Article de Pierre Boussel alias Pierre Lambert paru dans La Vérité, n° 339, du 8 juillet au 9 septembre 1954, p. 1-2
CONTRASTANT avec le développement tumultueux de la lutte nationale au Maroc et en Tunisie, le calme règne en Algérie. L’impérialisme français est cependant inquiet. L’annonce d’accrochages entre les forces de répression et les groupes armés dans le Sud, aux confins de la Tunisie, les discours menaçants de Léonard indiquent que de profonds remous agitent les masses populaires.
L’ « ordre » qui règne en Algérie s’est établi sur la plus féroce des répressions. Le martyre du peuple algérien jalonné par les 45.000 morts de Sétif et de Guelma en 1945 n’a jamais cessé.
Le peuple algérien, rassemblé dans sa quasi-totalité autour du MTLD dirigé par Messali Hadj, a dressé dans l’action ses revendications nationales dans une période où, tant en Tunisie qu’au Maroc la situation était infiniment plus calme. Quand on observe le déroulement de la lutte nationale sur une longue période, il apparaît que le MTLD a engagé des combats d’avant-garde, qui ont de fait ouvert la voie aux actions en Tunisie et au Maroc.
Ces combats, les Algériens les ont soutenus dans une situation où tant en France qu’à l’échelle internationale, la conjoncture était plus défavorable qu’aujourd’hui. En France les deux grands partis ouvriers, le PCF et le PS, collaboraient honteusement à la répression avec leurs ministres (PCF, Thorez, PS, Gouin et les gouverneurs généraux « socialistes s à la Naegelen).
Nul doute, que ces nécessaires combats d’avant-garde, frayant la voie à des mouvement plus amples, et la féroce répression qui s’en est suivie ont forgé une situation momentanément difficile pour le Mouvement National Algérien.
Nul doute, également, que l’expérience accumulée dans les deux autres pays du Maghreb enrichira la lutte du peuple algérien La phase de stagnation actuelle ne peut être que transitoire. La tempête se lèvera.
LA CRISE DU M.T.L.D.
Dans le Bulletin du Comité France-Maghreb, le journaliste Martinet a le premier fait état de la crise que traverse le MTLD. L’explication qu’il en donne nous semble superficielle et incomplète. Ce qui évidemment n’est pas un hasard, quand on connaît les sympathies prostaliniennes du rédacteur en chef de « France-Observateur ».
Dans la situation momentanément difficile que traverse le peuple algérien un certain courant s’est développé surtout dans les milieux dirigeants du MTLD.
Depuis une assez longue période, les révolutionnaires suivaient avec une certaine anxiété la tactique développée par une partie de la direction du Mouvement National, en contradiction avec les enseignements de Messali. C’est ainsi que lorsque, au défilé du 14 juillet 1953, 6 MTLD tombèrent sous les balles de la police française à Paris, l’émotion était à son comble, tant en France qu’en Algérie. Le MTLD avait la possibilité de mobiliser de larges secteurs de l’opinion publique. Mais les dirigeants de la Fédération de France laissèrent les staliniens contrôler les obsèques des victimes. Les Algériens frappés derrière le drapeau du MTLD seront politiquement utilisés par le PCF.
En Algérie, les élus du MTLD n’élèveront aucune protestation au Conseil Municipal d’Alger « pour ne pas gêner la politique de réformes » décidée par le maire colonialiste J. Chevallier.
Les dirigeants de la Fédération de France s’avèrent incapables de dresser devant le peuple français la politique, les mots d’ordre du MTLD.
LE VOTE DU BUDGET DE LA VILLE D’ALGER
Kiouane, dirigeant du MTLD déclarera que les élus de son organisation en votant le budget colonialiste de la ville estiment « qu’une nouvelle ère de compréhension et de rapprochement a vu le jour à la Mairie d’Alger ».
On comprend que Messali ait pu écrire après ce vote :
« Cela paraît incroyable et impensable tellement c’est ahurissant et contraire aux principes du parti ».
LA TACTIQUE A L’INTERIEUR DE LA C.G.T.
Ce problème mériterait une très longue analyse. Car il nous a semblé toujours extraordinaire, de voir la masse de 400.000 Algériens émigrés en France en grosse majorité influencés par le MTLD, être incapables de peser avec sa propre plateforme et ses objectifs dans la lutte de classes en France. Dans la CGT, par exemple, on a pu voir lors des élections syndicales aux usines Renault en 1953, les staliniens éliminer le candidat MTLD au profit d’un soi-disant candidat UDMA prostalinien avéré !
UNE TENDANCE D’ADAPTATION AUX FORCES HOSTILES
Comme toujours en pareil cas, la justification doctrinale n’est venue qu’après une pratique d’adaptation à l’impérialisme et au stalinisme. C’est-à-dire à des forces hostiles au mouvement national, ainsi qu’on l’a vu à diverses reprises et particulièrement lors des massacres du Constantinois accomplis de concert par de Gaulle-Thorez, ce dernier osant qualifier à l’époque Messali « d’hitlérien ».
Toute situation difficile dans la lutte révolutionnaire, engendre de fallacieux espoirs en une « tactique » mirifique, plus « souple », plus « habile ». Toujours et partout l’opportunisme et le réformisme ont été nourris par ces fausses espérances.
Le 10 décembre 1953 le CC du MTLD propose un projet de programme d’action pour la réunion d’un Congrès National Algérien. Ce projet de programme comporte une partie de principes sur l’indépendance et une autre qualifiée de programme immédiat.
La séparation entre ces deux parties est très révélatrice. L’indépendance étant renvoyée à une date ultérieure, le « réalisme » s’exprimant par des mots d’ordre soi-disant acceptables pour tous. En réalité ces revendications « immédiates » révèlent une adaptation à l’état de choses existant en Algérie, c’est-à-dire au colonialisme. Ainsi dans le projet sur la défense du paysannat le mot d’ordre élémentaire, de la satisfaction duquel dépend une amélioration réelle du sort du fellah : « La terre à ceux qui la travaillent » est absent.
Le projet ne renferme par ailleurs que des revendications vagues et générales.
Plus frappant encore est le silence sur les moyens d’action. Ce n’est pas un hasard.
Les nécessités de l’action amènent à se poser les problèmes politiques sous un angle concret. En Algérie, il n’y a de satisfaction même partielle aux aspirations des masses qu’en posant au premier plan la lutte politique pour l’indépendance nationale. Il n’y aura pas de « scolarisation totale de l’enfance algérienne » comme le demandent les auteurs du projet, avant que l’Assemblée Algérienne puisse souverainement décider de l’affectation des crédits. Il n’y aura pas d’Assemblée souveraine sans la suppression immédiate du double collège. Et c’est bien là, la chose la plus troublante que de constater que même la revendication de la suppression du double collège n’est pas maintenue ; que le mot d’ordre de l’Assemblée souveraine est renvoyée aux « principes fondamentaux » – c’est-à-dire n’est plus posé comme le premier point d’un programme d’action immédiat.
En réalité, tout le projet est entaché de déviations réformistes en rupture complète avec la tradition du MTLD, pour qui à juste titre le problème de l’indépendance se plaçait au centre de l’action ordonnant tous les mots d’ordres partiels. L’expérience pratique des luttes engagées en Tunisie et au Maroc est là pour démontrer qu’il n’y a pas de mot d’ordre plus réaliste que celui de l’indépendance nationale pour les peuples opprimés.
Nous avons estimé devoir présenter à l’avant-garde ouvrière de ce pays cette étude objective. Ce faisant il pourrait apparaître que nous nous immisçons dans les affaires internes du Mouvement National. Nous ne le croyons pas. Notre analyse a été dictée par la nécessité de répondre à d’innombrables questions à nous posées. Nous y avons répondu, nous l’espérons en nous plaçant uniquement sur le terrain de l’information politique nécessaire à l’éducation révolutionnaire de l’avant-garde ouvrière. Les travailleurs français ne peuvent rester indifférents devant les événements qui se développent en Afrique du Nord. Pour la défense de la cause de l’indépendance nationale du Maghreb, intimement liée à la lutte contre l’impérialisme français pour la révolution socialiste en France même, le devenir du MTLD, son renforcement, ne peuvent en aucun cas les laisser indifférents.
Il est certain que le redressement s’effectuera s’il n’est déjà effectué et que très bientôt l’action des masses démontrera que l’Algérie est pour l’impérialisme français un problème insoluble au même titre que la Tunisie et le Maroc.
P. LAMBERT.