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Geneviève Bonnefoi : Romanciers nord-africains

Article de Geneviève Bonnefoi paru dans L’Observateur, 4e année, n° 141, 22 janvier 1953, p. 17-18

UN des phénomènes curieux de cette saison littéraire est l’apparition de plusieurs jeunes écrivains d’Afrique qui ont publié presque simultanément leur premier roman : Jean Pélégri, avec L’embarquement du lundi (1), Mohammed Dib avec La Grande Maison (2), G .- M. Dabat avec Le dimanche musulman (3), Mouloud Mammeri avec La Colline oubliée (4), Marcel Moussy avec Le sang chaud (5). Et ce n’est pas fini : les Editions du Seuil ont créé une collection « Méditerranée », que dirige Emmanuel Roblès, Les Temps Modernes publient actuellement des extraits de La statue de sel, d’un jeune Tunisien : Albert Memmi.

Coïncidant avec l’effervescence qui se manifeste en Afrique du Nord, ce phénomène semble mériter quelque attention. Dans quelle mesure ces œuvres de jeunes (le plus âgé a 35 ans), nourris de culture française, reflètent-elles les préoccupations et les problèmes des pays nord-africains, l’évolution économique et sociale de ces régions et le désarroi, générateur des troubles actuels, qui en résulte ?

Les deux ouvrages les plus révélateurs, à cet égard, sont ceux de Mohammed Dib et de Mouloud Mammeri. Le premier, aujourd’hui journaliste, est né à Tlemcen et c’est de cette ville qu’il nous parle dans La grande maison. Un quartier sordide où nous retrouvons presque les mêmes enfants et la même atmosphère (avec le soleil en plus) que ceux de la « zone » lyonnaise décrite par Louis Calaferte, cet autre Méditerranéen, dans Requiem des Innocents (6). Mohammed Dib nous montre ces enfants cruels et misérables, frères des « olvidados » de Mexico et des « Sciuscia » de Naples, dans les terrains vagues qui entourent la Grande Maison. Ils se battent à coups de pierres, jusqu’au sang, enrôlent d’office les petits pour récupérer les cailloux sur le champ de bataille. Parmi eux se trouve Omar, le héros du livre :

« De ces enfants anonymes et frileux, on en croisait partout dans les rues, gambadant nu-pieds. Leurs lèvres étaient noires. Ils avaient des membres d’araignées, des yeux allumés par la fièvre. Beaucoup mendiaient farouchement devant les portes et sur les places. Les maisons de Tlemcen en étaient pleines à craquer, pleines aussi de leurs rumeurs ».

C’est l’histoire d’une enfance que nous conte Mohammed Dib. Omar a dix ans. Il découvre le monde et, quand la faim ne le torture pas trop, il cherche à donner un sens à ce qu’il voit. Dans « Dar Sbitar », La Grande Maison où il habite avec sa mère et ses deux sœurs, sorte de vaste caravansérail où logent plusieurs familles bruyantes et pauvres, la vie donne chaque jour une représentation « aux cent actes divers ». Le rideau se lève à l’aube avec le premier travailleur, le premier claquement de la porte d’entrée. Il retombe, le soir, sur les enfants et la mère, roulés à même le sol, dans de vieilles peaux de mouton. Entre temps, une journée a déroulé ses heures monotones ou tragiques, Aïni se tue au travail pour nourrir ces trois bouches avides et celle, si terriblement inutile, de la grand’mère impotente, rongée de gangrène et qu’on n’ose pas réduire franchement à la mort. Dans la cuisine glacée, la vieille est abandonnée. Omar vient quelquefois lui tenir compagnie et regarder lentement se défaire une vie. L’école le retient certains jours. Après le mensonge appliqué de la rédaction, où l’enfant aux pieds nus et au ventre creux décrit la veillée au coin du feu ou l’arbre de Noël chargé de jouets, son petit cerveau s’interroge :

« La Patrie est la terre des pères, lit le maître, le pays où l’on est fixé depuis plusieurs générations … pas seulement le sol sur lequel on vit, mais l’ensemble de ses habitants et tout ce qui s’y trouve ».

Et ce maître, que quelques-uns ne manqueront pas de qualifier de factieux, leur murmure tout à coup en arabe :

« Ça n’est pas vrai si on vous dit que la France est votre patrie ».

Mais l’enfant avait déjà compris.

Le thème essentiel qui revient, amplifié ou assourdi, tout au long du livre, c’est la faim. Faim de chaque jour, faim permanente qui fait crier les petits et travailler la mère jusqu’à la limite de ses forces, faim incroyable, incompréhensible pour ceux qui n’en souffrent pas, et qui crée une sorte de communauté farouche. Pour Omar, le monde est divisé en deux : d’un côté, lui et les siens, les pauvres habitants de « Dar Sbitar » qui « passent leur vie à tromper la faim », de l’autre, ceux qui mangent tous les jours. Tout l’ouvrage est rempli d’histoires de croûtons de pain volés, quémandés ou reçus, de soupes maigres, de repas absents et du rêve un peu fou des gosses pour qui la viande est un luxe inconnu.

C’est la sourde rumeur de la faim et de la misère qui gronde dans « Dar Sbitar », dans les rues pauvres de Tlemcen comme dans celles de trop de villes au monde.

Le ton n’est pourtant pas celui du réquisitoire : il est simple, émouvant, pudique, traversé de sourires et de tendresse secrète. Nous n’oublierons pas de sitôt l’image du petit Omar, courant dans les ruelles nocturnes, serrant sa miche de pain contre sa poitrine, et nous attendons de le retrouver, comme on retrouve un ami, dans le second volume que nous annonce Mohammed Dib.


Mouloud Mammeri, actuellement professeur de lettres à Alger, a fait, avec La Colline oubliée, une œuvre documentaire et poétique. Son livre est le plus « régionaliste » et le plus folklorique de tous ceux dont il est question ici. Tasga est un petit village de la montagne berbère, en Kabylie, qui doit fort ressembler à celui où naquit l’auteur. Un groupe de jeunes gens, tous plus ou moins cousins, amis, fiancés, compagnons de jeux, se retrouve à la veille de la guerre : Mokrane va épouser la douce Aazi ; Sekoura quitte le village pour suivre son mari Ibrahim : Menach, l’inquiet, tente d’échapper à la passion que lui inspire la belle Davda, femme de Akli … Il y a encore Raveh, Idir, Meddour, le berger Mouh qui joue de la flûte en virtuose aux « sehjas » de la bande à Ouali. On se perd un peu dans cette foule de personnages touchants ou pittoresques, entre lesquels on devine que l’auteur n’a pas voulu faire un choix, vouant aux compagnons de son enfance une égale tendresse.

La vie du village déroule ses images, lentes ou rapides : mariages et enterrements, fêtes et danses rituelles. Pour la cueillette des olives, tout le pays doit, en procession, traverser à gué la rivière et laisser à celle-ci, chaque année, son contingent de jeunes gens, les anciens refusant de laisser construire un pont. Cependant, la guerre et la mobilisation apportent la perturbation dans cette vie bien réglée, dans ce pays oublié où les traditions séculaires sont farouchement implantées. Est-il besoin de dire que le sens de cette guerre échappe totalement à ceux qui restent comme à ceux qui partent ?

En l’absence de Mokrane, sa jeune femme Aazi tombe sous l’autorité des beaux-parents et se désespère des reproches, qu’avec tout le village, ils lui font. Elle n’a pas d’enfant, en effet, et la coutume veut que l’épouse stérile soit répudiée. Bien que Mokrane ait reçu une éducation européenne, il laisse faire, par lâcheté, peut-être aussi par lassitude. Aazi, dont la touchante figure évoque parfois, mais avec moins d’âpreté, la Yerma de Lorca, retourne désespérée chez sa mère, tandis que son mari, après trois mois de campagnes hasardeuses contre les troupes de l’Afrika Corps, revient fourbu dans son pays. Il y trouve une lettre d’Aazi lui annonçant qu’elle attend un enfant et lui parlant de son amour en termes touchants et simples. Bouleversé, Mokrane se met en route pour rejoindre sa femme. Mais la terrible neige de la montagne berbère l’ensevelit avant qu’il ait pu la retrouver. Il ne verra pas naître son fils.

Belle et triste comme une légende ancienne, cette simple histoire est l’œuvre d’un poète plutôt que d’un romancier. Attachante, et assez confuse, elle éclaire singulièrement l’âme d’un peuple tendre et farouche, accordé aux saisons et aux travaux de la terre, retardé dans son évolution par des coutumes et des superstitions ancestrales.


Nous nous éloignons un peu de l’Afrique du Nord pour suivre jusqu’en Egypte Grisha et Mitsou Dabat, avec Le Dimanche musulman. Nous serons déçus si nous espérons apprendre d’eux ce qu’est aujourd’hui le pays des Pharaons. Leur livre est plus américain que musulman. On y danse, on y boit, on y flirte, on s’y donne et l’on s’y vend avec ce faux détachement qui cache mal le désespoir des héros de roman d’outre-Atlantique. Il y a là un père féroce et sadique, une mère stupide et sourde, un nombre incalculable de frères dont, autant qu’on puisse en juger, l’un est idiot et onaniste, un autre vaguement progressiste ou communiste, le troisième suivant malaisément le train idéaliste du second, et le quatrième paraissant avoir pour le premier un amour quelque peu incestueux. Il y a aussi un chien clochard et sympathique (le seul personnage, peut-être, de tout le livre), une famille juive assez bien campée, et un profiteur sorti tout droit d’un film hollywoodien. G .- M. Dabat semblent avoir mal digéré leur Faulkner.

Quant à la ville, Alexandrie, elle est absente. On n’y voit pas vivre des hommes et on ne fait qu’imaginer ce que peut être une grande métropole où le luxe le plus insolite côtoie une misère millénaire. Peut-être G .- M. Dabat ont-ils voulu porter témoignage sur la décomposition de ce pays ; peut-être ont-ils tenté simplement de faire un roman selon les recettes américaines. Leur dessein reste obscur et, dans un cas comme dans l’autre, l’entreprise est manquée.


Retournons à Alger où se situe l’action de L’embarquement du lundi, de Jean Pélégri, et celle de Le sang chaud, de Marcel Moussy. Je ne reviendrai pas sur le premier de ces romans dont Jean-Charles Pichon a déjà parlé ici-même. Quant à Marcel Moussy, il est certainement, de tous ces jeunes romanciers, le plus incontestablement écrivain. Il est aussi, me semble-t-il, le moins nord-africain, le moins marqué par cette Algérie où pourtant il est né et où il a passé ses années de jeunesse. En ce sens, son livre est moins régionaliste que les autres, moins révélateur du climat et des mœurs. La ville qu’il décrit, écrasée de soleil, avec ses petites rues, le jardin où jouent ensemble Félix et Marie-Ange, le port, les maisons closes, pourrait tout aussi bien être Marseille qu’Alger. C’est qu’ici la fiction prend le pas sur la réalité, le roman sur le documentaire. Ce n’est pas un reproche, on s’en doute. Le seul que l’on pourrait faire à l’auteur, c’est de pousser, après tant d’autres, la porte du jardin secret, du trop fameux « vert paradis des amours enfantines ».

Sujet un peu usé, sans doute, mais choisit-on un tel sujet ? Il est plus probable qu’il fait partie de vous-même et qu’il s’impose sans qu’on puisse l’éluder. Marcel Moussy le traite avec une telle discrétion, une telle émotion intime qu’on ne peut s’empêcher d’être pris. Son histoire est de tous les temps et de tous les pays. Fils de colon, le petit Félix ne ressent pas dans ses veines, comme Omar ou Mokrane, cette terre où il n’est qu’un passant. N’importe quelle ville de province, en France, aurait pu servir de cadre à son aventure, n’importe quel grand jardin de la Puisaye ou de l’Orléanais aurait pu abriter sa découverte de Marie-Ange. Et la brume aurait pu remplacer avantageusement le soleil. Le petit Félix, qui guette anxieusement, derrière ses persiennes, sa secrète et farouche amie, ne connaît qu’une seule faim : celle du cœur, dont certains ne guérissent jamais. Et Félix, devenu « grand », pourra bien partir et revenir. épouser une autre femme et lui faire des enfants, accepter la situation que lui offre son beau-père et croire, parce qu’il aura possédé une fois Marie-Ange, pouvoir la rayer de sa vie, il est clair qu’il sera toujours amputé d’une partie de lui-même : celle qu’il aura laissée, avec le petit Félix, dans le jardin de la rue d’El-Affroun.


De ce trop bref voyage aux rives de l’Afrique, retenons qu’une littérature nord-africaine, d’expression française, est en train de naître, plus originale et plus fixée au sol que celle des anciens comme Albert Camus, Emmanuel Roblès ou Jules Roy.

Geneviève BONNEFOI.


(1) Gallimard. – (2) Seuil. – (3) Table Ronde. – (4) Plon. – (5) Gallimard. – (6) Julliard.

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