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« Une guerre d’Algérie » en Kanaky ?

Article paru dans Courant alternatif, n°45, avril 1985, p. 5-6

La force des choses oblige le peuple Kanak à ne pas utiliser les mêmes stratégies que celles généralement mises en œuvre dans les luttes de Libération. En comparant avec la guerre d’Algérie, nous dirions qu’au départ le peuple Kanak a moins de chance que le peuple Algérien de pouvoir se débarrasser du pouvoir colonial, mais qu’à l’arrivée il sera peut-être gagnant.


PAS DE LUTTE ARMEE

IL est clair maintenant pour tout le monde que le rapport de force que le colonialisme a établi sur l’île, interdit aux kanaks toute stratégie de lutte armée ou même de guérilla. Minoritaires numériquement, et surtout technologiquement sous-équipés, ils seraient écrasés en moins de temps qu’il en faut pour le dire.

L’armée française compte maintenant plus de 6000 hommes, soit 1 soldat pour 10 kanaks tous âges confondus. On sait maintenant depuis l’épisode du pique-nique de Thio et la mort de Machoro, que les gendarmes fraternisent ouvertement avec l’extrême droite calédonienne, les membres du Front national et les nervis venus de la métropole. Embrassades, petites phrases du genre « on est avec vous » se multiplient aux dires d’observateurs même modérés. On sait également qu’au moment de l’assassinat de Machoro, des milices armées de civils d’extrême droite se promenaient en toute liberté au milieu des gendarmes.

Outre cette armée française donc, une extrême droite calédonienne, proche de la droite soyons-en certains, aidée de quelques cadres venus de la métropole, ex OAS venus rejoindre leurs copains installés depuis la fin de la guerre d’Algérie, armée et bien armée depuis plusieurs années. Un potentiel militaire qui s’enrichit de nouvelles armes, modernes, Kalachnikov et autres, et qui transitent via l’Australie ou par les bateaux qui accostent sur l’ile en provenance de différents points du Continent américain.

Il faut donc le dire et le redire. Malgré la propagande officielle qui braquait ses projecteurs sur quelques fusils et quelques explosifs entre les mains de certaines tribus, c’est bien la Communauté Caldoche qui est armée, surarmée.

Dans ces conditions, la lutte armée aboutirait donc à un massacre des Kanaks. Et là, nous touchons à la première différence fondamentale avec la situation algérienne : à l’époque il y avait 1 million de Pieds-noirs et 9 millions d’Algériens.

GUERILLA ECONOMIQUE

C’est à une guérilla d’un autre type que devra se livrer la population Kanak : la guérilla économique. C’est ce qu’à décidé le FLNKS lors de son dernier congrès. Il s’agira de perturber autant que possible le fonctionnement économique de l’ile, celui du moins mis en place par les colonisateurs. Et par la même occasion s’atteler à la mise en place progressive d’autres circuits économiques, contrôlés eux, par les kanaks et leurs allies exploités.

Quelques exemples :

– D’abord, le plus simple : le boycott des commerçants Caldoches, aussi bien dans les petites villes qu’à Nouméa. Cela représentera pour eux un manque à gagner notable et qui sera préjudiciable à certains.

– Le boycott de l’alcool. C’est une denrée assez consommée par les Kanaks et donc d’un rapport important pour les commerçants européens. De plus, la valeur de ce boycott est plus que symbolique : l’alcool fut et est encore une arme non négligeable entre les mains des européens, plus meurtrière encore que le fusil à lunette.

– Le boycott des loyers, déjà commencé. Bon nombre de propriétaires auront là encore un manque à gagner. L’Office de HLM enregistrant une baisse des rentrées aura plus de mal à payer ses fonctionnaires dont certains devront partir. De plus, si les Kanaks ne payent plus, d’autres suivront : « Si les Kanaks ne payent pas pourquoi paierions nous ? ».

– La situation générale en Nouvelle Calédonie amène une diminution considérable des nuitées dans l’hôtellerie. Encore là des licenciements, des départs prévisibles.

– Le boycott des camions qui ravitaillent en partie Nouméa en viande, et qui viennent de la côte ouest. Chômage dans la société de transport …

Toutes ces mesures cumulées peuvent commencer de désorienter l’économie coloniale, outre les effets psychologiques qu’elles auront sur les européens plus motivés par le fric et la tranquillité que par l’amour de la terre.

Mais il est d’autres possibilités encore plus déterminantes. Si l’usine de Dionambo, productrice de nickel, cessait, ou du moins diminuait notablement son activité, la ville de Nouméa subirait une faillite totale. Or cette usine, pour fonctionner a besoin de minerai, d’électricité et d’eau, trois sources d’énergie disséminées dans la brousse. Boycotter le travail dans ces centres d’approvisionnement, en empêcher ou du moins en gêner l’acheminement, aurait des effets « désastreux ».

« Nouméa a besoin de la brousse pour vivre. Il suffirait d’empêcher la reprise de l’extraction à Thio et à Kouaoua, de saboter quelques lignes et quelques conduits pour semer la panique à Nouméa »

Un membre du Palika au Monde.

Si déjà les premiers aspects de ce boycott économique (commerçants, petites entreprises) ont eu quelques effets, nous l’avons vu, entraînant des licenciements de personnels qui ont dû revenir en métropole, les seconds auraient, n’en doutons pas, des effets beaucoup plus radicaux. En effet la motivation essentielle de la plupart de ceux qui ont débarqué sur l’ile depuis 30 ans, c’est de faire du fric, beaucoup de fric (sur-profit dû au boum du Nickel, salaires doubles ou triples pour les fonctionnaires, les ingénieurs et certains ouvriers spécialisés). Ces possibilités de gagner vite fait du fric diminuant du fait de la crise engendrée par le boycott, les motivations s’évanouiront d’elles-mêmes peu à peu. Et même si l’accumulation des richesses permet de les faire « tenir » un certain temps en achetant encore plus à l’extérieur, un bon nombre choisiront le billet de retour pour la métropole avec sous le bras le magot pour une gérance de bistrot (où ils pourront le nez dans leur Ricard pérorer sur le bon temps des colonies) ou une résidence secondaire avec piscine (où ils pourront avec quelques autres cadres libéraux de leurs amis disserter sur les difficultés économiques mondiales).

C’est bien là la stratégie du Front : modifier le rapport de force numérique.

On pourrait s’apitoyer sur le sort de ces pauvres chômeurs que le boycott économique s’évertue à produire. Encore une fois rappelons-le, la majorité est venu pour faire du fric en se voilant la face sur la situation du peuple Kanak. Mais pour être juste, il faut quand même parler des réels travailleurs Caldoches. Ils existent et certains d’entre eux sont favorables aux thèses indépendantistes et ont même rejoint le FLNKS. Ce sont mêmes, aux dires des militants Kanak, les plus menacés par le fascisme local. Ils doivent soit se cacher soit quitter Nouméa !

Outre renverser le rapport numérique, l’enjeu des mois qui suivent, peut-être des années, est de faire basculer en partie les autres ethnies, en particulier les Wallisiens, qui surexploitées elles aussi, sont pour l’instant sous la domination idéologique des colons. Les Kanaks devront s’employer à leur prouver, malgré ce qu’on leur assène, que l’indépendance ne signifie pas pour eux la valise.

TRANSFORMER LA FAIBLESSE EN FORCE

Certes une bonne part des européens peuvent tenir tête quelque temps à ce boycott. Mais les kanaks encore plus longtemps car eux, ils ont la possibilité de vivre en quasi autarcie.

De plus, cette situation va leur permettre de dynamiser un processus de « rekanakisation » commencé par les boycotts de la rentrée scolaire et des compétitions sportives.

Sur le premier point, tout un travail reste à faire pour mettre sur pied un enseignement différent et parallèle. Quelle pédagogie, quel enseignement, comment résoudre les problèmes de la langue, de l’écriture, de la refonte des programmes, des moyens techniques et financiers ? Signalons que des contacts existent déjà avec les Diwan Bretonnes. Pourquoi pas bientôt avec les Ikastolak (Pays-basque), les Calendreta (Occitanie), et Scola Corsa (Corse) ?

Et puis, c’est aussi la mise en place de coopératives de distribution et de production (voir CA n° 43) qui peuvent permettre, si elles ne restent pas isolées de mettre sur le tapis bon nombres de problèmes politiques, comme ceux, de première importance, du rapport entre le pouvoir et la société civile.

On peut dire en somme, que l’autogestion se pose d’une manière beaucoup plus concrète qu’en Algérie où elle fut en quelque sorte décrétée au moment de l’indépendance afin de remplir un vide créé par le départ des colons et en attendant que des cadres Algériens soient formés et puissent remettre la production sur les rails de la gestion étatique …. ce qu’ils ne manquèrent pas de faire.

En effet, en Kanaky, coopératives, circuits parallèles, sont autant un moyen de mettre une économie sur pied qu’un moyen de lutte contre le colonisateur. C’est même l’arme principale de ce peuple à l’heure actuelle, alors que souvent, dans les luttes de libération, ce ne fut au mieux qu’un moyen secondaire, et en tout cas subordonné au politique et surtout au militaire.

Cette subordination d’un mouvement social au militaire, n’est pas possible en Nlle Calédonie. Pour les raisons que justement nous avons dites que la lutte armée n’est pas envisageable. Une énorme faiblesse que le peuple Kanak peut transformer en un atout non négligeable.

Dans la plupart des luttes de Libération nationale qui ont abouti à une victoire sur l’occupant, une bureaucratie s’est substituée à lui pour établir un régime totalitaire, pour asseoir le pouvoir d’une nouvelle classe dominante. Cette bureaucratie, cette nouvelle classe dominante s’est forgée dans le creuset coulé par l’armée de libération nationale, qui s’est alliée (quand elle n’en faisait pas partie) avec une bourgeoisie nationale (en général mercantile) en expansion mais muselée par le colonisateur ou l’occupant.

Ceci ne doit pas bien sûr être considéré comme une fatalité, mais comme un « haut risque » dont l’anticorps reste encore à perfectionner ! Le problème est d’ailleurs identique pour ce qui concerne le mouvement ouvrier traditionnel qui par ses luttes a plus permis l’accession au pouvoir de nouvelles couches que provoqué son émancipation définitive !

S’il parvient donc à compenser le handicap d’un rapport de force défavorable (et ce n’est pas certain), le peuple Kanak aura fait l’économie du risque souvent présent de l’émergence d’une bureaucratie musclée issue d’une armée de libération nationale.

Certes, une bureaucratie, une nouvelle classe dominante, ne se constitue pas seulement dans ces cas là sur la base d’une organisation militaire (1). Il y a la bureaucratie qui s’installe sur le politique, et surtout sur ce qui traverse le militaire et le politique, les conflits de classes, toujours présents.

Nous essayerons prochainement de dresser une analyse de classe de la société Kanak. Disons simplement que pour l’instant plusieurs éléments militent en faveur d’un certain optimisme (et non d’une confiance béate). En particulier le poids de la coutume, l’absence de bourgeoisie nationale réelle, et la petitesse de la communauté concernée. Mais nous y reviendrons. (2) Prochainement, nous poursuivront également l’étude de la lutte de libération Kanak en comparant le FLNKS avec ce que fut le FLN algérien, et de l’extrême droite calédonienne avec ce que fut l’OAS.


(1) Nous ne considérons nullement que la lutte armée ne doit pas être utilisée. Souvent la situation l’exige. Tout au plus, disons-nous qu’elle est un mal … nécessaire, une contradiction à dépasser. Simplement, les efforts à faire pour établir une société démocratique après l’indépendance sont d’autant plus grands que les structures qui l’auront permis auront été rigides et militarisées.

(2) Nous ne disons pas une société Kanak sans classes ni sans Etat. Même si cela est l’objectif final (pourquoi final ?) il est illusoire et même dangereux de poser cela comme perspective politique actuellement, car c’est tout simplement impossible à tous points de vue. Que ceux qui se permettent de ne dire que cela ou presque sur le problème calédonien quittent tout syndicat réformiste en France ! qu’ils ne participent plus à aucun mouvement qui ne se fixe pas l’abolition des classes et de l’Etat comme perspective ! à aucune grève sur les conditions de travail, sur le salaire, ou surtout pour acquérir un minimum de dignité humaine, sinon avec ce même mot d’ordre toujours bien devant eux! Ce minimum de dignité humaine, pour les Kanaks, c’est l’indépendance, la reconquête de leurs terres. Quant au reste, nous verrons bien s’ils font mieux ou plus mal que les communards français, les anarchistes espagnols où les grévistes anglais.

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