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Abstention motivée !

Editorial paru dans Le Libertaire, n° 484, 21 février 1936, p. 1

Il paraît qu’il y avait dimanche dernier bien du monde du Panthéon à la Nation. Nous écrivons : il paraît, car, en effet, l’Union anarchiste n’avait pas pris place officiellement dans le cortège, et nombre de nos camarades, en restant chez eux, avaient refusé de joindre leur voix à celle des choristes du Front populaire.

De cette abstention, nous allons donner quelques explications, car il est bon qu’on sache qu’il y a encore dans le monde ouvrier et révolutionnaire des esprits libres que l’extraordinaire psychose créée par le Front populaire n’atteint pas.

Tout d’abord, il nous est apparu que cette manifestation monstre n’était qu’une opération politique peu en rapport avec les faits qui en furent le prétexte.

Les anarchistes n’ont pas pour habitude de bouder les manifestations populaires quand elles doivent avoir une portée positive.

Mais les chefs du Front populaire ont tout de suite compris le bénéfice électoral qu’ils pouvaient tirer de l’émotion suscitée dans la classe ouvrière par l’agression dont Leon Blum avait été l’objet. A deux mois des élections, il est évidemment habile de réunir plus d’un demi-million d’hommes. De ce point de vue, certes, l’opération a brillamment réussi. Nous ne regrettons pas de ne nous y être pas associés.

Cependant, si le succès électoral du Front populaire, qui paraît d’ores et déjà assuré, devait avoir pour conséquence une modification profonde des rapports sociaux au bénéfice de la classe prolétarienne, nous pourrions peut-être quelque peu relâcher notre méfiance des politiciens. La manifestation de dimanche par le « climat » qu’on lui a donné, ne laisse pas prévoir que ses promoteurs visent des buts aussi ambitieux.

Il n’est rien moins que rassurant, en effet, qu’on fasse chanter maintenant la Marseillaise conjointement avec l’Internationale dans les rassemblements populaires et à l’ombre des drapeaux tricolores. Voilà qui présage à bref délai une nouvelle Union sacrée à laquelle il est à craindre que les politiciens du Front populaire ne sacrifient bien des choses, à commencer par leur programme social.

Certes, nous n’oublions pas que la manifestation de dimanche avait comme prétexte initial le sens d’une vigoureuse protestation antifasciste, qui eût pu à première vue emporter notre adhésion.

Quand nous aurons dit que nous associons notre protestation à celles qui se sont manifestées contre les brutalités fascistes, on voudra bien croire qu’il ne s’agit pas là d’une simple clause de style. Il y a longtemps que les anarchistes ont eu affaire aux gens de l’Action Française, ils en connaissent toute la brutalité barbare. Dans l’armée fasciste, ils sont à l’avant-garde de ceux qui portent les coups. Entre eux et nous, une lutte sans merci est ouverte. La bourgeoisie a en eux des auxiliaires précieux. Qu’on se rappelle comment fut obtenu l’acquittement du camelot du roy Fritsch dans l’affaire d’Hénin-Liétard, où l’ouvrier socialiste Fontaine fut assassiné. Pour emporter la décision des jurés bourgeois, l’avocat royaliste Marie de Roux eut cet argument sans réplique : « Ne découragez pas CEUX QUI VOUS DEFENDENT. »

Contre des ennemis aussi haïssables, on conçoit que des mesures strictement légales soient de peu d’effet. Depuis la décision de dissolution des organisations d’Action Française, Maurras, chaque matin, se moque impunément de ces menaces inconsistantes. Les seuls « arguments » que les assassins du roy comprennent sont ceux qu’ils préconisent eux-mêmes contre les militants révolutionnaires : les arguments de force.

C’est pourquoi, à l’égard de la canaille fasciste, les manifestations les plus nombreuses sont inopérantes si elles ne sont pas prolongées par une action populaire énergique et surtout directe.

Enfin, il y a un dernier regret que nous devons exprimer à l’égard de cette manifestation. Elle est un peu tardive …

Certes, les manitous du Front populaire diront qu’ils ont utilisé au bon moment la vague d’indignation qui a soulevé Paris ouvrier quand il a connu l’exploit des brutes du boulevard Saint-Germain. Mais c’est aussi un fait que ces messieurs du F. P. ne se sont pas agités de la même manière quand, auparavant, de simples victimes du « rang » sont tombées dans la lutte antifasciste. Il a fallu que Léon Blum fût fortement molesté pour qu’ils consentissent à s’apercevoir que le péril fasciste n’était pas seulement un thème de discours ou de développements faciles.

En résumé, nous dirons que cette manifestation théâtrale de dimanche dernier organisée sous le couvert d’une protestation antifasciste n’aura pas atteint son véritable objectif et aura surtout servi les desseins inquiétants des politiciens du Front populaire en détournant vers une agitation politique stérile la volonté d’action des ouvriers.

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