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Jane Albert-Hesse : Quand Koestler se raconte. Un destin sur « La Corde raide »

Article de Jane Albert-Hesse paru dans Franc-Tireur, 16 juillet 1953, p. 4

MANES SPERBER, présentant l’autobiographie d’Arthur Koestler fait remarquer que Koestler « veut comprendre sa vie comme si elle n’était pas la sienne ». On ne saurait, en effet, de manière plus pertinente, et plus brève, mettre à jour le caractère essentiel de ce premier volume, La Corde raide (1) qui, dans le temps, se déplace de 1905 à 1931 – de la naissance à son adhésion au parti communiste.

Pérégrinant à travers sa propre vie, et se prenant lui-même comme un personnage, Koestler y met une manière de férocité flegmatique qui fait de l’adolescent ou de l’homme un Candide sans Pangloss, et sans jardin, ni repos. Freud et le marxisme ont passé par là : aussi n’y a-t-il rien dans le livre qui fasse figure d’ironie voltairienne.

Cependant à y regarder d’un peu près, il est des passages où le traitement de l’absurde dans le fait social, et par conséquent le comportement émotif de l’individu, rappelle l’épisode où les Biscayens sont fessés en cadence, pour la plus grande gloire de Dieu, avant que d’être pendus. Il y a quelque deux siècles, le révolté pouvait toujours tirer à lui le mol oreiller du doute, qui était encore de bon usage, et trouver dans les étroites limites de sa propre vie – ou de sa propre terre – réparation de sa candeur. Il en va tout autrement aujourd’hui, et ce n’est pas par hasard que le livre de Koestler s’achève sur ces lignes :

« Quand on est destiné à demeurer vagabond et un fugitif sur la terre, mieux vaut le savoir et l’accepter ».

VAGABOND et fugitif par choix, certes, mais par choix moral, et non esthétique. Ici, le personnage en cause – Koestler lui-même – est le personnage à la merci de son temps. Non passif et ballotté, mais combattant.

L’originalité de l’entreprise tient à ce que l’auteur au fur et à mesure qu’il dresse un tableau de l’époque, et qu’il se représente dans l’époque, abat son jeu. Il ne déguise ni ne truque. Pas plus ses intentions que le matériel dont il dispose. Qui voudrait trouver ici des exercices de prestidigitation poétique serait déçu.

Dès les premières pages, Koestler définit le mobile de toute autobiographie. Il est double, selon lui : « l’instinct du chronique » d’une part ; « le motif de l’Ecce Homo » d’autre part. Il va sans dire que ces deux aspects, que l’analyse met brutalement en lumière, ne cessent de se réfléchir, et de la plus subtile manière. En dépit du bon nombre de passages confidentiels – qui ont trait au caractère propre de l’homme, timide et agressif, hanté par un sentiment tenace de culpabilité, et farouchement résolu à se tirer lui-même de l’angoisse et de la détresse qui l’habitent – « l’instinct du chronique » l’emporte. Encore faudrait-il préciser.

Né Hongrois, Koestler est encore un enfant au moment de la chute de l’empire, de la commune de Bela Kun et de l’avènement du régime Horthy ; sauf en ce qui concerne le défilé du 1er mai, à Budapest, et une conférence dans un cercle ouvrier, l’époque ne paraît pas laisser sur lui des traces particulièrement profondes, encore qu’il note devoir son premier éveil politique à la Marche Funèbre, de Chopin, lors des cérémonies officielles de la Commune.

L’ESSENTIEL de sa formation vient de l’intérieur et non de l’extérieur. Esprit scientifique précocement développé, avide d’explication rationnelle, il passe ses premières années d’adolescence dans une quête passionnée de certitudes qui font de lui bien plus un enfant du XIXe siècle que du XXe. Etudiant à Vienne à l’Ecole Polytechnique, il entre dans une association sioniste. Né Juif, mais dans un milieu totalement laïque et assimilé, le judaïsme ne signifie pour lui ni une tradition, ni une culture, ni une religion, encore moins un sentiment d’appartenance ethnique.

Le sionisme est, chez le jeune Koestler, la première manifestation d’une revendication totale de l’individu à la liberté et à la dignité, dans cette Europe centrale infectée d’antisémitisme. Les étudiants juifs de Vienne mettaient un point d’honneur à boire et à se battre en duel plus frénétiquement que les « aryens » qui voyaient dans ces activités le privilège d’une race supérieure. Au dernier semestre de ses études, Koestler brûle son livret universitaire et part pour la Palestine dans une colonie de pionniers. Mais la mystique de la Terre Promise se révélera un peu étroite à son gré : ne défriche pas qui veut. La bêche symbolique qui hantait les rêves d’enfant du jeune bourgeois de Budapest est un outil difficile.

Koestler mènera en Palestine une vie précaire, tour à tour architecte et marchand de limonades. Et c’est par ce bizarre détour qu’il devient journaliste, bientôt correspondant de Ullstein à Jérusalem puis à Paris. De son long séjour au Moyen-Orient, il gardera des expériences nourricières. A Paris – il a alors vingt-cinq ans -, il acquiert un métier remarquable, dans les divers services de Ullstein. Années de succès qui resteront cependant des années en friche.

La grande affaire commence lors de son retour à Berlin en septembre 1930, lors de l’écroulement de la République de Weimar. Ici se place un chapitre intitulé « La recherche de Marx », où Koestler explique, avec plus de nuances qu’il ne l’avait fait dans le Dieu des Ténèbres la « psychologie de la conversion ».

Dans la décrépitude du vieux libéralisme, et dans ses trahisons, et devant la montée de la nouvelle barbarie, le jeune Koestler effectue le trajet qu’il qualifie lui-même de « presque conventionnel à l’époque ». La voie de la révolte en l’occurrence est celle-là même de la foi. « L’indignation chronique » qui avait caractérisé le jeune Koestler ne saurait lui en ouvrir d’autres : il note lui-même que si son évolution vers le communisme fut graduelle, l’adhésion fut soudaine.

SI Arthur Koestler s’est refusé à ouvrir les sachets de lavande et les armoires de sa grand-mère, comme il dit, dans un refus catégorique de complaisance et d’attendrissement sur soi, il apporte à la relation de cette sourde évolution, jusqu’à l’éclatement final, beaucoup de délicatesse, et lance quelques coups de sonde, d’ailleurs révélateurs chez un écrivain peu suspect de sympathie pour les confessions nébuleuses :

« Quand les calamités majeures et mineures se précipitent dans un court espace de temps, elles semblent exprimer un avertissement symbolique, comme si quelque puissance muette vous tirait par la manche. A vous alors de déchiffrer le sens de ce message décousu … Ce n’est pas là une superstition tout à fait naïve, si l’on veut bien admettre que de telles séries sont souvent produites par des manœuvres du subconscient et que l’avertissement a pu être envoyé par ce quelqu’un en moi qui est plus moi-même que moi. »

(Cette dernière expression est, on le sait, empruntée à Rousseau.)

Tel est donc ce premier volume : le duel de la raison et de la foi s’achève sur le triomphe de la foi. Et la foi elle-même y apparaît comme le dernier recours à la pureté dans un monde pourri et dégradé. Certes Koestler ne justifie point les faiblesses qu’encore cependant elle recouvre : confort intellectuel trouvé dans un « système clos » (en l’occurrence le marxisme), séduction religieuse où rien ne manque, ni les rites, ni les martyrs, ni le goût de la persécution. Mais l’homme et le chroniqueur s’accordent, aux termes de longs détours (où l’on rencontre tour à tour la « mélancolie de Jérusalem », l’émir Fayçal et le « mythe de l’unité arabe » et le voyage du Zeppelin au Pôle Nord) : ce livre est l’histoire d’une misère spirituelle. Beaucoup d’hommes de ce temps l’eurent en partage.

Jane ALBERT-HESSE.


(1) Arthur Koestler : La Corde Raide, Calmann-Lévy, éditeur.

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