Article de Kurt Landau paru dans La Vérité, n° 37, 23 mai 1930, p. 3
Berlin, mai 1930,
Depuis quelques semaines, le nouveau gouvernement du bloc bourgeois, le gouvernement Brüning-Schiele-Treviranus est entré en fonctions. Il s’est placé, dès sa formation, sous le signe d’une menace de dictature. Il cherchait une majorité parlementaire, mais il déclara en même temps que même si cette majorité ne lui était pas assurée, il ne se retirerait pas, mais gouvernerait contre le Parlement.
Durant les vingt et un mois pendant lesquels la social-démocratie a eu le pouvoir gouvernemental entre ses mains, elle a préparé le terrain pour une réaction renforcée ; le bloc bourgeois prend possession de l’héritage que lui a légué la coalition pour mener à bonne fin, d’une façon plus accélérée, plus forte et plus brutale ce que la social-démocratie n’a pu qu’inaugurer : le bâillonnement de la classe ouvrière.
Il était évident pour tout marxiste révolutionnaire que le régime de coalition social-démocrate ne pouvait jouer, dans cette voie qu’un rôle de préparation. Rien n’est plus faux que la conception que défendent maintenant les théoriciens du Parti, après avoir essayé de se défaire de la plus grande absurdité, la théorie du social-fascisme. Dans l’article-leader de l’Internationale (N° 7), il est dit entre autres, qu’au cours des dernières années, tout gouvernement a marqué « un pas de plus dans la voie du développement fasciste de l’Allemagne » et que par suite, « le gouvernement Hermann Müller était évidemment un gouvernement bourgeois ». Cette conception mécanique : « chaque gouvernement est plus réactionnaire que le précédent », n’a rien à voir avec le marxisme et méconnaît complètement le développement de la lutte de classes, plein de contradiction ; ce schéma correspond parfaitement au schéma de « l’essor révolutionnaire ininterrompu et graduel ».
Pourquoi la bourgeoisie, qui appela le parti socialiste au gouvernement après les élections de 1928, a-t-elle, en 1930, congédié assez brutalement ses domestiques ?
Le parti communiste n’a pas su capter le mouvement vers la gauche
Le bloc gouvernemental bourgeois a subi en 1928, aux élections du Reichstag, une défaite sensible. Les résultats électoraux indiquaient un plus grand développement de la masse vers la gauche. Le brigandage de la politique douanière et de la politique sociale réactionnaire, les mesures de rationalisation brutale des capitalistes, avaient mis les masses en mouvement. Un million et demi environ de petits-bourgeois, d’ouvriers, de paysans moyens et pauvres se détournèrent de l’aile droite pour aller à l’aile gauche de la bourgeoisie, vers la social-démocratie, qui passa de 7.881.000 à 9.151.000 voix. Un demi-million d’ouvriers quittèrent le réformisme et le camp ouvertement bourgeois pour aller au Parti communiste, dont les voix passèrent de 2.700.000 à 3.260.000. Les années 1927 et 1928 connurent une activité croissante des masses. Arrêter le développement vers la gauche, porter la confusion dans les masses, décomposer leur élan – voilà à quoi devait servir la coalition. Aujourd’hui, après presque deux ans, il faut constater que la bourgeoisie a largement atteint son but. Malgré une politique aussi réactionnaire que possible dans tous les domaines, la social-démocratie a réussi à mettre un frein à la combativité des masses.
Elle a réussi, à l’aide du plan Young, à entretenir les illusions au sein du prolétariat. Et comme le Parti communiste n’a pas su mener pas à pas les masses à la lutte, ni organiser par une application révolutionnaire de la tactique du front unique, un véritable mouvement de masses contre le plan Young, contre l’offensive capitaliste, le courant de gauche existant en 1928, ne s’est pas développé, un véritable passage massif de la social-démocratie au Parti communiste ne s’est pas produit. Déçus et trompés par la social-démocratie, repoussés par la politique de bluff, les phrases creuses et le pathétique déclamatoire qui règnent en maître depuis le congrès de Wedding, des masses énormes d’ouvriers conscients se sont fatiguées, sont devenues passives et indifférentes ; des dizaines de milliers d’ouvriers ont ainsi glissé vers le fascisme. La colère, le mécontentement et même la haine révolutionnaire contre le parti socialiste ont grandi dans la masse ; mais en même temps la confiante dans la direction du Parti communiste, dans ses mots d’ordre, la foi dans la justesse de sa politique dans les luttes immédiates sont tombés aussi.
Ce changement au sein des masses, ces phénomènes menaçants, la bourgeoisie ne les connaît que trop bien. Aujourd’hui elle craint incomparablement moins qu’en 1928 le développement d’un mouvement de masse révolutionnaire contre sa domination.
La bourgeoisie congédie la social-démocratie
C’est pourquoi le rôle de préparation du Parti socialiste est arrivé à son terme ; la bourgeoisie est à même d’arriver maintenant à ses fins sans l’aide du Parti socialiste. Le congé donné à ce parti, la fin de la coalition n’était, après l’attaque brutale de Schacht contre Hilferding (décembre 1929) qu’une question de semaines. Nous écrivions alors dans la Vérité (N° 17, du 3-1-1930) :
« Pour introduire le plan Young, la bourgeoisie n’avait pas d’aide meilleure et mieux appropriée que la social-démocratie. Il fallait faire semblant de consentir aux masses l’introduction de réformes démocratiques pour les déterminer à accepter sans résistance des charges énormes. L’application du plan Young fera réfléchir les masses ouvrières. Au lieu des réformes attendues, ce sera la liquidation de celles qui existaient.
Pour cette politique, la bourgeoisie a besoin d’un régime plus fort que ne l’est la coalition. Et ainsi les contours du nouveau bloc bourgeois deviennent de plus en plus nets : même les partis qui sont encore dans le gouvernement de coalition, tel que le centre catholique et les populistes, préparent déjà le bloc dit « bloc conservateur », allant des démocrates jusqu’aux nationalistes qui sont restés après la scission (groupe Treviranus). »
Il est étrange de voir le Parti poursuivre des discussions violentes sur la question de savoir si le Parti socialiste a quitté le gouvernement « volontairement » ou « involontairement » ; l’observation la plus superficielle des faits prouve que la social-démocratie a reçu de la bourgeoisie le coup de pied de l’âne lorsqu’elle fut obligée de laisser tomber Hilferding. Elle se hâta encore de mettre à l’abri le plan Young et la loi sur la protection de la république (Republikschutzgesetz) et démissionna sur la question des assurances sociales, question qui lui laisse la possibilité d’une agitation parmi les ouvriers.
Le nouveau bloc bourgeois (Brüning-Schiele-Treviranus) est, par son essence même, un régime de transition. Du pied gauche il s’appuie sur le terrain parlementaire, du pied droit il s’appuie sur celui de la dictature ouverte. Si, contre toute prévision, la résistance des masses contre le régime du bloc bourgeois devenait par trop forte, le chemin d’une nouvelle coalition ne serait pas barré. La transition vers un régime tel que celui qui existe en Thüringe, allant jusqu’aux socialistes-nationaux, étant parlementaire en son apparence extérieure, et fasciste en son essence, est tout à fait dans le domaine des possibilités. Ce qui n’est pas vraisemblable, c’est que la bourgeoisie laisse actuellement tomber tous les voiles démocratico-parlementaires et instaure un régime ouvertement fasciste. Les possibilités légales et semi-légales sont loin d’être épuisées, la lutte de classes n’a pas encore, de loin, pris en Allemagne ce caractère qui inciterait la bourgeoisie à renoncer aux avantages du parlementarisme. Le caractère transitoire du régime actuel reflète la crise profonde dans laquelle se trouve la démocratie bourgeoise en Allemagne. La crise de tous les partis bourgeois n’est qu’une expression différente du même phénomène ; mais la crise de la démocratie bourgeoise elle-même n’est que le symptôme extérieur de la crise profonde dans laquelle se débat l’ordre social bourgeois. La solution de cette crise dépendra du développement ultérieur de la lutte de classes en Allemagne. – K. L.