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Armand Dymenstajn : La discrimination raciale officiellement instituée !

Article d’Armand Dymenstajn paru dans Droit et Liberté, n° 202, 15 octobre – 15 novembre 1961, p. 1 et 9 ; suivi d’une déclaration du MRAP

Les « recommandations » préfectorales aux musulmans

INEXORABLEMENT la poursuite de la guerre d’Algérie, qui entre dans quelques jours dans sa huitième année, avec son long cortège de morts, de violences, de sévices, d’injustice, découvre sous ses odieux oripeaux la monstrueuse hideur du racisme.

Non moins inexorablement, le fossé s’élargit entre les diverses communautés vivant en Algérie. La peur, mère de la haine, que les palinodies du gouvernement contribuent à exaspérer, suscite des « ratonnades » qui se déchaînent devant un service d’ordre impuissant pour ne pas dire passif et qui elles-mêmes engendrent une colère aveugle.

Les voisins amis deviennent des frères ennemis, les gens se barricadent derrière leurs portes et le cycle de la violence et de la terreur s’empare des esprits tandis que l’O.A.S. frappe ceux qui persistent à croire toujours et encore à la fraternité dans une Algérie qui se déterminerait elle-même et serait maîtresse de son destin.

L’affrontement des populations que dominent les haines attisées par les ultras, risque d’un jour à l’autre de provoquer cette explosion que tous les antiracistes redoutent et qui aboutirait à un génocide des diverses communautés.

Conscientes de ce danger, de nombreuses voix s’élèvent pour que très rapidement soit stoppée cette course à l’abîme. Car il est vrai que le bon sens, la fraternité peuvent encore triompher des passions exacerbées et des réflexes meurtriers de l’angoisse. C’est rappeler une évidence que de dire que la volonté profonde du pays exige des négociations véritables pour régler dans la dignité des hommes le sort de l’Algérie de demain.

Chacun peut mesurer à présent le mal immense que certaines méthodes, bannies par la conscience universelle, ont fait à la France. Les tueurs recrutés par l’O.A.S. parmi des déserteurs de la Légion étrangère, les mercenaires surnommés les « affreux », enrôlés sous la bannière du Katanga, qui peut douter maintenant qu’ils n’aient pas été ces tortionnaires ou leurs complices qui martyrisèrent tant d’hommes et de femmes et firent périr le professeur AUDIN comme l’avocat Ould AOUDIA, Camille BLANC, maire d’Evian, comme le commissaire GAVOURY, Me POPIE comme le commissaire GOLDENBERG ?

Il appartenait aux gouvernants qui nous dirigent non seulement de tout mettre en œuvre pour la recherche d’une solution négociée du conflit algérien, mais aussi d’éclairer les esprits, de châtier les tortionnaires, d’enrayer la vague du racisme.

Les échecs de Melun, Evian, Lugrin, qui furent autant de déceptions ont permis aux groupuscules ultras de mieux assurer leur emprise sur les esprits désorientés des européens d’Algérie tandis que l’incroyable clémence des tribunaux envers les « putschistes » achevait de semer la confusion.

EN France même, la carence des pouvoirs publics a permis au virus du racisme, né de ce conflit, d’étendre ses ravages. On le retrouve dans des communiqués émanant des autorités qui participent ainsi à la propagation du mal, à la contamination accélérée, alors que leurs premiers devoirs seraient de le combattre implacablement sous toutes ses formes.

S’il est très inquiétant de constater que ces chasses à l’homme que les ultras de l’O.A.S. parviennent à fomenter dans les grands centres urbains d’Algérie, n’éveillent pas parmi l’ensemble de la population française un vigoureux sursaut de honte et de dégoût – comme si les citoyens s’étaient accoutumés à cette ignominie – l’attitude adoptée par certaines autorités officielles est toute aussi inquiétante et lourde de conséquences.

Déjà en septembre 1958, les autorités de Police avaient « recommandé » aux Algériens vivant à Paris et dans la proche banlieue de ne pas sortir le soir après 21 heures ou 22 heures et avaient astreint ceux d’entre eux qui étaient possesseurs d’un véhicule automobile à se munir d’un permis de circuler, limité dans le temps, et ce, sans qu’aucun texte (loi, décret ou arrêté) n’ait été préalablement publié (1).

Le Communiqué de la Préfecture de Police en date du 5 octobre 1961, en recommandant d’une manière très pressante aux « Français Musulmans d’Algérie » : de ne pas sortir après 20 h. 30 ; de ne circuler, en toute occasion, que seul ; en décidant la fermeture, à 19 heures, des débits de boisson tenus et fréquentés par les « Français Musulmans d’Algérie », institue en fait un véritable couvre-feu à l’égard d’un groupe ethnique.

Pour la première fois dans notre République, des mesures restrictives de liberté sont prises, en dehors de tout texte, visant des citoyens uniquement en raison de leur confession et de leur lieu d’origine.

Quel que soit le bien fondé des raisons et des circonstances invoquées nous disons tout nettement que ces mesures sont contraires aux traditions républicaines de notre pays, contraires à ses lois, à sa Constitution. Nous disons qu’elles portent en germe un ferment exécré : le racisme.

Que les pouvoirs publics ne s’en rendent pas compte, que le Président de l’Assemblée Nationale puisse simplement répondre au député algérien qu’inquiètent fort justement ces mesures « qu’elles ne s’appliquent pas aux représentants du peuple », voilà ce qui bouleverse les antiracistes et les démocrates de France.

Mais il y a pire encore, nous voudrions de toutes nos forces croire que des méthodes employées en Algérie sont inconnues sur notre sol, que la « gangrène » que la « Question » ne souillent pas notre nation.

Il y va de notre honneur, les antiracistes se doivent de garder les yeux ouverts. La lettre ouverte de l’A.G.T.A. (Amicale Générale des Travailleurs Algériens) adressée le 10 octobre au Président de la Commission de Sauvegarde des Libertés, aux Présidents des grandes Associations, aux secrétaires des Syndicats, aux journaux, relate des faits qui appellent à la vigilance des antiracistes et des républicains.

Les multiples démarches des travailleurs marocains victimes de mauvais traitements auprès de l’ambassade de leur pays, ne peuvent rester ignorées. Tout cela s’inscrit inexorablement dans un processus fatal. Il n’est que temps que les gens de cœur et de raison, que les démocrates de toutes tendances, que les antiracistes, s’unissent et obtiennent une négociation véritable.

Il n’est que temps que les idéaux de Fraternité l’emportent.

Demain tout risque d’être trop tard.

A. D.


(1) Voir « D.L. », N° 194, novembre 1960 : « La Condition des Algériens en France ».


Une déclaration du M.R.A.P.

LE Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix (M.R.A.P.) tient à souligner le caractère discriminatoire du communiqué publié par la Préfecture de Police le 5-10-1961, et à exprimer l’émotion des antiracistes.

Le M.R.A.P. rappelle qu’aux termes mêmes de la Constitution Française :

– tous les citoyens sont libres et égaux en droit, sans qu’il y ait à distinguer de leur lieu d’origine, de leurs croyances philosophiques ou religieuses ;

– que cette liberté et cette égalité ne trouvent leurs limites que dans le cadre de la Loi ;

– qu’en aucun cas la liberté ou l’égalité d’un groupe de citoyens ne peuvent être réduites à raison de la seule croyance et du seul lieu de naissance de ces citoyens.

On ne peut transgresser ces principes sans, du même coup, porter gravement atteinte aux fondements démocratiques de notre pays.

M. le Préfet de Police, en « conseillant de la façon la plus pressante » aux « Français Musulmans d’Algérie » de s’abstenir de circuler la nuit de 20 h. 30 à 5 h. 30, en leur recommandant très vivement de ne circuler en toute occasion, qu’isolément ; en décidant la fermeture à 19 heures des débits de boisson tenus et fréquentés par eux, institue, en fait et contrairement au droit français, un véritable couvre-feu pour un seul groupe de citoyens déterminés par leur confession et leur lieu de naissance présumé.

Le M.R.A.P. souligne la nocivité d’un tel communiqué officiel publié alors que la guerre d’Algérie a déjà gravement contribué à la renaissance du racisme en France.

Le M.R.A.P. appelle tous les antiracistes, tous les républicains à s’associer à sa protestation.

Il appelle tous les gens de cœur à affirmer et à promouvoir en toute occasion, par tous les moyens, l’esprit de fraternité et de compréhension humaine en vue de contribuer à la création d’un climat favorable à la recherche d’une solution pacifique par la négociation qui ne peut se fonder que sur le respect de la dignité de tous les hommes dans leur diversité.

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