramways, de taxis, mineurs, dockers, interprètes, infirmiers, etc … Ce sont ces éléments qui constituent la clientèle la plus fidèle des partis nationalistes et qui par la place privilégiée qu’ils occupent dans le système colonial constituent la fraction « bourgeoise » du peuple colonisé (p. 84).

Il y a d’abord erreur à ranger dans la même classe sociale les dockers et
mineurs avec les interprètes et les infirmiers. Les premiers constituent le prolétariat vrai, la classe ouvrière industrielle (dans les colonies, il faut aussi ranger dans cette classe les ouvriers des grandes plantations) ; les seconds font partie de la petite-bourgeoisie, elle aussi révolutionnaire, mais avec moins de résolution et d’esprit de suite. On croit rêver en lisant qu’il faut quitter les villes pour pouvoir se rendre compte de la misère infinie des peuples coloniaux, que les mineurs et dockers constituent une classe choyée par le colonialisme, et qu’ils ont tout à perdre en renversant le régime colonial. Pour valoriser sa thèse de la révolution paysanne, Fanon a été conduit à nier toute capacité révolutionnaire a la classe ouvrière.

La classe ouvrière, dans les colonies, ne constitue pas une classe privilégiée au sens où l’entend Fanon, c’est-à-dire choyée par les colons ; elle est privilégiée au sens révolutionnaire du mot, par le fait qu’elle est la mieux placée pour voir de près les mécanismes de l’exploitation coloniale, pour concevoir le chemin de l’avenir pour l’ensemble de la société. Dans une perspective révolutionnaire, les mineurs ou les dockers sont beaucoup mieux placés que le médecin ou l’avocat, ou que le petit paysan perdu dans son village. Le paysan pauvre peut être un patriote et mourir héroïquement fusil en main, mais s’il reste un paysan, il ne saurait diriger le mouvement révolutionnaire. Il faut soigneusement distinguer entre les forces motrices de la révolution et celles qui la dirigent. Il y avait tout au long de l’histoire des révoltes paysannes, des jacqueries qui finissaient toujours dans l’anarchie ou au profit d’éléments féodaux. Jamais encore, des paysans pauvres n’avaient pu mener à bien une révolution pour leur propre compte.

Dans le monde moderne, les paysans français de 1789 avaient obtenu la
terre en ralliant la révolution bourgeoisie, les paysans russes se sont libérés en se battant sous la direction du parti bolchevik, les paysans chinois et vietnamiens en suivant le parti ouvrier de ces pays. Le Parti des Travailleurs du Vietnam, par exemple compte 75 % de paysans dans ses rangs, l’Armée populaire vietnamienne est à 90 % composée de paysans mais la direction révolutionnaire ne s’est pas définie comme une direction paysanne, et les dirigeants s’efforcent d’inculquer aux militants une idéologie qui ne soit pas paysanne, mais ouvrière.

Car la révolution qui doit s’opérer dans les pays coloniaux à l’heure actuelle n’est pas seulement nationale ; elle doit être moderne. Cette dimension moderne ne peut être conçue par la paysannerie ; elle ne peut être apportée au pays que par la bourgeoisie ou la classe ouvrière. Il y a bien des chances pour que la bourgeoisie des pays coloniaux, quand elle prend la direction du mouvement national, soit ensuite complètement incapable de moderniser le pays. Cela, Fanon l’a bien vu.

Pourquoi a-t-il alors commis l’erreur de concevoir la paysannerie comme la seule classe révolutionnaire ? Nous croyons que Fanon qui s’était engagé dans la lutte révolutionnaire, dans sa phase exaltante de la lutte armée, a érigé en absolu ce moment du mouvement révolutionnaire et perdu de vue le déroulement historique dans son ensemble.

Quand le mouvement révolutionnaire doit mener une lutte armée de longue durée, le modèle de la révolution soviétique de 1917, basée essentiellement, sur l’insurrection armée du prolétariat citadin, n’est plus valable. La création de bases révolutionnaires dans les campagnes pour une longue durée devient une nécessité, comme en Chine, au Vietnam, à Cuba, en Algérie. Les paysans pauvres deviennent les éléments prédominants dans les organisations révolutionnaires, les batailles se déroulent dans les campagnes, la victoire vient des campagnes pour gagner seulement en fin de compte les villes. Toutes ces conditions donnent lieu à certaines illusions ou erreurs d’optique.

On finit par croire que seuls les paysans font la révolution et que la classe ouvrière et la petite bourgeoisie des villes sont assoupies.

En fait, les bases révolutionnaires rurales sont dirigées par des militants, par un parti formé dans les villes, venant des villes, et qui vont modeler le monde paysan à leur image ; les paysans vont non pas imposer leurs conceptions, mais se mettre à l’école de ces ouvriers, de ces intellectuels venus des villes. C’est dans la mesure où ces hommes venus des villes arrivent à transformer les milieux paysans que la révolution peut avancer. Les bases révolutionnaires rurales ne sont pas une création paysanne.

Et pendant toute la durée de leur existence, ces bases ne gardent toute leur vitalité que dans la mesure où elles sont en osmose constante avec le mouvement révolutionnaire des villes. Même le lointain Yenan recevait des messages et, des hommes sans discontinuer de Shanghai située à plusieurs milliers de kilomètres ; sans cette osmose Yenan serait devenu le refuge d’une simple secte, coupée de l’évolution historique, destinée tôt ou tard à dépérir (2).

Pour le Vietnam, nous avons toujours connu un va-et-vient incessant entre les villes occupées par les troupes françaises et les campagnes plus ou moins libérées ; le mouvement révolutionnaire des villes n’avait à aucun moment cessé de ravitailler les maquis en médicaments, en machines, en renseignements et en hommes. Aujourd’hui au Sud-Vietnam, bien que le Front national de libération ait ses bases dans les villages, Saïgon est quotidiennement couverte de tracts, secouée de grèves, de manifestations. On peut participer à la révolution en distribuant un tract, en collant une affiche, en retardant la réparation d’un camion ou d’un tank de l’adversaire, en allant discuter avec un bourgeois pour le dissuader de collaborer avec l’ennemi.

L’erreur d’optique consiste à ne voir que le côté spectaculaire des choses ; dresser une embuscade derrière un buisson est certes plus romantique que d’inscrire un slogan sur les murs, mais pouvoir distribuer des tracts, inscrire des slogans, organiser des grèves dans une ville quadrillée par une police implacable demande plus encore de courage et d’esprit d’organisation, bref nécessite un niveau de conscience révolutionnaire plus élevé.

Nous ne croyons pas que les dockers d’Oran, les ouvriers d’Alger, ou les ouvriers algériens en France soient restés les bras croisés pendant toute la durée de la guerre ; les grandes manifestations de décembre 1960, leur parfaite organisation prouvent qu’elles n’ont pas éclos spontanément, mais qu’elles ont été le fruit d’un travail mené depuis des années. Sous-estimer ce travail souterrain pour ne voir que ce qui se passe sur les champs de bataille peut conduire à des erreurs de direction dans l’orientation du mouvement révolutionnaire.

Nous croyons que dans la période actuelle, dans les pays coloniaux, les
masses paysannes en mouvement, si elles ne suivent pas la direction de la classe ouvrière, tombent inévitablement sous l’influence de la bourgeoisie. Ou pis est, elles peuvent fournir des troupes à des féodaux, sous le truchement de sectes religieuses.

Les militants révolutionnaires doivent coller de toutes leurs fibres aux
masses paysannes, mais en même temps, ne pas se laisser empêtrer dans les rets idéologiques de la paysannerie. Le paysan est un homme qui, au départ, s’éveille difficilement aux idées nouvelles ; mais quand les masses paysannes, dans leur ensemble, bougent, elles ont tendance à foncer comme un immense rouleau compresseur. Or la révolution, même quand elle prend la forme d’une lutte armée, est une action multiforme, nuancée, s’appuyant avant tout sur une connaissance scientifique de la dialectique sociale ; plus cette connaissance est précise et fine, plus la révolution sera économique.

Il est probable que certains aspects négatifs de la révolution chinoise sont dus à une emprise paysanne trop forte, à un séjour trop prolongé de nombreux dirigeants et militants dans les campagnes. La tendance à distribuer les revenus à parts égales, à organiser prématurément les cantines, les dortoirs collectifs dans les communes populaires par exemple, est un aspect de l’esprit paysan traditionnel. Lorsque le Comité Central du Parti communiste chinois met en garde les dirigeants des communes populaires contre ces tendances, c’est au nom d’une idéologie non paysanne, au nom de l’idéologie ouvrière qu’il opère la rectification.

Une révolution purement paysanne ne peut qu’être une jacquerie sans lendemain.

Incertitudes.

La partie la plus faible du livre reste sa conclusion, bâtie sur une revendication exaspérée de spécificité du Tiers Monde contre l’Europe.

Le Tiers Monde est aujourd’hui en face de l’Europe comme une masse colossale dont le projet doit être d’essayer de résoudre les problèmes auxquels cette Europe n’a pas su apporter de solutions … Tachons d’inventer l’homme total que l’Europe a été incapable de faire triompher … il s’agit pour le Tiers Monde de recommencer une histoire de l’homme … (p. 240).

On a pu penser généralement que l’heure était venue pour le monde, et singulièrement pour le Tiers Monde, de choisir entre le système capitaliste et le système socialiste. Les pays sous-développés qui ont utilisé la compétition féroce qui existe entre les deux systèmes pour assurer le triomphe de leur lutte de libération nationale doivent cependant refuser de s’installer dans cette compétition. Le Tiers Monde ne doit pas se contenter de se définir par rapport à des valeurs qui l’ont précédé. Les pays sous-développés au contraire doivent s’efforcer de mettre à jour des valeurs qui leur soient propres, des méthodes, un style qui leurs soient spécifiques. Le problème concret devant lequel nous nous trouvons n’est pas celui du choix coûte que coûte entre le socialisme et le capitalisme tels qu’ils ont été définis par des hommes de continents et d’époques différents (p. 74).

L’appel est vague, ne fournissant aucune indication précise pour l’action, parce que l’analyse est fausse. Autant la revendication d’originalité nationale pour chaque peuple est juste, autant la notion d’un « Tiers Monde », doté de qualités spécifiques, appelé par le destin à rénover l’humanité, par le seul fait d’être Tiers Monde, est vide de contenu. Fanon a raison de tonner contre ceux qui en Asie ou en Afrique singent l’Europe capitaliste et bourgeoise, ceux qui forment leurs hommes politiques ou leurs militaires à l’image des « betteraviers » français ou des officiers de Sa Majesté britannique.

Mais la notion de Tiers Monde ne saurait donner un contenu positif, suffisamment riche et dynamique pour asseoir une politique de développement historique. Elle se réduit à deux composantes : pauvreté et neutralité internationale. Nous sommes pauvres, nous sommes neutres, développons ces deux qualités spécifiques, ces deux vertus originales qui font de nous des nations privilégiées. La pauvreté est un legs de l’histoire, la neutralité est tout juste une notion de stratégie internationale, un moment de l’histoire actuelle. Mettons-nous dans la peau d’un paysan, d’un petit commerçant africain ou vietnamien ; si on lui dit ; bâtissons un pays capitaliste, ou un pays socialiste, il sait à quoi s’en tenir, dans quelle voie il faut avancer, quelles démarches pratiques il faut suivre. Mais l’injonction « soyons tiers monde, restons-le » le laisse devant un vide, qui le conduira tout juste à piétiner sur place.

C’est qu’on ne recommence pas l’histoire, comme le prétend Fanon. On se situe dans le courant de l’histoire, ou plutôt il faut savoir se situer dans le courant de l’histoire. Quelle que soit la haine qu’on puisse nourrir contre l’impérialisme, le premier devoir, pour un Asiatique ou un Africain, est de reconnaître que depuis trois siècles, c’est l’Europe qui avait été à l’avant-garde de l’histoire. L’Europe a au moins lancé sur l’arène historique deux valeurs qui manquent encore à maintes nations asiatiques ou africaines ; deux valeurs qui sont conjointes, même si à certains moments, ou en certains endroits, elles n’étaient pas nécessairement liées : la rénovation des forces productives, et la démocratie.

Il ne sert à rien d’affirmer comme Fanon l’a fait que l’auto-critique existait déjà dans les communautés traditionnelles africaines ; Fanon rejoint ici les nationalistes vietnamiens qui prétendaient que la démocratie la plus complète régnait déjà dans les villages du Vietnam, ou les Indiens qui affirment qu’il suffit de suivre les religions traditionnelles pour déboucher dans le socialisme, et qu’il n’y a pas à imiter l’Occident en matière de démocratie. Autant dire que l’atome dans sa réalité complexe était déjà découvert par les Grecs et que la science moderne ne nous a rien appris de nouveau.

Ce refus des valeurs modernes, motivé par leur origine européenne, chez des hommes de bonne volonté comme Fanon, risque de faire le jeu de certains qui brandissent les valeurs traditionnelles afin de camoufler une politique franchement réactionnaire. Ceux des Vietnamiens qui prétendaient que le peuple vietnamien n’avait pas à prendre des leçons de démocratie en Europe refusaient purement et simplement la réforme agraire. Lorsque Nehru refuse de donner au mot socialisme une définition claire, définition que l’Europe a déjà mise au point, il cherche simplement à masquer le fait qu’en Inde, les grandes compagnies Tata, Birla et autres, et les propriétaires fonciers continuent à percevoir leurs bénéfices, rentes et fermages, pendant qu’on assigne au peuple la charge de trouver une « voie indienne » vers le socialisme, dans le brouillard et la confusion.

Choisir le capitalisme ou le socialisme après l’avènement de l’indépendance ne consiste pas simplement, comme le croit Fanon, à pencher du côté des Etats-Unis ou de l’Union soviétique. C’est d’abord et avant tout un problème intérieur. C’est décider dans quelle voie on va moderniser le pays, rénover toutes les vieilles structures, impulser la culture, quelle place, quel rôle on va accorder à chaque couche de la société, aux femmes, aux religions, aux minorités ethniques, à la langue nationale, au folklore, etc … Pour un paysan, un ouvrier, un intellectuel, un commerçant d’un pays devenu indépendant, ce sont là des problèmes quotidiens qui demandent une solution urgente.

Bâtir une économie indépendante, une culture nationale sont des impératifs urgents pour tous les pays colonisés qui accèdent à l’indépendance ; encore faut-il donner un contenu à ces notions. Et on ne saurait éluder le choix : capitalisme ou socialisme ? Que chaque pays arrive au socialisme ou an capitalisme par des formes, des cheminements différents, nous ne le contestons guère ; mais fondamentalement, sur le plan historique, les lois qui régissent l’évolution des sociétés sont les mêmes. L’originalité des nations et des peuples ne contredit pas l’universalité des lois historiques ; les révolutions doivent s’opérer sur la base d’une revendication de dignité humaine, mais aussi sur la base d’une science historique. Il n’y a aucune honte à utiliser une science même quand elle a été mise au point par des hommes d’un autre continent.

Capitalisme et socialisme, dans notre monde actuel, ont un sens précis.
Choisir le capitalisme, c’est opter pour un système où la propriété individuelle des moyens de production, usines, mines, banques, terres, maisons de commerce doit être respectée, où le placement des capitaux en vue du profit est le moteur de l’évolution économique. Choisir le socialisme, c’est viser à collectiviser les moyens de production, à éliminer le profit comme moteur économique, à rétribuer chacun selon son travail, et non selon la part de capitaux qu’il a apportée. L’Inde, par exemple, quelle que soit la part prise par le capitalisme d’Etat et les subtilités des explications de ses dirigeants a choisi la voie capitaliste, et non une troisième voie. Un industriel et un commerçant habiles, muni de capitaux y a toutes les chances pour agrandir peu à peu son pouvoir économique, un petit commerçant ou un artisan peut rêver de devenir un jour un capitaliste ; il ne faut pas s’étonner si des ingénieurs indiens ont préféré faire du commerce, dans un pays qui souffre d’une pénurie intense de techniciens. L’existence d’un secteur d’Etat dans l’économie n’influe pas sur la nature du régime, étant donné le caractère de cet Etat. Les difficultés d’une étape peuvent amener l’Etat à prendre en charge des investissements non rentables, ou à nationaliser certains secteurs sous la pression de l’opinion ; mais la question fondamentale reste : savoir si cette machine d’Etat sert à favoriser le capitalisme privé ou à le faire disparaître. Le gouvernement indien vise-t-il à faire disparaître les grands trusts, les compagnies privées commerciales et industrielles, ou crée-t-il simplement un cadre dans lequel toutes ces entreprises peuvent vivre et prospérer ? Lorsqu’il fait tirer sur les paysans du Telengana ou sur les ouvriers de Calcutta, cherche-t-il simplement à « rétablir l’ordre » en général, ou l’ordre nécessaire au bon fonctionnement des entreprises privées ?

Choisir le socialisme, c’est certes instituer un régime économique donné, mais pour y parvenir, il faut aussi briser la résistance de ceux qui s’y opposent, donc instituer une machine d’Etat adéquate. Il ne s’agit pas d’organiser des kolkhoses, de bâtir des métro-palaces, exactement comme en Union soviétique, de supprimer immédiatement le commerce et l’industrie privées, mais la voie qu’a suivie l’Union soviétique, les méthodes de pensée et d’action qui ont inspiré Lénine ou Mao Tsé-toung ont une valeur universelle. Les notions sur les relations dialectiques entre forces productives et rapports de production, entre l’infra-structure et la superstructure, sur la lutte de classe, sur la nature de classe de l’Etat, les principes de l’action de masse, les règles économiques de rétribution du travail dans une économie socialiste, la vigilance à l’égard des manœuvres contre-révolutionnaires fomentées par l’impérialisme ou ses plans de guerre, les règles du centralisme démocratique dans l’organisation d’un parti politique sont des notions théoriques d’une valeur inestimable pour les militants d’un pays qui veut avancer rapidement. Pourquoi les refuser sous prétexte qu’elles ont été mises au point par des Européens ? La mobilité sociale, la rapidité de l’évolution historique sont devenues des réalités en Europe depuis le XVIIe siècle, alors que les sociétés asiatiques ou africaines ont connu pendant cette époque une relative stagnation ; il n’est donc pas étonnant que la connaissance des lois fondamentales de l’histoire nous soit venue d’Europe.

Aujourd’hui, les pays asiatiques et africains se mettent à leur tour à bouger, et parfois plus rapidement que l’Europe ; ce n’est pas en « recommençant l’histoire » que ces pays pourront enrichir le trésor commun de l’humanité. Leur expérience sera d’autant plus enrichissante qu’elle s’appuie sur les bases pratiques, techniques et théoriques que l’Europe avait déjà mises au point, pour les adapter aux particularités de chaque pays, et les parfaire.

L’œuvre de Fanon, dans une certaine mesure, reflète les lumières apportées par la grande révolution algérienne ; elle en reflète aussi, dans une certaine mesure, les incertitudes. Les masses algériennes, rurales et citadines, ont été mobilisées à une échelle sans précédent ; elles ont fait preuve d’un héroïsme et d’une combativité exemplaires. Les chefs et militants de la révolution algérienne ont fait la preuve de leur esprit de sacrifice, de leurs capacités d’organisation, de leur sens politique.

Mais les amis du peuple algérien ne sont pas sans inquiétude. L’impérialisme a plus d’un tour dans son sac, les forces rétrogrades en Algérie même ne sont pas encore complètement extirpées. L’acquis de la révolution algérienne est immense. Mais l’édifice reste fragile. Il suffit d’un faux pas, d’une fausse manœuvre pour donner prise au néo-colonialisme, pour décourager les masses.

Limiter la dimension internationale de la révolution algérienne au Tiers
Monde, comme le fait Fanon, ou à l’arabisme comme le veulent certains, c’est l’amputer, la mutiler ; lui donner comme seule perspective la spécificité du Tiers Monde ou le culte des valeurs arabes, c’est, nous le disons avec franchise, la lancer dans une impasse.

Ainsi Frantz Fanon n’a pas exprimé tous les aspects de la révolution algérienne. La lutte, dirigée par le F.L.N. pendant huit années, a enrichi l’expérience révolutionnaire mondiale. L’histoire en reste à faire.


(1) Le lecteur comprendra facilement que l’auteur de ces lignes ait pris des exemples dans la révolution vietnamienne, simplement parce qu’il en connaît les épisodes d’une façon plus concrète que ce qu’il peut savoir de l’histoire d’autres pays.

(2) Rappelons que Yenan était la base où le Parti communiste chinois s’était installé pendant une longue période, alors qu’il était pourchassé par les troupes de Tchang Kai Shek.

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