Discours de Maxime Rodinson paru dans France Observateur, 15e année, n° 724, 19 mars 1964, p. 10 ; suivi de « Nos lecteurs écrivent », France Observateur, n° 725, 26 mars 1964 ; « Nos lecteurs écrivent » et « Les étudiants juifs répondent », France Observateur, n° 726, 2 avril 1964 ; Maxime Rodinson, « Nationalisme arabe et nationalisme juif », France Observateur, n° 727, 9 avril 1964, p. 20 ; « Nos lecteurs écrivent », France Observateur, n° 728, 16 avril 1964 ; « Nos lecteurs écrivent », France Observateur, n° 729, 23 avril 1964 ; « Nos lecteurs écrivent », France Observateur, n° 730, 30 avril 1964 ; « Nos lecteurs écrivent », France Observateur, n° 731, 7 mai 1964 ; « Nos lecteurs écrivent », France Observateur, n° 734, 28 mai 1964
L’Union des Etudiants Juifs de France avait organisé, le 4 mars dernier, un débat sur la perspective d’un règlement du conflit israélo-arabe. Plusieurs étudiants nord-africains étaient dans la salle, mais ils refusèrent de monter sur une tribune où se trouvaient des partisans du sionisme. Maxime Rodinson fut alors conduit à exposer leur point de vue. « Curieuse situation, dit-il, d’être appelé, moi juif, à faire l’arabe. »
Il le fit cependant avec un tel talent que les auditeurs, ravis ou violemment irrités, durent reconnaître qu’ils avaient rarement entendu exposé aussi incisif et aussi clair.
Eh bien ! J’essaierai de jouer honnêtement mon rôle. Les Arabes sont un peuple à qui on a fait tort. Il faut partir de là. On a trahi les promesses d’indépendance et d’unité qu’on leur faisait pour obtenir leur concours. A la place, on a divisé leurs pays et on en a donné une partie à des étrangers.
Ils ne nient pas qu’on ait fait tort aussi aux juifs, mais ils déclarent :
1° Ce n’est pas à nous de le réparer, du moins pas plus que les autres peuples ;
2° Même si c’était à nous ou qu’une part plus grande dans la réparation nous incombe, il eût fallu au moins nous le demander à nous et non nous l’imposer. Or, la déclaration Balfour, qui dispose d’une partie du territoire des Arabes, est anglaise, non arabe.
Le chef incontesté des Arabes de l’époque, Fayçal, pourtant a signé en 1919 un accord avec Weizmann, chef des sionistes. Dans le cadre d’un grand Etat arabe uni, fort et indépendant, il prévoyait des relations amicales avec une Palestine essentiellement juive dont les techniciens coopèreraient avec les Arabes. Fayçal ajoutait en marge que cet accord serait nul si l’Etat arabe en question se voyait imposer des limitations à son indépendance et à son unité. Ce qui arriva en fait. Ce n’est pas la faute des Arabes si l’accord ne se traduisit pas dans la réalité, c’est la faute des Alliés.
La balance est faussée
L’Arabe, ces données fondamentales bien marquées, ne peut que constater certains faits.
1° Les exigences et les gains des sionistes n’ont fait que s’accroître avec le temps. On est passé du Foyer National Juif à l’Etat juif. L’appel à l’émigration continuelle, l’insistance sur la qualité désertique du territoire, les empiétements sur les zones démilitarisées, les revendications des « révisionnistes », les raids de représailles, surtout l’exemple de Suez, tout cela peut faire craindre légitimement une nouvelle poussée expansionniste, de nouvelles exigences.
2° Si conflit il y a, les sionistes sont favorisés, la balance est faussée, ils jouissent d’un réseau de complicités extrêmement étendu. Israéliens et Arabes plaident leur cause devant un tribunal, les grandes puissances, qui devrait en principe n’être pas partie dans le conflit. Mais, en fait, sur chacune de ces grandes puissances, un lobby juif, qui se sent une solidarité plus ou moins grande envers Israël, exerce une pression. C’est particulièrement vrai des Etats-Unis. A ses ambassadeurs lui représentant le caractère néfaste de ses décisions pro-sionistes pour la diplomatie américaine en pays arabe, Truman répondait candidement, en octobre 1946 :
« Je suis désolé, messieurs, mais j’ai à répondre à des centaines de milliers de gens qui désirent ardemment le succès du sionisme. Je n’ai pas des centaines de milliers d’Arabes parmi mes électeurs. »
3° Les principes universels dont prétendent s’inspirer les Européens ne fonctionnent jamais à son usage, on découvre toujours qu’ils ne sont pas applicables à son cas. C’est normal chez les hommes de droite. Mais les hommes de gauche se déterminent souvent de la même façon. Les hommes de gauche sont, en principe, contre la colonisation, les guerres préventives et d’agression, le racisme ; ils sont très chatouilleux sur les droits des minorités, sur les empiétements de la religion dans l’ordre social laïque. Mais ils ont des trésors d’indulgence pour la domination d’émigrés sur un territoire étranger, ce qui est bien une espèce de colonialisme. Ils découvrent toutes sortes d’excuses à l’expédition de Suez, ignorent le problème de la minorité arabe d’Israël, ne dénoncent jamais le caractère incontestablement raciste de la législation israélienne, se taisent avec malaise sur le grotesque chantage (en général couronné de succès) des milieux religieux juifs sur Israël.
Ceci constaté, l’Arabe conteste. Il conteste les accusations courantes qui servent de Justifications aux positions prises contre lui. Il remarque que ce sont les justifications habituelles de tout colonialisme. Mais l’homme de gauche les rejette avec sarcasme quand il ne s’agit pas d’Israël.
Dépossession nationale
Voyons rapidement. Les Arabes n’ont pas su cultiver la terre, l’ont laissée à l’abandon. Cela traîne dans tous les pamphlets sionistes. C’est faux. La Palestine arabe a eu longtemps une agriculture prospère compte tenu des conditions techniques du monde médiéval. Le déclin (relatif) de cette agriculture est dû à des conditions sociales, politiques et économiques qui n’ont rien à voir avec la conquête arabe. Le niveau de vie des Arabes (et même leur niveau de conscience sociale) s’est accru depuis l’installation d’Israël. Comme dans toutes les colonies ! Les sionistes ont acheté la terre régulièrement aux Arabes, surtout aux grands propriétaires absentéistes, qui l’ont vendue (très cher) en pleine connaissance de cause. C’est sans doute vrai (jusqu’en 1948). Mais ni la régularité de l’achat, ni le bon prix payé, ni même l’amélioration éventuellement apportée ne justifient une dépossession nationale. Et, depuis 1948, il y a eu véritablement des mesures de confiscation.
L’Etat d’Israël, ajoute-t-on, est un Etat socialiste et progressif, pionnier du progrès dans le Moyen-Orient. On pourrait discuter de la structure de cet Etat. Mais, même si c’était totalement vrai, ce n’est en rien une consolation d’être dépouillé de l’autonomie nationale par un Etat socialiste et progressif. Qu’en disent les champions des Hongrois ? Et Engels n’écrivait-il pas :
« Le prolétariat victorieux ne peut imposer un bonheur quelconque à un peuple étranger sans compromettre ainsi sa propre victoire. »
C’est encore un argument colonialiste classique. Les colonies sont souvent des pôles de progrès technique. L’anticolonialisme répond de façon non moins classique : cela ne justifie pas la perte de l’indépendance. On dit aussi que le nationalisme arabe est artificiel, que le petit Israël progressiste doit lutter contre une conjuration des féodaux arabes et des impérialistes. Encore un argument classique. Que les paysans algériens étaient tranquilles, ne demandant qu’à vivre en paix quand des intellectuels des villes, des bourgeois sinon des féodaux, vinrent les agiter ! Le mouvement de revendication, en réalité, relayé par les intellectuels, a touché peu à peu des couches de plus en plus profondes de la population parce qu’il répondait à une aspiration générale et bien ancrée. Tout le prouve. La facilité de la mobilisation des masses par des organisations squelettiques, les difficultés qu’ont les dirigeants à négocier et à élaborer des compromis. Quant aux impérialistes, ils ont plus souvent soutenu Israël que l’inverse.
Antisionisme signifie-t-il antisémitisme ?
Enfin, le nationalisme arabe serait antisémite et, par là, successeur de Hitler. C’est l’argument des chauvins juifs pour qui le problème juif est central : tout ce qui est contre des juifs est antisémite. Le simple bon sens repousse cette idée absurde. Tous les juifs ne sont pas tabous. Tout le monde a le droit de dire que Jack Ruby est une canaille sans être taxé d’antisémitisme. Les Arabes ne s’élèvent pas contre les juifs en tant que juifs. Ils s’élèvent contre les sionistes sur un terrain politique limité, celui de la question de Palestine, dans un pays où nul problème d’antisémitisme ne se posait avant le mouvement sioniste. Mais l’antisionisme se dégrade parfois en antisémitisme ? Il y a là un exemple de ce « racisme de guerre » temporaire qu’il est difficile d’éviter dans les conflits, surtout au niveau des masses mobilisées. De 1914 à 1918, tout ce qui, de près ou de loin, touchait au germanisme au sens le plus large, était vomi en France. Les dirigeants arabes les plus raisonnables, Nasser en premier lieu, qui rend visite périodiquement au grand rabbin d’Egypte, ont essayé de l’éviter au maximum. Les sionistes, d’ailleurs, s’acharnent à le favoriser en s’efforçant systématiquement de « compromettre » dans leur cause tous les juifs du monde.
Ayant constaté, ayant contesté, l’Arabe ne peut que chercher à expliquer. Et l’explication est là, tentante. Tout se passe comme s’il y avait solidarité entre le grand mouvement impérialiste, le débordement autoritaire de l’Europe sur les autres continents, et le sionisme, comme si celui-ci était une part de celui-là. Il est donc normal que, pour l’Arabe, la lutte antisioniste soit une part de la lutte anti-impérialiste.
Suis-je donc un de ces juifs antisémites dont parle Misrahi ? (1) Non. Je n’attaque pas les juifs en général, ni ne me moque d’eux, je n’adhère pas à la nation arabe, je ne porte pas les valises des fedâ’iyyine.
Ce que pense un juif
Je ne suis même pas un juif inauthentique. Je ne fais pas parade de ma judaïcité, mais je ne la cache pas non plus. Misrahi affirme qu’il y a solidarité entre nous, juifs de la Diaspora, juifs assimilés et tous les autres juifs du fait de notre situation commune, du fait d’être tous exposés à mourir pour le seul crime d’être juifs dans une situation historique donnée. Il a raison. Je suis prêt à défendre les juifs partout où ils sont persécutés, partout où ils menacent de l’être.
Mais Misrahi va plus loin. Je peux être amené à chercher, un jour, refuge en Israël. Donc, dit-il, je dois soutenir l’Etat d’Israël au moins dans son existence.
Ici, je ne le suis plus. Evidemment, en cas de catastrophe, je me raccrocherai à toutes les branches. Mais ce n’est pas une justification. En 1940, l’Algérie française aussi a fourni un refuge à certains démocrates.
Ici, mon intérêt de juif (incontestable) entre en contradiction avec mes préoccupations d’homme qui veut la justice et la liberté pour tous. Ici, je dois tenir compte aussi du point de vue et des revendication des Arabes.
Là aussi je puis, autant que mes adversaires juifs, me réclamer d’une tradition. C’est là-dessus que s’est faite la grande scission du XIXe siècle chez les Juifs d’Europe orientale. Les uns optaient pour les causes universelles dans le cadre de leur patrie européenne. Essentiellement pour le socialisme qui devait apporter à l’humanité entière la tin des luttes égoïstes : Rosa Luxemburg, Trotsky, Radek, Kamenev et bien d’autres. Les autres optaient à leur tour pour l’égoïsme national qui éternisait les luttes : Herzl, Weizmann, etc. Avec la circonstance particulière que cette nation qu’ils défendaient n’existait pas. Une nationalité dialectique, comme dit fort bien Misrahi, naissait de la dissolution de la communauté religieuse médiévale, toute prête à se dissoudre à son tour. Ce sont l’antisémitisme et le sionisme qui, en créant Israël, en ont fait une véritable nation.
Je ne suis pas de cette nation. Ayant le privilège d’avoir à choisir, j’ai choisi. Juif français ou plutôt Français juif, je n’ai pas à me faire patriote israélien. L’ambiguïté semée d’embûches de la double nationalité, je préfère l’éviter. Elle me semble conduire à des conflits de loyauté insolubles. Je suis prêt à défendre les juifs d’Israël, comme les autres, contre l’injustice, pas à les soutenir pour l’injustice.
Je maintiens mon droit de juger du conflit israélo-arabe au-dessus de la mêlée comme, par exemple, du conflit indo-pakistanais. Si j’ai jugé le droit universel supérieur aux valeurs patriotiques dans l’affaire algérienne par exemple, je ne vois pas pourquoi j’adopterai une attitude différente dans la question palestinienne.
Les juifs à la mer ? Non
Mais alors, pratiquement, suis-je pour jeter les juifs d’Israël à la mer ?
Non. Certes, il y a eu responsabilité des chefs sionistes dans la création d’un problème inextricable en ce lieu où il n’existait pas. Mais les masses n’en sont pas responsables, Elles sont venues, là parce qu’elles ne savaient pas où aller, parce qu’on avait fait qu’elles ne pouvaient aller ailleurs. Le travail investi, les réalisations sont réelles. Ils méritent l’admiration. Enfin, on ne peut reprocher éternellement telles ou telles fautes historiques à toute une population, rechercher les responsabilités originelles des situations actuelles. Qui va chasser de Tasmanie les Tasmaniens dont les ancêtres ont exterminé les indigènes ? Il faut condamner une éventuelle guerre d’extermination vengeresse non provoquée contre Israël. Il est vrai que les dirigeants arabes semblent avoir abandonné pratiquement ce projet.
On peut même conseiller aux Arabes de se préparer un jour ou l’autre à reconnaitre l’existence d’Israël. Certes, on peut comprendre leur répugnance. Elle a les mêmes causes que celle des Américains à reconnaître la Chine populaire, que celle qu’a eu longtemps la gauche française à accepter la reconnaissance de Franco. On ne veut pas entériner le fait accompli. D’autre part, c’est une décision politique. Il est normal que les Arabes choisissent leur moment pour la prendre et qu’ils essayent de la faire payer le plus cher possible. Ce sont là les règles éternelles du jeu politique et je crois avoir montré que les Arabes avaient droit à une réparation du tort qui leur avait été porté sans aucune provocation de leur part. Enfin, il est connu de beaucoup de spécialistes, sinon du grand public, que les dirigeants israéliens ont tout fait pour rendre cette reconnaissance aussi difficile que possible. Mais enfin, le refus obstiné d’admettre une réalité est une faute politique à la longue. Sur le plan des principes, ceux qui se guident sur les principes, les intellectuels en premier lieu, doivent la condamner. Il leur faut dénoncer les actes condamnables des dirigeants israéliens ainsi que, sur le plan idéologique, les aberrations du chauvinisme israélien et du chauvinisme juif en général. Mais aussi, dans la faible mesure de leurs faibles pouvoirs, ils doivent faire pression sur les Arabes pour la reconnaissance ou du moins l’ouverture de négociations sur la reconnaissance.
Il ne s’agit pas d’aider Israël comme le demande Misrahi, mais d’aider à une conciliation entre le droit des juifs à vivre et même le droit, tout récemment acquis, des Israéliens à vivre ensemble et le droit des Arabes à la réparation du tort qui leur a été causé.
Rabbi. Akiba disait : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lev., 19 : 18). C’est là le principe majeur de la Loi. Simeon Ben Azzai répondait : « Il en est encore un plus grand : Voici le livre de la descendance d’Adam » (Gen., 5 : 1) (Sifra 89 b). Car on comprend par là qui est le prochain et que tous les hommes sont frères.
Maxime Rodinson
(1) La Condition réflexive de l’homme juif (Julliard).
Nos lecteurs écrivent
Inénarrable Rodinson
De M. Jean-Jacques Allouche, Paris.
Son attitude n’a même pas le mérite du courage politique : la France, nous dit-on, voudrait renouer des relations avec les pays arabes, que ce soit avec un dictateur (ou en sont les camps de concentration de chez Nasser ?), avec un mignon roitelet (le petit roi jordanien, pour varier son menu, voudrait, paraît-il, quelques francs français au lieu des monotones, mais si commodes, livres britanniques), avec des massacreurs de communistes du Baath irakien – ou leurs « frères » syriens – ou avec de superbes démocrates séoudiens (merci, le harem ne se porte pas trop mal). Il fallait une caution de « gauche » à ce « tournant », notre inénarrable Rodinson la fournit, on lui en saura gré en haut lieu, il aura une bonne note. Bravo.
Je ne vous propose même pas de publier les autres discours de cette fameuse réunion de l’Union des Etudiants Juifs de France. Votre collaborateur Mallet a dit que la gauche ne peut rien faire (on s’en doutait). Jean Daniel s’est dégonflé (félicitations !) Rouleau a récité ses commentaires du Monde.
Aux Arabes de dire ce qu’ils pensent !
De M. Raymond Lipa, Rosny-sous-Bois.
M. Rodinson s’est abstenu de faire état des prises de position – maintenant officielles – du président Ben Bella, ainsi que celles du président Bourguiba préconisant la création de corps francs allant porter le terrorisme sur le sol israélien. M. Rodinson s’est également abstenu de parler du sort qui attendrait les sujets juifs – au cas d’une disparition de l’Etat d’Israël – cherchant à regagner leurs anciennes résidences, en Irak par exemple. M. Rodinson peut certes s’exprimer en soutenant ce que peut penser un juif, mais nous attendons encore l’introuvable représentant de l’intelligentzia arabe susceptible de faire preuve de la même indépendance d’expression.
Si un tort a été causé aux Arabes – et même si ce n’est pas la faute des juifs – tous les hommes de gauche sont d’accord pour que réparation leur soit faite. Nous sommes quelques uns, laïques et libéraux de toutes origines à souhaiter nous rencontrer dans un forum courtois et efficace et où, peut-être, l’intelligentzia arabe tiendra à se faire représenter.
Pas courageux
De M. Emile Frapart, Forcy.
Ah ! vous n’êtes vraiment pas courageux ! Vous publiez le discours de Maxime Rodinson, mais pas celui de Joshua Rash, je les ai entendus tous les deux à la Mutualité !
Et S. Mallet, de votre direction, qui y était aussi, approuve sans doute la publication de l’un et l’absence de l’autre …
Il n’y a pas de quoi être fier …
Israël et les Arabes
De M. Henri Cohen, Paris
Combien d’argent avez-vous reçu des Arabes pour publier le texte de Rodinson (quel pauvre type ! …) et pas celui du porte-parole du Mapam israélien, avec lequel je ne suis d’ailleurs pas d’accord ?
Bravo Rodinson !
De M. Georges Schapira (professeur à la Faculté de médecine de Paris) et Mme Fanny Schapira (chargée de recherches au C.N.R.S.)
Nous tenons à dire à Maxime Rodinson toute notre sympathie et notre entière approbation pour son courageux article. Comme chaque fois qu’un homme essaie de s’élever au-dessus de tous les chauvinismes ou particularismes, il recevra injures et calomnies ; particulièrement sans doute en ce moment où, comme pour ajouter à la confusion, paraissent des informations non démenties sur une brochure d’un antisémitisme ignoble, éditée semble-t-il par les clans staliniens de l’U.R.S.S. Espérons que si cet « amalgame », a lieu, il ne trompera personne. En tout cas, que Rodinson sache bien que dans les milieux scientifiques et universitaires nombreux sont les intellectuels juifs qui pensent comme lui, et qui sont prêts à lutter pour une conciliation judéo-arabe fondée sur un effort de lucidité, la bonne foi réciproque et surtout l’option pour les valeurs universelles.
Nos lecteurs écrivent
Israël et les Arabes
De M. Jacques Sorkine, Paris, à propos de l’article de Maxime Rodinson.
La dispersion des israélites, longue parenthèse qui débuta avant l’ère chrétienne, ne fut qu’une interruption dans l’existence d’un des plus vieux Etats du monde. L’arrivée au XIX siècle des premiers juifs, c’était l’unique aspiration de renouer avec la racine ancestrale sur un sol qui n’attendait que leur venue pour revivre. Et ceci bien avant la déclaration Balfour. C’est un premier point.
En 1948, qui envahit cette bande de terre où vinrent s’échouer les derniers survivants des camps dont personne ne voulait ?
Durant cette guerre qui leur fut imposée, ce ne sont pas eux qui délogèrent les Arabes, mais la puissance occupante britannique qui conseilla aux Arabes d’adopter la fuite, leur promettant de revenir en vainqueurs avec les armes qu’elle leur laissait.
Qui conduisit les Israéliens à engager en 1956 la campagne du Sinaï, sinon les fédayins, mercenaires du crime, qui apportaient une conscience zélée dans la tuerie, persuadés de servir les intérêts glorieux de leurs patrons ?
L’échec retentissant de cette manœuvre aura eu pour résultat de confier les valises des pour résultat de confier les valises fédayins à des commis-voyageurs moins bruyants, mais peut-être plus efficaces. Maxime Rodinson en est un bel exemple.
Israël n’est pas expansionniste
De M. Zerbib, Paris.
En Israël, la densité de la population est de 120 habitants au kilomètre carré. Est-ce que les pays comme la Belgique (300 habitants au km2) ou la Hollande (342 habitants au km2) voient leurs pays limitrophes « craindre légitimement une nouvelle poussée expansionniste » ? Le Liban, pays frontalier d’Israël, qui a une densité de population supérieure de 40 % à celle d’Israël, n’est guère soupçonné d’expansionnisme. Pourquoi ? Est-ce que le parti d’extrême droite (Herouth, 13 % des électeurs) doit être mieux considéré que le reste du pays ? Est-ce que les menaces des pays arabes de rayer Israël de la carte (déjà réalisées dans les manuels de géographie) sont nulles ?
Bâtir un Etat moderne au cœur du Moyen-Orient revenait à ébranler l’Empire britannique qui s’appuyait sur la structure féodale des pays arabes. Les féodaux vendirent au plus offrant (l’Agence juive) une bonne partie de leurs terres, tout en appelant à la guerre sainte les fellahs non consultés jusqu’alors. Ils formèrent d’ailleurs « l’Armée arabe de libération de la Palestine », qui voulait libérer la Palestine des Juifs alors que les véritables occupants étaient les Anglais. Ce sont la violence inattendue des combats, la promesse d’un retour triomphal dans un court avenir, les fausses nouvelles répandues (concernant d’éventuelles représailles) qui ont amené 500.000 personnes aux frontières d’Israël.
Les réfugiés arabes sont utilisés comme une carte politique. Ils étalent 500.000 en 1948 ; ils doivent être plus d’un million en 1964 et M. Rodinson parle de dépossession, nationale ! Que dira-t-il au bout des prochaines seize années si le problème ne se trouve pas résolu ?
Les étudiants juifs répondent
Nous avons publié, il y a quinze jours, sous le titre « Si l’étais Arabe », l’intervention de M. Maxime Rodinson au colloque organisé par l’Union des étudiants juifs de France. Le Bureau de cette organisation n’était pas d’accord avec les thèses de Rodinson. Il explique ici pourquoi.
France Observateur a publié le 19 mars, l’intervention de Maxime Rodinson, lors du colloque organisé par l’Union des Etudiants Juifs de France, le 4 mars 1964, à la Mutualité, sur les perspectives de paix israélo-arabe. Cette intervention ne présente qu’un des points de vue exprimés lors de cette réunion, et a soulevé quelque émotion dans le monde étudiant. C’est pourquoi l’Union des Etudiants Juifs de France en tant qu’organisatrice du Colloque, se sent dans l’obligation d’apporter un certain nombre de précisions : dans une optique d’objectivité et de dialogue, l’Union des Etudiants Juifs de France avait dès avant la réunion, contacté les étudiants arabes afin qu’ils désignent un orateur qualifié qui puisse, de la tribune, exposer leurs thèses indépendamment du débat qui suivrait. Devant leur refus, nous avons été amenés à demander à M. Rodinson, en tant qu’arabisant, de donner une synthèse des points de vue arabes. Tâche dont il s’est fort brillamment acquitté, mais qui, du fait de sa qualité de juif, l’a mis dans une situation paradoxale. Il est inutile de préciser que l’U.E.J.F. ne se sent nullement engagée par la position que Maxime Rodinson a exprimé en tant que Juif.
Il serait trop long de réfuter tous les points de son intervention avec lesquels nous sommes en désaccord ; c’est pourquoi nous ne reprendrons que les points qui nous paraissent essentiels.
Dreyfus et les Turcs
La contradiction de base que nous relevons dans l’argumentation de M. Rodinson, est qu’elle prétend réfuter la légitimité d’un nationalisme juif et justifier celle d’un nationalisme arabe, tout en se plaçant d’un point de vue universitaire. Or l’Histoire montre un certain parallélisme et quelques analogies entre la naissance du nationalisme arabe et celle du sionisme.
En effet, le sionisme est né dans le cadre du mouvement des nationalistes qui a bouleversé l’Europe à la fin du 19e siècle. La prise de conscience nationale arabe s’est faite à la même époque. Le premier, en réaction à l’antisémitisme ; pogroms d’Europe Orientale, (Affaire Dreyfus … ). La seconde en réaction à l’oppression impérialiste turque et occidentale. Maxime Rodinson sépare artificiellement les masses juives des leaders sionistes :
« il y a responsabilité des chefs sionistes dans la création d’un problème inextricable en ce lieu où il n’existait pas. Mais les masses n’en sont pas responsables » dit-il.
Or, on peut tout aussi bien reprendre pour le nationalisme juif ce que Rodinson dit du nationalisme arabe :
« Le mouvement de revendication, en réalité relayé par les intellectuels, a touché peu à peu des couches de plus en plus profondes de la population parce qu’il répondait à une aspiration générale et bien ancrée ».
Ni militaires ni marchands
Nous n’acceptons pas non plus l’affirmation selon laquelle les Arabes n’ont pas été consultés sur le retour des Juifs en Palestine. Maxime Rodinson nous présente son interprétation de l’accord entre l’émir Fayçal, chef incontesté des Arabes de l’époque, et le docteur Weizman, président de l’organisation sioniste mondiale. Or, les articles 3 et 4 de ce traité stipulent :
Article III. – « Au moment de l’élaboration de la constitution de la Palestine et du système de son administration, toutes les mesures seront prises pour donner les garanties les plus complètes en vue de la réalisation de la déclaration du Gouvernement britannique, en date du 2 novembre 1917 (Déclaration Balfour).
Article V. – « Toutes les mesures seront prises pour aider et renforcer l’immigration juive en Palestine sur une grande échelle, et établir les immigrants juifs sur la terre avec toute la rapidité possible grâce à une colonisation intensive ».
Maxime Rodinson veut faire un parallélisme entre le colonialisme et l’immigration juive en Palestine, et le sionisme et l’impérialisme. Nous sommes pourtant bien obligés de constater qu’aucun des éléments qui caractérisent le colonialisme, les militaires prêtant main-forte aux missionnaires pour ouvrir la voie aux marchands, et permettre l’exploitation du travail du colonisé, ne se retrouve dans le mouvement d’immigration juive en Palestine. En guise de Métropole, des Juifs pourchassés d’un pays à l’autre en Europe ; en guise de soldats, des prolétaires et des intellectuels armés de pioches ; des marchands (juifs =marchands ?) il n’y en avait pas ; quant aux missionnaires, il serait bon de rappeler que le sionisme était un mouvement laïc et d’inspiration socialiste (par exemple Borochov). Et la caractéristique essentielle et originale de la société juive palestinienne d’avant 1948 était de ne dépendre en rien de l’exploitation du travail des compatriotes arabes. Au contraire, la mise en valeur du pays s’effectuait par le travail manuel des coopérateurs et des Kibboutznikim juifs. Où est donc le colonialisme ?
On dit que l’Etat d’Israël est une création de l’impérialisme. Il nous suffit de comparer l’attitude de la France et de l’Angleterre armant la Syrie et la Jordanie, à celle de la Tchécoslovaquie envoyant les armes à Israël, et surtout la déclaration faite par M. Gromyko, au nom de l’U.R.S.S., le 14 mai 1947, à l’O.N.U., au moment du vote de la création de l’Etat d’Israël :
« Il serait injuste que nous ne tenions pas compte de l’aspiration des Juifs qui veulent créer un Etat à eux, et que nous refusions au peuple juif le droit de réaliser ses aspirations. Il est impossible de justifier le refus du droit du Peuple juif à réaliser cet Etat. »
Il est vrai qu’Israël reçoit des subsides américains ; mais qui songerait à accuser l’Egypte, la Guinée ou l’Inde d’impérialisme pour la seule raison qu’ils bénéficient également de cette même aide américaine.
Des torts ont effectivement été causés aux Arabes palestiniens, mais la responsabilité en incombe surtout aux Arabes de l’extérieur. Il est juste de dire (ce que n’a pas mentionné Maxime Rodinson) que ce n’est pas Israël qui, en 1948, a déclaré la guerre aux Arabes, mais que des armées arabes venues de l’extérieur, ont envahi (avec la bénédiction des Anglais) la Palestine. La population arabe de Palestine a subi la guerre plutôt qu’elle ne l’a faite, et si, aujourd’hui, il y a un douloureux problème de réfugiés, on le doit beaucoup aux chefs arabes de l’époque, qui encouragèrent officiellement les populations civiles à quitter leur pays. Cela ne nous empêche pas de penser qu’Israël doit participer au règlement du problème des réfugiés.
Un racisme de guerre
Maxime Rodinson poursuit :
« Si conflit il y a, les sionistes sont favorisés, la balance est faussée. Ils jouissent d’un réseau de complicités extrêmement étendu ».
Oui, la balance est faussée, mais en sens inverse : les grandes puissances occidentales, au lieu de favoriser activement la paix au Moyen-Orient, mènent depuis des années une politique d’attentisme qui s’explique essentiellement par les intérêts des grands trusts pétroliers. De plus, nous considérons comme légitime la solidarité des Juifs envers Israël, tout comme l’est celle des peuples arabes. Nul n’a qualifié de réseau de complicités le soutien actif des Etats arabes au peuple algérien en lutte pour son indépendance.
A propos du nationalisme arabe, nous ne pensons pas qu’il soit, par essence, antisémite. Nous savons et nous devons dire que les Juifs ont beaucoup moins souffert en terre d’Islam que dans l’Europe chrétienne. Mais à la suite du conflit israélo-arabe, le nationalisme arabe tombe aisément dans l’antisémitisme, ce que Maxime Rodinson qualifie de racisme de guerre, et auquel il accorde quelques circonstances atténuantes. Or, la notion de racisme de guerre est extrêmement dangereuse. En effet, pendant la guerre d’Algérie, un authentique racisme populaire et policier se manifestait en France contre les Musulmans algériens ; et le devoir de tous les défenseurs des droits de l’homme était de le combattre. Aucun démocrate n’a jamais accordé de circonstances atténuantes à ce racisme là. Quelles que soient les origines d’un racisme, dès lors qu’on l’a laissé naître consciemment, il ne tend qu’à se développer.
Ce qui est plus gênant dans l’argumentation de Maxime Rodinson, c’est qu’il accorde les circonstances atténuantes à ce racisme de guerre au sein du monde arabe, mais qu’il ne les accorde pas à celui qui règne en Israël. Quant à nous, nous dénonçons tous les racismes, qu’ils soient de paix ou de guerre, et nous sommes pleinement solidaires de tous ceux qui, en Israël, luttent pour l’égalité complète des citoyens arabes. Un journaliste écrivait dans Nouvelles Perspectives de décembre 1963 (1) :
« A notre avis, le gouvernement militaire porte atteinte non seulement aux citoyens arabes, mais affecte en tout premier lieu les fondements du régime démocratique intérieur, c’est-à-dire la population juive aussi. »
Cette lutte n’a pas été vaine, puisque le gouvernement Echkol a révisé le régime militaire dans un sens plus libéral ; mais la lutte continue jusqu’à son abolition complète et prochaine.
Nous pensons, avons-nous dit, que le nationalisme arabe n’est pas antisémite dans son essence ; mais dans sa lutte contre le sionisme, on est bien obligé de constater qu’il s’est allié aux pires racistes. Il suffit de citer les nombreux nazis qui travaillent en Egypte, que ce soit dans la propagande, la fabrication des armes de destruction, etc … Nous croyons que cette alliance ne sert qu’à discréditer le nationalisme arabe aux yeux des progressistes.
Quant à nous, au contraire, nous ne pensons pas comme Maxime Rodinson, que ceux qui ont choisi le sionisme, aient opté « pour l’égoïsme national qui éternisait les luttes ». Mais si, pour nous, le sionisme est une des solutions au problème juif, nous ne renions pas plus Trotsky que H. Weizman. Pour nous le sionisme est un choix dans le déchirement qui est celui du Juif entre ses aspirations universelles et sa conscience nationale. Nous pensons qu’il est très possible d’être sioniste tout en désirant et agissant pour l’amitié avec les Arabes. Lors du Colloque, un des orateurs, un Israélien de gauche, l’a dit en des termes émouvants et, nous l’avons déjà signalé, une minorité importante lutte en Israël pour une amitié dans ce sens.
Nous sommes contre tous les chauvinismes, qu’ils soient Juifs on Arabes. Nous n’en pensons pas moins que la création de l’Etat d’Israël a profondément modifié dans un sens favorable, la situation des Juifs dans le monde entier et a été par là, une contribution importante à la paix mondiale. Et si nous sommes solidaires de l’Etat d’Israël en tant que Juifs, cette solidarité est complète et réciproque. Ce qui veut dire que nous avons aussi le droit de critiquer ce qui nous parait injuste en Israël, que ce soit pour la minorité arabe ou les problèmes des Juifs sépharades ou encore certains aspects de la politique étrangère d’Israël.
Si nous ne sommes pas d’ac-
[partie manquante]
nière partie de l’article de Maxime Rodinson. Notre tâche est, en particulier, de travailler pour le désarmement complet au Moyen-Orient, le danger le plus immédiat étant la course aux armes nucléaires qui est sur le point de s’y instaurer.
Nous pensons que si un dialogue judéo-arabe, en attendant un dialogue israélo-arabe, s’établit sur ces bases, des perspectives positives en résulteront pour le développement social, politique et économique du Moyen-Orient, pour le bénéfice de tous, Juifs et Arabes. Nous pensons d’ailleurs que, dans ce cadre, Israël devra faire des efforts, en particulier pour résoudre le problème des réfugiés arabes.
Nous ne pouvons que terminer sur le texte de Maxime Rodinson « Rabbi Akiba disait des nationalistes juifs : « Tu aimerais ton prochain comme toi-même » (Lev., 19, 18). C’est là le principe majeur de la loi. Simeon Ben Azzal répondait : « Il en est encore un plus grand : Voici le livre de la descendance d’Adam » (Gen, 5 : 1) (Sifra 89). Car on comprend par là qui est le prochain et que tous les hommes sont frères.
Le Conseil d’Administration de l’U.E.J.F.
(1) Revue pour la compréhension israélo-arabe publiée en Israël
Nationalisme arabe et nationalisme juif
Par Maxime Rodinson
L’UNION des Etudiants juifs de France avait déjà eu le grand mérite de vouloir engager un dialogue avec les Arabes. Elle a, de plus, celui de vouloir controverser avec quelqu’un qui présente le point de vue arabe et défend un point de vue universaliste sans le considérer, a priori, comme un imbécile ou un salaud. Cela vaut la peine qu’on regarde de près ses arguments qui me semblent en bonne partie erronés, mais qui sont développés par maintes personnes de bonne foi dont beaucoup de non-juifs (1).
Qu’est-ce que le groupe de juifs établis en Palestine qui est devenu peu à peu la nation israélienne ? L’UEJF me reproche d’établir un parallélisme entre le colonialisme et cette immigration juive. Ai-je si tort ?
LE créateur du sionisme, Herzl, voyait bien les choses ainsi. Dans son manifeste de 1896 qui inaugure le mouvement, il écrit :
« Si Sa Majesté le Sultan nous donnait la Palestine, nous pourrions nous faire forts de régler complètement les finances de la Turquie. Pour l’Europe, nous constituerions là-bas un morceau du rempart contre l’Asie, nous serions la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie ».
En 1902, Joseph Chamberlain, l’apologiste et le théoricien de l’impérialisme, lui dira :
« J’aime l’idée sioniste. Si vous pouvez m’indiquer un point dans les possessions britanniques qui ne fût pas habité par des Blancs, alors nous pourrions parler ».
Herzl faillit accepter le Kenya.
Ne s’agirait-il que des tendances personnelles du fondateur démenties par les émigrations socialisantes qui constituèrent historiquement la base d’Israël ? Mais les tendances socialisantes de beaucoup d’émigrants ne changent rien à l’affaire. On m’oppose une définition du colonialisme. Il n’y a pas eu une métropole envoyant des missionnaires puis des militaires qui ouvrent la voie aux exploiteurs du travail indigène. Je ne tiens pas aux mots. On peut définir le colonialisme de vingt façons différentes et le cas d’Israël est très particulier. Mais le colonialisme n’est qu’un aspect de l’effort de domination et de dépossession d’un peuple par un autre et c’est cela qui est condamnable. Les Boers eux aussi, avaient perdu tout contact avec une quelconque métropole lors de leur grand Trek. Les Anglais, débarquant en Amérique, n’ont nullement exploité le travail des Indiens. Nul ne doute pourtant qu’il ne s’agisse, dans les deux cas, de colonisation.
Le sionisme s’insère de toute évidence dans le cadre de l’expansion européenne en direction des autres continents (l’immigration juive afro-asiatique n’est venue qu’ensuite). Les Arabes, comme Herzl et bien d’autres, le voient ainsi. Ils y sont justifiés. Ils ne distinguent pas entre les Européens. Ni missionnaires, ni militaires, dit l’UEJF ? Mais c’est une guerre, la guerre de 1914-18, une armée, l’armée britannique d’Allenby qui ont imposé à la Palestine le mandat britannique. C’est le Conseil Suprême des Alliés qui, à San Remo, le 24 avril 1920, a entériné la déclaration Balfour (une déclaration anglaise, pas arabe !), avec le mandat, dans le traité de paix imposé à la Turquie. C’est bien l’impérialisme anglais (aux voies préparées de la façon la plus classique par les marchands et les missionnaires) qui a fondé le Foyer National Juif, base de l’Etat d’Israël. L’attitude ultérieure des Anglais n’y change rien.
L’ORIENTATION colonisatrice des sionistes était compréhensible en 1900, sinon excusable. L’opprobre actuellement jeté sur le colonialisme n’existait pas. L’opinion européenne éclairée, sauf sa fraction la plus avancée, voyait dans la colonisation la progrès apporté aux pays arriérés avec la technique, la lutte contre les superstitions, la libération des vieilles tyrannies. La plupart des sionistes devaient voir la Palestine comme un désert, avec quelques bédouins et quelques chameaux. Herzl ne parle jamais des Indigènes dans son manifeste. Nul ne soupçonnait qu’il put exister quelque chose qui s’appellerait le nationalisme arabe.
Ce qui était encore excusable en 1900 l’était moins en 1920 et encore moins en 1930. Le nationalisme arabe existait. Il fallait obtenir l’accord des Arabes si on voulait s’installer en force en Palestine. Or, les sionistes avaient recherché l’accord des Turcs, puis des Anglais. Malgré les efforts d’une minorité juive lucide et courageuse, ils ne s’adressèrent sérieusement aux Arabes qu’une seule fois. Il s’agit de l’accord Fayçal-Weizmann dont j’ai parlé et dont l’UEJF conteste ce qu’elle appelle mon « interprétation ». Il ne s’agit pas d’interprétation. L’accord était conditionnel. Fayçal ne s’engageait que si les revendications arabes étaient satisfaites. Le texte de cette clause de réserve est donné par Weizmann lui-même. Il ajoute que cette stipulation « était parfaitement compréhensible pour autant qu’il (Fayçal) était concerné. » Où est mon interprétation ?
Les sionistes passèrent outre à l’opposition arabe. Ils s’installèrent à l’abri du mandat britannique. On discute sur l’appui des impérialistes. En fait, juifs et Arabes en lutte furent naturellement utilisés par la grande politique des puissances avec ses retournements habituels. Ce qui est clair, c’est qu’ils n’eurent jamais le seul accord qui importait pour leur donner un brevet de non-colonialisme, l’accord arabe. Les événements se développant, il y a eu non seulement transfert de population, mais transfert d’autorité. Une ethnie s’est trouvée remplacée par une autre ethnie contre le vouloir de celle-ci dans l’autorité sur un territoire donné. L’UEJF y voit une contribution à la paix mondiale. J’en doute. En tout cas, il est difficile de ne pas voir là un phénomène du type colonisation. On appelle d’ailleurs, en hébreu, la communauté juive de Palestine, avant 1948, le Yishouv. Dans le dictionnaire d’Elmaleh, le mot est ainsi défini : « pays habité, colonie, province habitée ; population… , colonisation. »
LE sionisme est le bourgeon terminal d’une option nationaliste juive. L’UEJF voit un parallélisme entre nationalisme juif et nationalisme arabe. J’en suis bien d’accord. Tous deux sont fils d’une même époque, celle de la floraison des nationalismes de toutes sortes.
Ai-je dit que l’un était légitime et l’autre non ? Pas exactement. Tout nationalisme est légitime dans la mesure où il lutte contre l’oppression d’une autre nation. Il l’est encore quand il lutte pour l’unité politique (partielle ou totale) des populations d’une même ethnie dans la mesure où c’est la volonté de ces populations, où elles ont été divisées par des facteurs extérieurs.
Les Arabes luttaient contre le colonialisme et (dans une certaine mesure) pour l’unité. Cette lutte prenait naturellement la forme du nationalisme et ne pouvait en prendre d’autres. Les Arabes, en effet, formaient une ou des ethnies, une ou des communautés nationales cohérentes, groupées sur un territoire où elles dominaient, écrivant une langue commune, parlant des dialectes voisins (à part des minorités), héritiers d’une culture ancestrale commune, d’une histoire en grande partie commune, d’une mentalité façonnée en grande partie par les mêmes facteurs.
LES juifs d’Europe, à partir de la résurgence de l’antisémitisme moderne en 1881, ont à lutter eux aussi contre l’oppression qui vise le groupe ethnico-religieux (plus ou moins résiduel suivant les pays) qu’ils forment. Mais cette lutte peut prendre plusieurs formes. En effet, les juifs sont souvent une poussière d’individus dispersés : au mieux ils forment des communautés éparses, émiettées, parlant et écrivant des langues différentes, n’ayant (dans le meilleur des cas) que quelques rudiments de culture commune. Certaines de ces communautés ont leur langue : yiddish, ladino, et une culture particulière plus étoffée.
Mais partout la communauté juive est en voie de pleine liquidation, maintenue seulement par l’antisémitisme ambiant et dans la mesure où cet antisémitisme est virulent.
Plusieurs formes de lutte contre l’oppression sont possibles : lutte avec tous les éléments libéraux d’un pays donné pour les droits humains (choix des démocrates et des socialistes universalistes, lutte pour une autonomie culturelle quasi-nationale dans un pays, là où les juifs ont quelque peu une culture commune (choix du Bund socialiste en Russie de langue yiddish), lutte pour une nation juive unique.
Mais cette nation n’existait pas. Il fallait la créer. Il est clair qu’il y avait là une différence essentielle avec le nationalisme arabe, réclamant l’indépendance de nations existantes, auxquelles la seule déclaration d’indépendance conférerait une existence pleine et entière, puis éventuellement la fédération ou la confédération de ces nations. Les juifs, dans leur lutte, avaient un choix à faire, les Arabes (sauf quelques individus) non.
Les sionistes ont opté en luttant violemment contre les autonomistes culturels du type Bund et contre les assimilationnistes. Il n’est que de voir la colère de Weizmann et d’André Spire contre le grand savant juif français Sylvain Lévi. Ils ont droit à la solidarité des autres juifs en tant que juifs pour lutter contre des persécutions dont ils seraient victimes. Pas pour leurs buts politiques en tant qu’Israéliens. Les Arabes forment un groupe d’ethnies avec vocation à une certaine unité. Ils sont normalement solidaires les uns des autres pour leurs buts politiques communs. Les juifs sont une nébuleuse de gens ayant pris des options politiques et nationales totalement divergentes. La différence est énorme. Si, dans un parti politique français ou comme fonctionnaire de l’Etat français, je favorise une démarche de politique israélienne, non axée sur la défense contre des persécutions, je suis complice et non solidaire.
J’AI le devoir, quand même, de m’intéresser au conflit israélo-arabe plus que, par exemple, au conflit indo-pakistanais. C’est que tant qu’il durera, il y dura, dans une série de pays, tendance irrépressible au « racisme de guerre », l’UEJF a bien raison là-dessus. Je n’ai pas accordé à celui-ci de circonstances atténuantes. J’ai dit simplement qu’il avait d’autres causes que l’antisémitisme européen. C’est une répercussion du conflit israélo-arabe. Mais il se manifeste évidemment comme l’antisémitisme, vu du dehors. Ma solidarité avec les juifs persécutés de partout fait que j’aimerais voir en cesser la cause, ce qui doit amener peu à peu la cessation des effets. Ceci en plus de mes raisons d’internationaliste et de pacifiste.
Le statu quo, la guerre tiède actuelle, est grosse de dangers pour les juifs, les Arabes et la paix mondiale. Il n’y a que deux solutions en dehors du statu quo, la guerre et la négociation. L’UEJF veut, comme moi, la négociation. Mais la tendance à la négociation et les négociations elles-mêmes ont peu de chance de s’engager si les Israéliens partent du principe que les Arabes ont tous les torts et eux aucun. L’UEJF, avec tous ses mérites, déclare que la responsabilité des torts causés aux Arabes revient surtout aux Arabes de l’extérieur. C’est centrer la question sur la guerre de 1948 et nier le tort fondamental causé par l’implantation même du Yishouv en Palestine.
C’est pourquoi notre querelle de départ n’a pas qu’un intérêt historique. Je ne dis pas que les Israéliens doivent venir, la corde ou cou, demander aux Arabes pardon de leur péché originel. Mais, si on veut la paix, il faut reconnaître qu’Israël est, pour le moment, un corps étranger dans le monde moyen-oriental. Il faut qu’Israël se fasse admettre par ce monde, transforme sa propre attitude à son égard. Pour cela, il lui faut comprendre sa vraie nature, la reconnaître, comprendre que l’adversaire a ses raisons de le voir autrement qu’il ne se voit. Ce n’est pas moi qui le demande, c’est la situation où se sont mis les sionistes, en général, sans doute sans culpabilité personnelle de chacun. Mais l’histoire se moque des culpabilités et des innocences. C’est cela ou le sort du Royaume chrétien de Jérusalem dans dix ans, dans vingt ans, dans un siècle peut-être, mais à coup sûr. La vraie amitié pour Israël devrait consister à le persuader de ces rudes vérités.
M. R.
(1) Voir dans France Observateur du 19 mars 1964 l’article de Maxime Rodinson : « Si j’étais arabe » et la réponse de l’Union des étudiants juifs de France dans notre numéro du 3 avril.
Nos lecteurs écrivent
Rodinson et le sionisme
De M. Armand Ettedgui, Paris.
La volonté légitime de nationalisme, M. Rodinson l’accorde aux nationalismes arabes, mais pas au nationalisme juif (ce qui implique qu’il n’y eut jamais une communauté juive unie dans une même volonté de demeurer une communauté). Il est évident que M. Rodinson reprend ici la thèse très discutable développée par Marx dans la question juive.
… Même dans la dispersion le peuple juif s’est toujours référé à un espace concret (Israël, lieu d’une révélation, terre promise). Il a conservé une langue commune, l’hébreu (toujours utilisée) et une culture commune, le judaïsme (lequel n’est pas seulement une religion, mais une forme de civilisation valable pour le moins en tant que fondement de la conscience de sol d’un groupe humain même si l’on refuse ses fondements métaphysiques comme périmés).
Avant donc d’être une « poussière d’individus ou des communautés éparses », les juifs formèrent durant 3.000 ans une communauté fortement structurée, une unité culturelle qui a résisté tant bien que mal à toutes les entreprises de « liquidation » et qu’on nomme encore le judaïsme.
… Au moment où le peuple juif tente d’échapper à cet universel abstrait par l’enracinement dans un espace concret, M. Rodinson reprend l’idée du peuple juif « corps étranger », mais, cette fois, au sein du monde moyen-oriental.
Peut-être après tout faudrait-il que tous les groupes humains acceptent le « corps étranger » (et aussi l’esprit), si nous voulons que rien d’humain ne nous reste étranger.
Capitaliste ou non ?
De M. Pierre Wallerand, Paris.
Incontestablement, il existe un problème arabe en Israël. Je pense néanmoins que ce problème n’aurait jamais existé si les musulmans avaient accepté de lutter avec les juifs contre la domination britannique (ce n’est d’ailleurs pas par pro-arabisme que les Anglais ont soutenu la cause arabe, mais parce qu’ils se rendaient compte que c’était pour eux la seule façon de conserver la domination économique en Palestine ; diviser pour régner, telle fut leur devise).
… Il est certain que les prodigieuses réalisations économiques (kibboutzim notamment), sociales, médicales, dues au courage et à l’idéal sioniste n’auraient été et ne seraient qu’utopie sans l’aide américaine, ce qui permet à Maxime Rodinson d’estimer qu’Israël est un Etat capitaliste. Dans ces conditions, il pense sans doute que la Yougoslavie, qui reçoit une aide américaine importante, est un pays capitaliste.
Nos lecteurs écrivent
Pas d’invitation au suicide
Du docteur Joseph Gabel (Pantin), à propos de l’article de Maxime Rodinson.
Assimiler Israël à l’impérialisme – alors qu’il doit son existence au succès de l’une des premières révoltes anti-impérialistes de notre temps – est payer tribut à un manichéisme sommaire sans rapport avec la réalité ; c’est aussi fournir un argument idéologique aux trop nombreux revanchards du monde arabe. Si malgré son socialisme, Israël fait partie du camp occidental, c’est qu’il ne peut pas faire autrement. La seule politique réaliste pour lui consiste à prendre ses amis là où il les trouve – sans craindre de les trouver à Paris, à Washington, voire à Bonn – de pratiquer une politique minoritaire généreuse et d’essayer de pénétrer dans le Tiers Monde par la porte noire tant que la porte arabe demeurera verrouillée.
Cette politique réussira ou ne réussira pas ; il est de l’intérêt de tout le monde – sans en excepter les Arabes – qu’elle soit couronnée de succès. Je dis « sans en excepter les Arabes », car après tout l’agenda économique et social de l’Egypte comporte, lui aussi, des tâches à la fois plus urgentes et moins onéreuses que la mise au point de fusées. Si l’on veut voir Israël quitter le camp occidental, le meilleur moyen en est de le convaincre qu’il n’a pas à craindre ses ennemis ; nul n’est plus qualifié que les Etats arabes pour en apporter la preuve. Mais conseiller la procédure inverse – abandon par Israël de sa vocation et de ses amitiés occidentales, comme le préalable d’une hypothétique réconciliation avec ses voisins constitue dans la conjoncture actuelle une véritable invitation au suicide.
Nos lecteurs écrivent
Juifs et arabes
De M. P.- L. Lepesqueur, Rouen.
Bravo pour votre article sur « Nationalisme Arabe et Nationalisme Juif », il est courageux.
Mais à quand ce grand parti, ce grand mouvement Universaliste et socialiste (Universal-Socialiste) se situant au-delà de tout ce qui a contribué à diviser le Monde en Blocs où l’erreur impérialiste est encore tenace ?
Mais il ne faut pas croire pour autant que l’Universalisme n’est que du Cosmopolisme !
Le Moyen-Orient a certes ses problèmes que vous avez développés avec précision : ils sont issus de l’injustice impérialiste que constituent la domination d’une nation sur une autre ou de la volonté de domination raciale que l’on attribuait uniquement au nazisme.
Il faut sortir de ces utopies et ce jour-là Israël aura enfin trouvé son véritable salut !
Entre l’utopie impérialiste et la réalité des solutions universelles produites par la richesse de l’universalisme il faut choisir. La parole est aux élites populaires !
Nos lecteurs écrivent
Israël et les Arabes
De M. Shimon Mahler (Haïfa), à Maxime Rodinson
Je suis membre d’un kibboutz et socialiste de gauche actif dans des organisations internationales. Je compte beaucoup d’amis parmi les Arabes et les Druzes d’Israël. J’ai été volontaire de guerre et combattant sur le front d’Italie ; J’ai participé à la libération des camps de concentration et j’y ai rencontré quelques survivants juifs ; j’y ai cherché ma mère et mes sœurs et je ne les ai plus retrouvées.
… Colonisateurs européens ? L’Europe, cette marâtre, ne nous a jamais reconnus comme ses fils légitimes. Elle nous a tout au plus tolérés. Et vous permettrez, sans doute, monsieur Rodinson, vous pour qui l’Histoire est un métier, à des milliers de Juifs de tirer des conclusions personnelles basées sur cette Histoire. Combien de générations doivent-elles refaire la même expérience pour qu’elle soit concluante à vos yeux ?
La moitié des Juifs d’Israël sont d’origine afro-asiatique. Les faits contredisent votre affirmation, selon laquelle leur immigration fut postérieure à celle des juifs d’Europe. Déjà en 1914, la majorité des juifs étaient d’origine « orientale ». Depuis, toutes les vagues d’immigration ont compté un pourcentage considérable de juifs afro-asiatiques.
« Un corps étranger dans le monde moyen-oriental » ? Nous ne le sommes pas plus que les Turcs de Turquie ou de Chypre, que les Arabes d’Egypte ou que les chrétiens du Liban. Et pas plus que les Chinois de Malaisie, que les Russes de Sibérie, que les Anglais du Canada.
… Vous ne mettez pas en doute la nécessité d’une négociation. Mais toute négociation n’a de chance de réussir que s’il est clair aux deux parties que le recours à la force est non seulement immoral, mais n’est pas payant.
Croyez-moi, monsieur Rodinson, nous les juifs d’Israël, nous sommes revenus en toute humilité au Proche-Orient et voulons nous intégrer dans sa mosaïque de peuples. Nous y comptons déjà quelques amis. Nous ne demandons pas mieux que de nous entendre avec les pays et avec les peuples arabes, d’égal à égal. Serait-ce demander trop aux hommes de bonne volonté de nous aider à trouver cet interlocuteur arabe ?
Pour la négociation israélo-arabe
D’une lettre de M. Dov Davad (Paris) évoquant l’article de Maxime Rodinson sur les relations israélo-arabes, extrayons le passage suivant :
M. Rodinson pose l’alternative : guerre ou négociation. Pour éviter la première, les Israéliens doivent se prêter à la deuxième. Mais en posant ainsi le problème, il crée l’impression qu’Israël refuse la négociation que les Arabes désirent. Or, c’est justement le contraire qui est vrai.
M. Rodinson qui est un ami des Arabes rendrait un grand service à la cause de la paix en leur adressant un appel pour qu’ils entament des négociations avec Israël. Mais, au lieu de cela, en accablant de façon fort tendancieuse et extrêmement méchante les Sionistes et les israéliens de tous tes reproches possibles – sous prétexte de leur donner des conseils « bienveillants » – il renforce les Arabes dans leur obstination à refuser des négociations. Un témoin juif en faveur de leurs thèses, quelle aubaine ! On peut être sûr que la radio arabe s’y est déjà référée avec joie ! …