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Daniel Renard : Arrêter le scandale. Libérer Claude Gérard !

Article de Daniel Renard paru dans La Vérité, n° 418, 13 juillet 1956, p. 1 et 4

DEPUIS le vingt-six mai – bientôt deux mois ! – Claude Gérard est détenue à la petite Roquette !

Que lui reproche-t-on ?

Atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat !

Plus exactement la publication, dans un journal marocain, « Al Alam » (1), d’un reportage sur les maquis algériens, et plus spécialement sur les maquis dirigés par le Mouvement National Algérien, dont le président est Messali Hadj.

L’internement de Claude Gérard est un nouvel exemple après beaucoup d’autres, de ce scandale : la détention préventive.

La lettre et l’esprit du code sont formels : la détention préventive devait être l’exception et la liberté provisoire la règle.

La détention préventive doit, en principe, ne s’appliquer que dans deux cas : 1°) si l’inculpé menace de se soustraire à l’action de la justice ; 2°) si le fait de le garder, en permanence, à la disposition de la justice, apparaît « utile à la manifestation de la vérité », en application de cette règle du droit français qu’en matière d’instruction, les aveux constituent une preuve.

Ce qui donne toute sa signification à la détention préventive : elle est une arme redoutable destinée à exercer sur l’inculpé une pression morale intolérable pour le pousser aux aveux.

Mais en l’occurrence, le cas de Claude Gérard avait au moins deux précédents qui permettaient d’augurer la mise en liberté provisoire : les précédents Robert Barrat et Claude Bourdet. En effet, ces deux hommes avaient été inculpés et arrêtés à propos de leur activité de journalistes. Ils furent relâchés 24 ou 48 heures après leur arrestation.

Mais là se glisse, pour Claude Gérard, une subtilité juridique qui vaut son pesant d’or.

En effet, rappelons que c’est sur mandat d’un juge au parquet à Alger que Claude Gérard fut arrêtée par la DST. Dès son arrestation, la menace la plus grave pesait sur elle : ne parlait-on pas de la déporter à Laghouat, dans un camp de concentration situe à la limite du désert ? Son internement à Laghouat pouvait signifier un arrêt de mort. Il fallait obtenir que le juge d’Alger soit dessaisi de l’affaire en faveur d’un juge parisien.

Mais le gouvernement Guy Mollet trouva une astuce pour éviter le transfert de Claude Gérard sans toutefois dessaisir le juge d’Alger. Il fallait bien apaiser l’inquiétude grandissante des milieux socialistes pour qui l’arrestation de Claude Gérard était une atteinte aux libertés démocratiques, mais aussi un coup porté à la résistance en la personne d’une de ses représentantes authentiques. Claude Gérard fut commandant des maquis, bras droit de Lacoste … précisément, arrêtée par la Gestapo, torturée, condamnée à mort et ne dut d’avoir la vie sauve que par la décision de Guingouin (2), son chef direct, de livrer l’assaut à Limoges plusieurs jours plus tôt qu’il n’avait été décidé par l’état-major des maquis limousins.

Donc pour éviter que Claude Gérard ne soit transférée en Algérie, il fut décidé qu’elle ferait l’objet d’une deuxième inculpation venant d’un juge d’instruction de Paris cette fois, mais la première inculpation demeurait. C’est celle-ci qui empêchait la mise en liberté provisoire. Car, libérée par le juge de Paris, Claude Gérard se retrouvait internée par Alger !

Ainsi la petite Roquette était-elle la seule protection offerte à Claude Gérard par Guy Mollet contre Laghouat !

D’après la loi, l’inculpation de Claude Gérard est politique. Ses défenseurs demandèrent donc pour leur cliente le régime politique. On promit mais on ne tint pas ; ou plutôt on ratiocina, on ergota. Ainsi le régime politique veut que toutes les visites soient permises. On fixa, arbitrairement, un chiffre de huit visiteurs. Pourquoi pas six ou dix ? Mais au moment de passer à l’application, la liste des huit noms qui avait été établie par l’inculpée fut … égarée, et les visites reportées jusqu’à ce qu’on retrouve cette liste, perdue du côté du Parquet.

Mais le caractère scandaleux de l’affaire Gérard ne se limite pas à la détention préventive de la journaliste. Le scandale est avant tout celui de son inculpation elle-même.

Officiellement, les autorités ne cessent de répéter que la France n’est pas en guerre contre l’Algérie. Mais si c’était le cas, comment pourrait-on reprocher à un journaliste d’aller dans les lignes ennemies pour y voir ce qui s’y passe ? et le dire ? Dans le cas contraire, puisque les combattants algériens sont – officiellement – des « bandits » purs et simples, la même objection prévaut. Les bandits organisés en bande ne manquent pas en France. A-t-on jamais reproché à un journaliste d’enquêter sur le « milieu » et de le dire ?

Mais à partir du moment où nous abordons l’affaire Claude Gérard sur son vrai terrain, celui de la politique, alors tout s’éclaire. Car le reportage de Claude Gérard est une dénonciation explicite de la version officielle sur les « bandits » algériens. Il démolit toutes les thèses gouvernementales et colonialistes sur les « énergumènes », les « fanatiques » et autres épithètes adressées à l’égard du peuple algérien.

En lisant ce reportage, le lecteur est amené à repenser par lui-même les données de la situation algérienne

De plus, Claude Gérard n’a pas été dans n’importe quel maquis : elle a vu des maquis « messalistes ». Faute impardonnable.

Elle a montré comment vivaient et pensaient ces femmes et ces hommes qui luttaient contre la pire des oppressions, la plus désolante des misères et la plus humiliante des conditions faites à l’être humain.

Mais ce n’est pas encore tout. Est-il permis, sous le régime de la IVe République, de réclamer une révision de la Constitution ? Si non, Monsieur Paul Coste-Floret devrait faire l’objet de poursuites, lui qui veut précisément réviser le titre VIII de la Constitution et il n’est pas le seul ? Ou alors cela voudrait dire qu’il y a deux poids, deux mesures, deux justices, que le droit de demander la révision de la Constitution ne peut aller que dans un sens, celui des gouvernants. Nous savons bien que ce n’était pas là le propos de Claude Gérard. Mais son inculpation, dans les termes où elle est faite, dans la situation politique qui est celle de cette année 1956, donne de la liberté dans ce régime français de la IVe République et d’un gouvernement socialiste, une image diminuée, réduite, insensée.

La lutte pour la libération de Claude Gérard et l’abandon de toutes poursuites la concernant, est la lutte de tous les démocrates. La presse française, presse aux ordres par excellence, se tait honteusement, à de rares exceptions près, sur le scandale Claude Gérard. (3)

C’est tout à l’honneur des militants d’avant-garde et plus particulièrement de « LA VERITE » de brandir le drapeau de la défense des libertés démocratiques et de le maintenir bien haut, coûte que coûte.

DANIEL RENARD.


N. B. — Les éléments d’information concernant la personne de Claude Gérard et plus précisément les détails de son inculpation nous ont été donnés au cours d’une conférence de presse tenue le mardi 3 juillet 1956 à la maison des journalistes par la Ligue des Droits de l’Homme sous la présidence de M. Emile Kahn.

(1) « Al Alam », journal marocain de l’Istiqlal, paraît en langue arabe. Claude Gérard a donné à ce journal son reportage rédigé en français. Il fut traduit en arabe. C’est une traduction française de cette traduction arabe qui motive l’inculpation. Cette traduction française ne serait pas conforme au texte français rédigé par Claude Gérard.

(2) L’amère ironie de l’histoire veut que Guingouin, héros de la Résistance, soit lui aussi, aujourd’hui, comme Claude Gérard, dans une prison de la IVe République …

(3) Particulier est le silence de l’hebdomadaire « Demain » qui fut le seul journal français à « bénéficier » de l’enquête de Claude Gérard dans les maquis algériens. Dans le numéro 30, daté du 6 au 11 juillet 1956, pas un mot sur Claude Gérard qui fut pendant un temps, très court il est vrai, collaboratrice à ce journal !
Pas un seul mot !

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