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Joseph Gabel : Autour du drame de l’ « Exodus »

Article de Joseph Gabel alias Lucien Martin paru dans Masses, n° 11, octobre-novembre 1947, p. 11-13

L’OBJECTIVITE est plus nécessaire encore lorsque l’on traite de problèmes humains que pour l’étude de questions scientifiques. En publiant l’article de Lucien Martin nous tenons à faire remarquer aux lecteurs que l’auteur est lui-même israélite ; qu’à l’appui de son hypothèse il eût pu apporter bien d’autres faits, témoignages ou raisonnements ; enfin, qu’il est permis de critiquer le sionisme sans être un stipendié de l’impérialisme anglais ou un possédé de l’antisémitisme. Les malheurs juifs ne doivent pas nous faire oublier, d’une part qu’il existe des Arabes en Palestine, d’autre part que le nationalisme, sous quelque forme qu’il soit, n’est une solution à aucun des problèmes de l’heure présente. Toute notre sympathie est acquise aux survivants des hécatombes hitlériennes. Nous partageons leurs souffrances, physiques et morales, comme nous partageons celles de toutes les victimes, – et il y en a de par le monde ! – de l’oppression, de la haine, de la bêtise.


L’ÉQUIPÉE tragique de l’Exodus a mis au premier plan de l’actualité la question du mouvement anti-britannique juif en Palestine. Cette question nous paraît loin d’être claire et nous ne croyons pas que l’on puisse comprendre ce mouvement à l’aide de la formule classique de révolte nationale anti-impérialiste. Nous essayerons d’en donner une interprétation historique en nous basant sur deux hypothèses de départ :

1° Dans les circonstances actuelles aucun mouvement de quelque importance ne saurait demeurer étranger à la lutte des grands groupements d’intérêts qui se partagent le monde ; 2° les organisations terroristes juives servent – inconsciemment – les intérêts soviétiques. Il ne nous sera évidemment pas possible d’apporter une preuve formelle de ces hypothèses, pas plus d’ailleurs qu’il n’est possible de démontrer leur fausseté. La question est de savoir si elles permettent de se faire de l’ensemble des événements une image satisfaisante pour l’esprit. Rien de plus compréhensible que la réaction juive contre la domination britannique en Palestine. Mais que l’on permette à un israélite de dire que, du point de vue strictement juif, on comprend mal le caractère d’acharnement de cette réaction contre le principal artisan de la défaite de l’hitlérisme. Sans oublier que la Grande Bretagne est traditionnellement, depuis Cromwell (1), la puissance européenne la plus réfractaire au virus antisémitique, au moins à l’intérieur de ses frontières. Les méthodes de combat en Palestine prêtent aussi le flanc à la critique. Quel est le but pratique de ces mesures de représailles de caractère gratuitement humiliant (pendaison ou fustigation d’officiers), médiocrement efficaces comme méthodes de lutte, mais qui risquent d’avoir pour effet de creuser le fossé entre britanniques et juifs et de fermer la porte à la méthode des négociations qui pourtant vient de se révéler efficace aux Indes entre les mains du Pandit Nehru. Tels procédés, même s’ils n’étaient que la réplique à des procédés analogues venant du camp opposé, sont comme le disait Talleyrand, pires que des crimes, ce sont des fautes. Enfin, que l’on nous permette de dire un mot à propos de cette affaire si douloureuse de l’Exodus. L’offre d’asile en France constituait en somme une solution assez humaine, satisfaisante à tous les points de vue, excepté pour un sionisme vraiment dogmatique. Concertée sans aucun doute avec les milieux compétents britanniques, elle eût permis aux réfugiés juifs de mettre fin à leur odyssée de façon acceptable.

D’autre part, on ne savait que trop bien qu’en aucun cas l’Angleterre ne consentirait à mettre cap sur la Terre Sainte. On se défend difficilement contre l’impression pénible que quelque puissance mystérieuse a dirigé cette affaire dont le principal souci est moins de défendre des réfugiés que de mettre l’Angleterre dans son tort. A l’heure actuelle, les émigrants sont dans les camps en Allemagne et L’Humanité – qui trouve parfaitement naturel que de toutes les puissances antinazies l’U. R. S. S. ait été la seule à fermer ses portes devant les émigrés juifs entre 1933 et 1939 – publie des articles enflammés contre la barbarie anglaise. Le tour est joué …

Nous nous rendons parfaitement compte combien le sujet est ingrat et délicat. Il est pénible de soumettre à une analyse froide et objective les dessous d’un drame marqué du triple signe du sang, des larmes et de l’héroïsme, Certes, nous ne nions point les torts de l’impérialisme britannique vis-à-vis des juifs de Palestine (qui sont exactement les mêmes que ceux de tous les impérialismes à l’égard de tous les peuples opprimés) et nous ressentons, devant le sort de ces malheureux, une indignation certes plus sincère que celle des collaborateurs de L’Humanité. Mais, pour le moment, il s’agit, en premier lieu, de comprendre (et dans ce cas comprendre n’est pas du tout excuser) ce qui est plus difficile.

Une question se pose avec une brutale clarté : qui a intérêt à jeter de force l’Angleterre dans l’antisémitisme ? Les juifs ? Certes non ! Même si cela pouvait leur valoir l’indépendance de la Palestine (ce qui est loin d’être prouvé) le prix en serait trop élevé. Par contre, on voit nettement qu’une évolution antisémite en Grande-Bretagne pourrait servir admirablement les intérêts de l’U. R. S. S. en lui permettant de monopoliser les sympathies juives dans le monde (ce n’est pas un facteur négligeable quand on songe au nombre des savants juifs attachés aux recherches atomiques) ; en entretenant une agitation permanente à un point névralgique du Commonwealth, enfin, en permettant d’étayer d’un argument de poids l’accusation absurde d’hitlérisme que l’U. R. S. S., sans doute pour la détourner d’elle-même, lance à la tête de son ex-alliée. On voit donc que sur tous les plans l’U. R. S. S. demeure le principal bénéficiaire de l’opération. Ce n’est pas une preuve, certes. Mais, quand on connaît le machiavélisme soviétique, elle constitue au moins une forte présomption.

On se souvient du passage célèbre du Vieux Testament où Isaac aveugle, ne reconnaissant pas son fils, s’écrie : « La voix est celle de Jacob, mais les mains paraissent celles d’Esaü. »

Dans cette histoire douloureuse la voix est celle d’Israël meurtri. Mais les mains qui tirent de loin les ficelles semblent appartenir à quelqu’un d’autre …

Evidemment, ce n’est qu’un des aspects de la question. De l’autre côté, il ne faut pas oublier que le mouvement anti-britannique juif est un mouvement anti-impérialiste qui mérite, à ce titre, notre sympathie. Il en résulte un certain dualisme de notre attitude à l’égard de ce mouvement. Mais ce dualisme n’a rien de surprenant : il caractérise même l’attitude socialiste à l’égard de la plupart des réactions des opprimés quand elles sont canalisées dans l’intérêt du totalitarisme stalinien, c’est-à-dire quand elles mènent à une des formes les plus odieuses de l’oppression. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, quel socialiste pourrait rester neutre devant la lutte des ouvriers pour un niveau de vie plus élevé, mais, d’un autre côté, comment ne pas réserver son jugement quand on sait que dans l’esprit de certains promoteurs le but essentiel d’une grève est le retour au pouvoir de quelques ministres communistes.

Le commentateur peut se contenter de poser la question, mais, pour le militant engagé dans l’action, le paradoxe se traduit par un conflit de conscience souvent impossible à résoudre. Telle est exactement notre attitude à l’égard du mouvement anti-britannique juif. C’est un mouvement généreux qui risque de servir une cause qui ne l’est pas.

La question essentielle est la suivante : le mouvement de l’Irgoun et du Stern est-il un mouvement révolutionnaire ou non ? La solution à cette question présuppose une étude sociologique complète du sionisme, elle déborde donc les cadres de cet article. Nous nous contenterons d’indiquer un point de vue et de rappeler un petit souvenir.

Une des catégories essentielles de la politique révolutionnaire est la notion de la possibilité historique. Ainsi, entre les « niveleurs » et Cromwell c’est certainement le second qui était révolutionnaire bien que les premiers l’aient semblé davantage.

De même, pour prendre un exemple plus proche de nous, le Parti communiste allemand, ayant, avant 1933, base son action sur l’hypothèse fausse de l’imminence d’une révolution prolétarienne en Allemagne, a secondé les attaques nazies (2) contre la politique de Weimar, ce qui était une lourde faute et s’est révélé contre-révolutionnaire, alors qu’une tactique d’unité d’action avec les socialistes pour la défense de la République, quoique d’une apparence beaucoup plus modeste, eût été révolutionnaire. Or, il faut reconnaître que, dans l’état actuel des choses, un état juif démocratique en Palestine, est du domaine de l’utopie. Les militants de l’Irgoun, en croyant lutter pour cet idéal, ne font, en réalité, qu’apporter une aide fort appréciable au soutien des intérêts impérialistes russes en proche Orient ; ils versent, par conséquent leur sang, pour une cause qui n’est pas la leur.

Nous aimerions enfin rafraîchir un vieux souvenir historique. Il existait autrefois un mouvement juif violemment anti-britannique, appelé « Revisionnisme » et présidé par un personnage remuant nommé Jabotinski, brillant orateur et polyglotte accompli. Jabotinski poussa ses sentiments « révolutionnaires » jusqu’à glorifier Hitler pour avoir éveillé l’esprit national juif. Son « revisionnisme » était en fait l’adaptation au nationalisme juif des conceptions fascistes européennes. Ce mouvement fit beaucoup parler de lui dans les milieux juifs, autour de 1930. Jabotinski est mort, mais ses partisans vivent encore et sont nombreux dans les rangs de l’Irgoun. Or, ce mouvement proposait la substitution de l’Italie – qui, à l’époque, faisait parade de ses sentiments philo-sémites à l’Angleterre, en tant que puissance mandataire.

On peut difficilement s’empêcher d’avoir un sentiment d’horreur quand on pense à ce qui se serait produit s’ils avaient réussi …

Par Lucien MARTIN


(1) Pacte de Cromwell et de Rabbi Manassa Ben Israel ouvrant l’Angleterre aux Juifs que les persécutions chassaient d’Espagne et du Portugal.

(2) Participation au plébiscite dit rouge organise par les nazis contre le gouvernement social-democrate prussien ; grève des tramways de Berlin menée de concert avec les hitlériens. Elle prépara le passage au nazisme de nombreux communistes.

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