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André Ferrat : La fable de la Défense Républicaine

Article d’André Ferrat alias Morel paru dans Que Faire ?, 2e année, n° 13, janvier 1936, p. 6-13

« A la farce du coup d’Etat monarchiste correspond la farce de la défense républicaine. »

Rosa LUXEMBOURG.

A chaque fois que l’on critique la politique des dirigeants du Front Populaire du point de vue des intérêts de la classe ouvrière, on répond invariablement : « Que voulez-vous ? Il fallait et il faut encore sauver la République contre le danger fasciste imminent et redoutable qui la menace ». Que ce soit au Comité central du 17 octobre ou dans « L’Humanité », dans les discours de Manouilski ou dans le rapport de Dimitrof. C’est un leit motiv. Toute la politique de Thorez, Duclos et Cie repose sur cette affirmation : « Dans la situation actuelle, la classe ouvrière n’est pas placée devant la question : démocratie bourgeoise ou dictature prolétarienne, mais devant la question : démocratie bourgeoise ou fascisme ». C’est pourquoi, ajoutent-ils, le prolétariat doit lutter pour le maintien de la « démocratie bourgeoise », pour la sauvegarde des « institutions républicaines ».

Démocratie bourgeoise ou fascisme, voilà à leurs yeux le dilemme qui explique tout, justifie tout, qui exige la collaboration du prolétariat avec les partis bourgeois (radicaux et autres) sur la base d’un programme commun acceptable et accepté par ces partis, dit programme du front populaire …

Si vous pouvez trouver autant de fois que vous le voudrez la répétition de cette idée dans la presse officielle communiste, en revanche vous n’en trouverez nulle part la moindre démonstration.

Et l’on arrive ainsi à cette première constatation que cette affirmation fondamentale ne s’appuie sur aucune analyse concrète de la situation en France, qu’aucune tentative d’analyse de ce genre n’a été entreprise par les dirigeants du P. C. F.

Aussi le devoir de tout marxiste est-il d’essayer de voir dans quelle mesure au cours des années 1934-35 la « République » a été menacée par le fascisme ou. en d’autres termes, de voir quelles sont en France les forces de ce dernier.

LES « LIGUES » SANS APPUI DANS LES MASSES

Comment ? vous mettez en doute la force du danger fasciste en France ? Vous ne savez donc pas qu’une armée de croix de feu, sans parler des autres francistes ou camelots du roy, armés de revolvers, motorisés, équipés avec des avions et des mortiers Brandt est prête à « étrangler la gueuse » ? Avez-vous oublié la journée du 6 février où trente à quarante mille manifestants dont beaucoup armés de revolvers et de rasoirs au bout des cannes essayaient de forcer les barrages de la garde mobile qui protégeaient le Palais Bourbon ? Cela n’est pas de la fantaisie !

Nous savons tout cela et nous n’avons rien oublié. Mais nous savons aussi que l’A B C du marxisme exige avant tout, lorsque l’on apprécie une situation concrète, que l’on tienne compte du rapport réel des forces de classes antagonistes at qu’on ne se laisse pas hypnotiser et affoler par des chiffres donnés sur les effectifs des bandes réactionnaires armées, au point de ne pas voir quelle est l’influence sociale et la base de masse véritable de ces bandes, dans l’ensemble du pays, et quelles sont, en revanche, les forces sociales réelles qui leur sont opposées.

Même s’il y avait quelques centaines de milliers de membres des ligues et même s’ils étaient armés, ils ne pourraient pas constituer l’appui social suffisant pour un gouvernement fasciste. Pour avoir des possibilités de vivre, le fascisme, comme d’ailleurs n’importe quel gouvernement, doit s’appuyer, dans la société bourgeoise moderne, sur certaines classes de la population. Les fascistes cherchent à s’appuyer dans ce but sur les larges masses de la petite bourgeoisie et le seul moyen de se faire une idée juste de leur force, c’est de voir quelle est leur influence réelle dans cette masse petite bourgeoise. Toute autre méthode qui, au lieu de chercher à supputer l’importance de cette influence, se baserait sur tels ou tels incidents de la vie parlementaire ou sur telle ou telle manifestation ou raid de croix de feu, ne serait que de l’impressionnisme petit bourgeois. On peut et on doit à juste titre soulever l’indignation de la classe ouvrière et la mobiliser pour la riposte lorsqu’une bande de « dispos » assassinent des travailleurs, mais on ne peut pas se baser essentiellement là-dessus pour en déduire une appréciation des forces réelles du fascisme.

Si le 6 février 1934 le fascisme a pu paraître menacer sérieusement le régime parlementaire bourgeois, c’est parce qu’il avait a ce moment l’appui de masses petites bourgeoises dans la capitale.

L’affaire Staviski surgissant fournit un prétexte excellent aux éléments les plus réactionnaires du grand capital pour conjurer les mouvements de mécontentement des petits bourgeois, les unifier, les orienter dans le sens du coup d’Etat.

Et cependant, malgré la victoire obtenue par ces éléments en renversant le lamentable gouvernement Daladier, la faiblesse des ligues apparaît aussitôt. Leur influence de masse est minime en province. Elles sont dans l’impossibilité de faire accéder au pouvoir le « gouvernement provisoire » qu’elles méditaient et contraintes de recourir au compromis : le gouvernement Doumergue-Herriot. La riposte spontanée des masses ouvrières qui s’impose malgré la politique absurde de la direction du P. C. et en dépit de la politique réformiste et timorée des dirigeants socialistes et confédérés, fait éclater la disproportion flagrante dans le rapport entre les forces ouvrières et démocratiques, d’une part, et les forces des ligues de l’autre. Dès le 12, il s’avère que les ligues sont isolées dans la masse de la population laborieuse A partir de ce moment, aucun danger fasciste ne menace plus sérieusement la république bourgeoise. Plus les semaines s’écoulent et plus le rapport des forces augmente au profit des masses ouvrières et de la démocratie petite bourgeoise.

De mars à juillet 1934, toutes les tentatives fascistes de développer leur influence dans la province qui est leur point faible, sont brisées par autant de ripostes spontanées des masses. A chaque tentative de meeting ou de manifestation des Henriot, de la Rocque, Jean Renaud, Taittinger, les pavés sortent des chaussées et s’élèvent en barricades, les ouvriers armés de tout ce qui leur tombe sous la main corrigent d’importance les liguards et phalangeards, malgré l’intervention de la police et de la garde mobile.

Avec le lamentable fiasco de la « journée du 8 juillet 1934 » la crise dans les organisations d’anciens combattants au Conseil National de leur confédération qui rassemble les représentants de 3.200.000 anciens combattants et qui se prononce contre les décrets-lois (Herriot-Doumergue) c’est la preuve de l’impuissance des ligues à organiser un mouvement de masse sur lequel elles pourraient s’appuyer pour développer une politique fasciste.

Au cours du second semestre de l’année 1934 et du premier semestre 1935, la faiblesse et l’isolement des ligues sont vérifiés à chaque pas. Les élections cantonales montrent que le pays ne veut rien savoir des « nouvelles » méthodes et que, d’une façon aveuglante, il s’en tient aux anciens cadres de lutte avec un léger déplacement « à gauche ». Le lamentable départ de Doumergue, les élections municipales, les élections législatives partielles, etc …. l’ont confirmé surabondamment.

Le même phénomène se répète, la même faiblesse se vérifie, dans la masse des petits commerçants, avec l’effondrement du mouvement fascisant des contribuables, dans la masse paysanne des provinces touchées par la démagogie agrarienne qui se sépare, quoique plus lentement, des éléments fascisants à la Dorgère.

Les vieilles forces réactionnaires se divisent et par conséquent s’affaiblissent, cependant que grandissent les courants ouvrier et petit bourgeois démocratique.

En cela, en cette faiblesse de base de masse et en ce véritable déplacement du rapport des forces sociales, consiste l’échec véritable de la tentative fasciste. Celle-ci a pu, bénéficiant de circonstances momentanées, viser pendant quelques jours au coup d’Etat ; mais même à son point culminant, le 6 février, le fascisme n’a pas la force suffisante pour changer la forme du régime bourgeois démocratique.

UN DILEMME INEXISTANT

Que les dirigeants du front populaire ne viennent pas maintenant se prévaloir de cet échec infligé aux ligues ! Qu’ils ne viennent pas maintenant raconter en politiciens suffisants et satisfaits que cela est leur œuvre ! Ce n’est pas grâce à leur politique, c’est en dépit de leur politique et contre elle que ces résultats décisifs furent obtenus.

Et s’ils ont l’impudence après la bataille que les masses ont livrée sans eux et même contre leur politique, de venir poser en stratèges victorieux, il est, hélas ! trop facile de leur mettre la figure dans leurs exploits. Les Frot, Daladier, Cot et autres paradeurs du 14 juillet 1935 s’effondraient tremblant et sanglotant devant les ligues pendant les journées de février. Les dirigeants officiels du parti socialiste, si l’on en excepte quelques militants de la Fédération de la Seine plus liés aux masses, luttaient contre le courant de front unique, prêchaient le calme et la dignité. Les dirigeants de la C. G. T., s’ils lançaient le mot d’ordre de grève générale, n’ont rien fait pour la préparer et l’organiser sérieusement. Si la réaction avait plus de force, les Jouhaux-Belin se seraient écroulés comme les Jouhaux allemand et autrichien. Quant à la direction du parti communiste, chacun peut vérifier aujourd’hui à quel degré y régnaient l’incohérence, l’absurdité, l’affolement, rien qu’en relisant les numéros de « L’Humanité » de février 1934.

Tous, jusqu’en juin 1934, résistèrent de toutes leurs forces au courant
d’unité d’action ouvrière qui grossissait impétueusement sous leurs yeux contre les ligues. Tous se trouvaient chaque matin surpris par les masses qui, de Roubaix à Toulouse et de Cannes à Lorient, se battaient sans la moindre instruction du contre et infligeaient aux ligues échec sur échec.

Après avoir été bousculés, submergés, par le courant antifasciste et quand la bataille fut parachevée, ils se décidèrent enfin à se laisser porter par le courant avec des airs d’augures, de tacticiens subtils et de triomphateurs glorieux et se décidèrent enfin à proposer le « front unique à tout prix » sous la forme opportuniste du pacte, et travaillèrent à canaliser le mouvement prolétarien vers le marais parlementaire du front populaire avec le cher président Herriot.

Enfin, un an et demi après que la république bourgeoise fut mise hors d’atteinte des ligues par l’action directe du prolétariat, ils s’alarment tout à coup, lancent bravement le mot d’ordre : « Défense de la République » et de la « Délégation des Gauches ».

Au drame joué par le prolétariat succède la farce jouée par les héros parlementaires du front populaire.


La faiblesse insigne des ligues, visible à la seule condition d’analyser les véritables rapports des forces de classes (1) devait éclater à tous yeux plusieurs mois après, en cette mémorable séance parlementaire du 6 décembre, où les hommes commis par les trusts au gouvernement, et Laval le tout premier, ont compris qu’il était impossible de s’appuyer davantage sur des ligues qui n’étaient plus que le fantôme du mouvement réactionnaire fasciste du 6 février 1934. Ils leur ont eux-mêmes porté le coup de grâce parce que les ligues ne s’appuyant plus sur aucun mouvement sérieux des masses petites bourgeoises, ne pouvaient même plus servir de béquille de secours à droite, cependant que l’appui gouvernemental principal devenait le parti radical et les masses sur lesquelles il s’appuie, c’est-à-dire même le front populaire dans la mesure où celui-ci est sous l’hégémonie du parti radical.

Il est intéressant de voir comment les plus intelligents et les plus sérieux parmi les publicistes attachés au service des grands trusts réactionnaires, tel Buré et Romier, constatent qu’il était temps de brider ce qui n’était plus depuis longtemps qu’un nationalisme caricatural et démagogique (« Ordre » du 9 décembre), ces ligues qui ne correspondaient plus à la température réelle de la masse (« Figaro » du 9 décembre). La faiblesse des ligues et leur isolement se sont avérés tellement grands qu’elles n’ont même pas été capables d’organiser une protestation de masse tant soit peu importante après le 6 décembre.

Le mouvement des ligues de 1934-1935 ne menaçait pas davantage la
démocratie bourgeoise que la Ligue des Patriotes Déroulède-Guérin en 1899. Et de même que Rosa Luxemburg analysant la situation en France en 1900 pouvait dire que « le danger monarchiste était plutôt un fantôme qu’une réalité », nous pouvons dire en fin 1935 que le danger fasciste a été jusqu’à présent en France plus un fantôme qu’une réalité, non plus sans doute l’ombre de Napoléon III et de son 2 décembre se profilant encore sur les premières décades de la IIIe République, mais plutôt l’illusion que l’ombre d’Hitler se profilant au-dessus du Rhin peut décider de l’issue des luttes de classes en France.

Aussi s’effondre la base fondamentale sur laquelle s’édifiait toute le politique du front populaire.

Aujourd’hui, le dilemme : démocratie bourgeoise ou fascisme, n’est pas en jeu. Il est inexistant en fait depuis les lendemains du 12 février 1934. L’impuissance des ligues était manifeste bien avant la création du front populaire. Aussi ne peut-on que se moquer quand les héros parlementaires du front populaire viennent maintenant raconter que c’est leur politique qui est à l’origine de cette impuissance. Parce que la faiblesse des ligues n’est apparue de façon éclatante sur le plan des débats parlementaires qu’en décembre 1935, il n’en faudrait pas conclure, en effet, qu’elle ne date que de ce moment. Les débats factices du monde parlementaire n’ont fait qu’enregistrer et consacrer un phénomène déjà ancien qui s’était passé dans le monde réel, de même que l’astronome dans son observatoire n’enregistre qu’aujourd’hui une perturbation astronomique produite en réalité depuis longtemps.

UNE FARCE … MAIS UNE FARCE TRAGIQUE

Dans le cas où la République aurait été menacée par le fascisme – et ce n’a pu être le cas, en réalité, que dans les journées des 6 au 12 février 1934 – le modèle de la tactique à suivre a été donné par Lénine qui, prévoyant en 1917 le cas où Kornilof menacerait le gouvernement Kérenski, disait, en prévision de cet événement :

« Dans ce cas, nos ouvriers, nos soldats, combattront les troupes contre-révolutionnaires si celles-ci prennent l’offensive contre le gouvernement provisoire, mais ce ne sera pas pour défendre le gouvernement … Ce sera pour défendre la Révolution en s’inspirant de leurs propres principes, en poursuivant leurs propres fins … Et le bolchevik dira au menchevik : Nous nous battrons, naturellement, mais nous ne consentirons à aucune alliance politique avec vous, nous ne consentirons pas à vous accorder la moindre confiance. »

(Œuvres complètes, tome XXI, page 114.)

Et lorsque l’événement prévu se réalise, Lénine précise la même ligne :

« Nous faisons et nous continuerons à faire la guerre à Kornilof, comme les troupes de Kérenski, mais nous ne soutenons pas Kerenski, nous dévoilons au contraire sa faiblesse … nous le combattons maintenant d’une autre façon, en soulignant aux yeux du peuple (qui combat Kornilof) la faiblesse et les hésitations de Kérenski. Nous le faisions déjà auparavant, c’est maintenant devenu le principal. »

(Œuvres complètes, tome XXI, page ).

Or, chacun voit que cette tactique léniniste (dans ces moments bien particuliers où la démocratie bourgeoise est menacée), tactique que toujours les communistes ont approuvée comme étant la seule juste, est à l’inverse de celle menée par la direction du P. C. qui, elle, couvre, au contraire, Herriot et les radicaux, les soutient, proclame sa sympathie pour le « grand parti radical », interdit à ses membres les attaques et la dénonciation du parti radical.

Donc, même dans le cas où le dilemme : démocratie bourgeoise ou fascisme, aurait été juste, la tactique du P. C. serait fausse.

Et pendant des mois, à la farce du « danger fasciste » a correspondu la farce de la « défense républicaine ». La farce continue aujourd’hui encore de plus belle malgré que les faits aient vérifié et archi-vérifié son imposture.

Dès après le 6 février 1934 un véritable parti du prolétariat aurait pu engager avec de grands succès les masses dans la voie d’une politique prolétarienne indépendante. Mais un parti sans direction marxiste était incapable d’avoir une ligne juste … Et la glissade dans la voie petite bourgeoise était facile. En effet, toute la tradition d’un demi-siècle de l’histoire de la IIIe République poussait à la reconstitution du vieux bloc des « rouges contre les blancs ».

Aussi est-ce dans cette ornière traditionnelle que les directions du parti communiste et du parti socialiste liées dans un « comité de coordination » imbu d’esprit petit bourgeois, devaient, avec des cris de joie et de victoire, faire verser le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière.

Si du point de vue logique la défense d’une démocratie bourgeoise qui n’est pas menacée est une bouffonnerie, du point de vue des intérêts immédiats et historiques de la classe ouvrière c’est un drame.

C’est le propre du démocrate petit bourgeois de croire en la bourgeoisie quand elle dénonce à grands cris le péril de la « contre-révolution de droite ».

En brandissant et grossissant devant les masses l’épouvantail du fascisme, les chefs du front populaire se sont efforcés de les détourner de la lutte contre l’ennemi véritable, le bloc bourgeois radicalo-réactionnaire qui, lui, mettait ce temps à profit pour faire les poches et passer le carcan à la classe ouvrière.

C’est la victoire de la liberté, déclamaient les dirigeants du front populaire en mai 1935. Et la bourgeoisie instaurait la loi de deux ans.

C’est le triomphe du front populaire, clamaient tous les journaux de gauche au lendemain du 14 juillet, et la bourgeoisie prélevait des milliards dans les poches des travailleurs.

Dissolvez les ligues fascistes ! hurlaient « L’Humanité » et la bourgeoisie raffermissait les chaînes de la classe ouvrière en promulguant les décrets-lois répressifs et superscélérats de novembre.

Finalement, dans un grand mouvement d’enthousiasme ou Ybarnegaray, Blum et Thorez rivalisèrent à qui sera plus que l’autre « partisan de la réconciliation française », permettant ainsi à toute la presse bourgeoise de glorifier cette sublime séance d’union sacrée, toutes les gauches, grâce à l’impulsion vigoureuse des parlementaires communistes, votent un texte de loi qui permettra au ministre bourgeois de dissoudre par simple décret toutes les organisations qui … « porteront atteinte à la forme républicaine du régime ou à l’intégrité du territoire », c’est-à-dire toutes les organisations révolutionnaires qui, en effet, veulent « attenter au régime », à sa forme comme à son fond, et toutes les organisations des nationalités opprimées par l’impérialisme qui veulent librement disposer d’elles-mêmes !

Toutes proportions gardées « la journée des dupes » du 6 décembre 1935 rappelle étrangement la « journée des dupes » du 6 février 1934. A la comédie de la réconciliation à droite répond la comédie de réconciliation nationale à gauche. Le dégonflage lamentable de de la Rocque effrayé par les répercussions de son coup du 16 novembre à Limoges n’est qu’une pâle reproduction de la capitulation honteuse des grands hommes de la défense républicaine Daladier et Frot – le 7 février 1934.

Les troupes du Front National se ruant, sous la direction des Topaze de l’Hôtel de Ville de Paris, à la défense de la propreté et de la justice, trouvent leur pendant dans les troupes du Front Populaire suivant avec enthousiasme, pour combattre les « deux cents familles », Herriot et Paganon, ministres de Laval, collaborateurs de Denain et de Fabry, responsables du sang ouvrier versé à Brest et Toulon.

Les vingt-deux mois qui séparent ces deux « journées des dupes », c’est
l’histoire de l’écroulement de deux fantômes qui occupaient l’avant-scène politique : le fascisme et la défense républicaine.

Le 6 février, les ligues se proclament représentantes de la « nouvelle France », prêtes à finir avec le parlementarisme vétuste, avec tous les politiciens, avec les intrigues et les manœuvres de couloirs. Elles réussissent à hisser au pouvoir l’équipe Doumergue-Herriot à la place de celle de Daladier-Fabry. Comme la suite des événements l’a montré, les ligues, loin de représenter une force indépendante, n’avaient aucun soutien sérieux dans les masses et ne jouaient que le rôle d’un moyen de chantage et de pression des oligarchies financières. Loin d’être les prisonniers des ligues, comme le criaient sur tous les toits les dirigeants du Front Populaire, Laval-Herriot en étaient les maîtres.

A chaque coup tiré à blanc contre le danger imaginaire du fascisme correspond un coup tiré à balle contre les intérêts de la classe ouvrière et les libertés démocratiques.

Non seulement les masses travailleuses sont à chaque coup battues et bafouées mais encore on leur fait crier des « hourrah » de victoire !

Le bilan de toute cette politique n’est pas l’amoindrissement du danger des ligues qui ne constituaient plus aucune force politique réelle, aucune menace véritable depuis le 12 février, le bilan de cette politique c’est l’affaiblissement des positions de la classe ouvrière, c’est le renforcement réactionnaire du pouvoir de la bourgeoisie.

C’est le raffermissement de Laval et surtout du parti radical que les dirigeants communistes interdisent de critiquer. Et l’on assiste à cette honte que lorsqu’un réformiste comme Lebas marmonne quelques protestations contre le parti radical, c’est Duclos qui vole au secours de ce dernier et morigène son « frère » Lebas dont les critiques sont pour le moins inopportunes et risquent d’indisposer les amis radicaux.

Le Front Populaire est devenu un but en soi. Le tout c’est de l’élargir jusqu’à Bonnevay ; que dis-je Bonnevay ! jusqu’à Flandin et plus loin encore vers ces braves et bons conservateurs des institutions républicaines et de la Constitution de 1875. Tout ce qui risquerait de séparer les dirigeants communistes de leurs amis Herriot, Bonnevay et Cie tout ce qui risquerait d’affaiblir la « majorité gauche » de la Chambre enfin révélée (sic !), même si c’est l’intérêt majeur de la classe ouvrière, devient blâmable et néfaste. L’essentiel est, nous dit Duclos dans « L’Humanité » du 9 décembre, d’avoir réussi à dégager une puissante majorité à la Chambre des Députés.

En freinant la lutte de classe contre le militarisme, contre les deux ans, contre les décrets-lois, en calomniant les révoltés de Brest et de Toulon, en réalisant l’unité syndicale sur la base du réformisme, en désorientant la classe ouvrière, en glorifiant et renforçant les nobles institutions républicaines, l’armée républicaine, la garde mobile républicaine, la Constitution de 1875, en jetant le prolétariat dans les bras de la bourgeoisie libérale, en travaillant à étouffer ainsi sa conscience de classe, la politique des dirigeants du Front Populaire a rendu plus difficile encore pour l’avenir la lutte révolutionnaire dont les sous-produits sont les libertés démocratiques et les réformes sociales.

La politique que les dirigeants communistes du Front Populaire prétendaient être réaliste, s’est révélée ce qu’elle était, réaliste sans réalité, possibiliste sans possibilité, réformiste sans réforme, républicaine sans libertés démocratiques, aboutissant en revanche au conservatisme réactionnaire.

LE VERITABLE PROBLEME

Les questions qui dominent réellement la vie politique et sociale du pays, qui doivent préoccuper, en premier lieu, les ouvriers, ce n’est pas le danger imaginaire d’un coup d’Etat fasciste, c’est la politique du bloc radicalo-réactionnaire. Les questions du chômage qui s’aggrave, de la vie chère, de la misère croissante des travailleurs, la ruine des petits commerçants, la crise agraire, la superfiscalité liée à la nouvelle course aux armements, voici quelques-uns des problèmes les plus angoissants de l’heure.

Les partis de la bourgeoisie de Daladier à Tardieu ont une réponse à tout cela : sauver le régime d’exploitation capitaliste, assurer les « profits raisonnables » aux capitalistes, rejeter les « sacrifices » de la crise sur les travailleurs. Dans ces questions essentielles, les gouvernements Doumergue, Flandin, Laval ne font que continuer la politique des gouvernements de gauche de Herriot, Paul-Boncour, Daladier. Les décrets-lois de Doumergue-Herriot et de Laval-Herriot, c’est l’œuvre commune de toute la bourgeoisie, de toutes ses fractions. Les mesures de réaction sociale et politique qu’elles contiennent, n’ont d’autre but que d’empêcher les ouvriers de lutter contre la politique antiouvrière des agents de « deux cents familles au pouvoir ». Les querelles sordides autour de la question du franc, déflation ou dévaluation, ne touchent en rien le fond de cette politique, les ouvriers perdant aussi bien avec le franc à quatre sous qu’avec le franc éventuel à trois ou deux sous.

Les dirigeants communistes et socialistes « indissolublement liés » aux radicaux, à la bourgeoisie de gauche, ne peuvent pas organiser une résistance sérieuse à cette politique. Il s’agit ici d’une question de classe. Si l’on se pose comme but la « Réconciliation Française », la sauvegarde de l’unité du Front Populaire, l’unité avec la bourgeoisie, l’intégrité du franc, le parlementarisme bourgeois, l’ordre public, la constitution de 1875, on est amené inévitablement à sacrifier les intérêts du prolétariat, à devenir des artisans de « la solution capitaliste de la crise ».

Les intérêts du prolétariat exigent une politique opposée. Il y a un an
nous avons posé dans « Que Faire ? » la nécessité de la lutte pour un programme d’action révolutionnaire, idée défendue également par d’autres groupements. La réalité capitaliste, la crise sans exemple, la misère qui dépasse toutes les limites, tout cela met le socialisme à l’ordre du jour. Seul le passage aux formes socialistes de production et de répartition des richesses peut résorber le chômage, résoudre la crise agraire, empêcher le retour de nouvelles calamités économiques, de nouvelles guerres. Mais le socialisme ne peut être réalisé si l’Etat bourgeois est maintenu. Seul le prolétariat au pouvoir peut mettre à exécution le programme socialiste. Ce n’est pas la question de l’avenir lointain, il s’agit de concentrer tous les efforts des ouvriers révolutionnaires pour entraîner les couches laborieuses les plus larges dans cette voie. La société capitaliste est plus que mûre pour cette opération indispensable qui seule peut sauver l’humanité des hécatombes de la guerre, des hécatombes non moins effroyables du chômage et de la crise. Il faut opposer aux décrets-lois la lutte ouvrière pour un programme d’action révolutionnaire. La propagande pour le socialisme, pour un programme concret de mesures transitoires vers le socialisme dont l’essentiel est le contrôle ouvrier sur la production et la nationalisation des banques, la préparation des forces ouvrières en vue de la lutte révolutionnaire pour le pouvoir, voici la tâche la plus pratique, la plus réaliste pour des prolétaires révolutionnaires en face de la situation actuelle.

Si le parti communiste était communiste autrement que par son seul titre, mais en fait, c’est cette question qui devrait figurer à la tête de l’ordre du jour de son 8e Congrès convoqué à Villeurbanne le 22 janvier. Les dirigeants petits-bourgeois du Parti ont d’autres préoccupations. Que vaut la lutte pour le socialisme, la lutte pour les intérêts de la classe des ouvriers en face de l’unité du parti radical, de la délégation des gauches, de la réconciliation française ? Nous appelons tous les communistes fidèles à la doctrine communiste, et ils sont nombreux dans le Parti, à s’opposer, à l’occasion du Congrès, à la politique criminelle de la direction qui transforme les ouvriers en queue de la bourgeoisie, d’y opposer la lutte pour la solution révolutionnaire de la crise, pour le socialisme.


(1) Rappelons que dès son premier numéro de novembre-décembre 1934, notre revue « Que Faire? » avait de la façon la plus nette, marqué cette faiblesse des ligues et mis en garde contre les illusions qui présentaient le danger fasciste comme une menace imminente. (Voir notamment l’article du camarade Garnier : « Y a-t-il un mouvement fasciste en France ? ».)

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