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Maurice Faure : Villages de l’Union française

Article de Maurice Faure paru dans L’Observateur, n° 171, 20 août 1953, p. 19-20

L’ANNEE écoulée a vu fleurir toute une littérature indigène d’Afrique du Nord. Une pléiade de jeunes auteurs, en des livres de qualité inégale, mais tous attachants à quelque égard, ont fait la peinture d’une société, mœurs et caractères, ont posé les problèmes qui les préoccupent, eux et leurs frères de race, dans l’ordre intellectuel, moral, social, politique. Mouloud Feraoun, auteur déjà d’un roman, Le fils du pauvre, s’ajoute à eux. Il est né et il a vécu en Kabylie ; fils de fellah, il est actuellement directeur d’école. La terre et le sang (1) est un témoignage : simple, juste d’accent. La vie d’un village kabyle, le destin de ses habitants s’y reflètent.

Ce roman est à placer près de la Colline oubliée, de Mouloud Mammeri, dont le récit évoque pareillement la vie d’un village kabyle, la modeste existence d’une population, ses soucis, ses divertissements, sa morale, son difficile éveil à l’occidentalisme. Il y a dans la Colline oubliée une certaine brusquerie de style. Ici on observe de même une manière de dire, moins alerte d’ailleurs, qui parait gauche à notre habitude des romans de technique objective. Le ton est fruste, les dialogues sont sagement écrits. Ce n’est pas déplaisant. On croit voir un de ces conteurs arabes, assis sur un coussin, dans une salle ouverte sur la rue, lisant des histoires à un public en demi-cercle, jambes en tailleur.

La Colline oubliée accorde leur place au conflit entre la tradition islamique et l’indifférence religieuse d’aujourd’hui, à l’attitude des indigènes devant cette guerre d’Europe qui tuait leurs enfants, à la fermentation communiste. La terre et le sang effleure à peine ces questions, mais d’une façon plus lente et plus attentive, nous fait pénétrer peut-être davantage au cœur des foyers kabyles. C’est un drame d’amour et de jalousie, prétexte à une minutieuse analyse de psychologie et de milieu.


Amer est parti jadis de son village, Ighil-Nezman. Il a travaillé comme mineur dans le nord de la France. Il y a tué son oncle, dans un accident de mine, par un geste dont il n’est pas responsable, mais dont quelques-uns de ses parents conçoivent le vague souci d’une vengeance. Il a épousé une Française, et il revient, après des années. Sa femme n’est qu’une fille de médiocre condition, peut-être vulgaire, brave pourtant. Elle l’aime et fait bon ménage avec lui. Amer et Marie s’installent chez la vieille mère, Kamouma.

Amer a épargné un peu d’argent. C’est fort drôle, et sans doute exactement observé, l’accueil qu’il reçoit, cordial, mais comme réservé dans l’attente de la révélation – est-il riche, ou pas ? – qui donnera la mesure de la considération à laquelle il a droit. Fort drôle aussi, l’accueil fait à Marie. Elle impose, parce que Française. On ne s’interroge guère sur son passé, sur sa condition. Française, cela suffit pour étonner, pour inspirer une sorte de respect : elle a des meubles, des robes. « Madame » devient son nom, comme d’une altesse aux grands siècles. Les femmes se précipitent chez elle, timides et curieuses, pour la regarder, l’écouter, contempler ce luxe : un matelas, de la vaisselle. Elles, l’adopteront, lieront amitié avec elle. Sa belle-mère s’entendra avec elle. C’est qu’elle est assez simple pour s’adapter : à vrai dire, « Madame » est heureuse plus qu’en France.

En France elle était moins que rien, tout était dur et hostile. Ici elle est un personnage, et l’existence est aisée. Les hommes la regardent à la fois avec admiration et avec gêne. Cette liberté des Françaises qui sortent en public n’est pas digne à leurs yeux : une femme reste avec les femmes, ne se montre pas. Ils envient Amer et le blâment en même temps.

La vendetta cède devant l’amitié du sang. Amer renoue avec tous les siens. L’évocation est intéressante de ces rapports familiaux, de ces liens de clan qui persistent malgré toutes les querelles, malgré les batailles. Chaque famille de telle même tribu habite en une des maisons rangées derrière un haut mur commun : on entend parfois des coups et des cris. Mais quand le chef de la tribu ouvre la porte, c’est pour gémir sur la turbulence des enfants. Mouloud Feraoun ne manque pas d’humour.

La vie est simple au village. Les besoins sont modestes. Le travail est assez dur, sur une terre ingrate. La misère est grande. L’hospitalité, l’entraide, la charité secourent les plus misérables. Sous le couvert de cette mutualité fraternelle, que de haines cependant, de jalousies, de méchancetés, de dénigrements et de médisances ! C’est la vie de province en France, mais plus cordiale et plus âpre encore, jusqu’à l’exagération tragi-comique.

Un cousin d’Amer est marié à Chabha, qui n’a pas d’enfant. La Colline oubliée prend pour l’un de ses thèmes celui de la femme stérile. C’est une terrible malédiction que la stérilité dans ces pays. La femme stérile est exposée aux plus cruelles humiliations et à la répudiation. Il n’est pas de démarche à laquelle elle ne se soumette pour obtenir du ciel le fils souhaité : pratiques de magie, visites à quelque marabout, pèlerinages, promesses et offrandes. Quand rien n’y fait. le concubinage est un recours possible : l’une ou l’autre des deux femmes sera la victime.

La stérilité de Chabha est l’origine du drame. Sa mère et la mère d’Amer, complices, manœuvrent pour faire d’Amer l’amant de Chabha ; peut-être le ciel sera-t-il propice. Mais l’amour naît et grandit entre Amer et Chabha. Leurs rencontres, furtives et passionnées, deviennent vite sujet de commérages et de scandale. Ce qui nous vaut une belle scène de dispute à la fontaine, forum féminin du village. Etranges nous paraissent les rapports sociaux entre hommes et femmes, singulier mélange de pudeur et de hardiesse, de liberté et de réserve. L’existence recluse des femmes n’empêche pas, à l’occasion, d’audacieux adultères. La passion brûle Amer et Chabha de sensualité et de tendresse. Jusqu’à ce que le mari silencieux, dévoré de jalousie, provoque un accident où Amer et lui-même trouvent la mort.

Nous voyons errer dans nos rues, étrangers, déracinés, ces êtres que la pauvreté arrache à leur pays, qui espèrent gagner chez nous de quoi vivre mieux. Nous leur attribuons avidité, violence, sadisme, que sais-je ! Or c’est leur humanité, si proche de la nôtre, pareille à la nôtre, que nous montre ce drame sombre, conté avec une simplicité qui n’exclut pas le tragique véritable. Ils sont capables des mêmes sentiments qui font notre grandeur et notre misère, non seulement de la passion qui détruit, mais de douceur, de chasteté, d’ordre, d’honnêteté, de courage.


Témoignage aussi, le dernier roman de Jean Hougron. Ou du moins document. La fiction n’y est qu’un appât de divertissement. Le véritable intérêt du livre est de nous enseigner sur des réalités lointaines que nous ne devrions pas ignorer. Mort en fraude (2) ou la vie au village dans l’Indochine du Viet-Minh. Il est de lecture facile et attrayante. Le style n’a pas de personnalité, mais il est net et direct. Le dialogue sonne juste, en dépit des artifices. La notation psychologique persuade.

Mort en fraude est un roman d’aventures. Il tient même du roman policier en son exposition et en son dénouement. Le héros, Pierre Horcier, est un garçon qui va travailler à Saigon dans une compagnie française. Victime de trafiquants de dollars, il est contraint, pour garder la vie sauve, de fuir à l’intérieur du pays. Une jeune métisse le conduit dans un de ces villages de rizière que contrôle le Vietminh et que la protection militaire française a dû abandonner.

L’exotisme abonde et le pittoresque est efficace. Bien des pages ne sont qu’une description géographique de ces plats marécages de rizière, traversés d’étroites chaussées, de ces mornes sites, de la flore et de la faune qui les peuplent. L’auteur réussit parfaitement à suggérer. L’exotisme est un genre qui tend à disparaître. La photographie, le cinéma sont des concurrents trop bien armés, en ce domaine qui relève du reportage. Mais c’est un genre de saveur quelque peu surannée ; il possède la vertu que l’imagination détient de visions moins précises mais plus saisissantes parfois que les « choses vues ».

Le plus intéressant, assurément, c’est la vie même du village, sa vie dans les conditions particulières que la situation politique et militaire lui impose. La misère y est affreuse. La faim, la maladie. la peur, la mort y règnent en souveraines, Huit cents habitants autrefois, il n’en reste que deux cents. Inopinément surgissent les patrouilles vietminh : elles exigent des recrues, des vivres ; elles punissent, elles tuent ; elles établissent la terreur, la méfiance, la délation, la torture, Plus de riz. Les rizières sont abandonnées : plus de main-d’œuvre suffisante pour les travailler, plus de buffles pour les labourer, plus de grain pour les ensemencer. La fièvre s’empare des corps décharnés, fait ses brutaux ravages. Pas de médicaments. Le village est isolé. Les voies d’accès ne sont pas entretenues. On ne peut circuler que la nuit à travers les marais, sous la menace de graves dangers : on est toujours suspect.

Les indigènes se nourrissent d’herbes, de petits gibiers de hasard, de poisson. Ils vivent dans l’inaction. J. Hougron donne autorité dans son village à un chef et à un vieillard, qui accorde l’hospitalité au réfugié. Tous deux étaient autrefois en rapport avec les Français. Il reste en eux du respect et de l’admiration à l’égard des Français, qui représentent encore la puissance et la culture. Mais l’ironie s’y joint, qui prouve le sentiment qu’ils ont de sa faiblesse. Pour la majeure partie de la population l’hostilité, le mépris, la haine ne se cachent pas. A l’égard du Vietminh, c’est ordinairement l’indifférence en tant qu’attitude politique (et cela ne saurait surprendre parmi ces populations rurales reculées) et la peur en tant que réaction d’expérience.

Horcier s’émeut de tant de misère. La pitié le pousse à l’action. Il veut sauver ces pauvres gens, ranimer en eux la volonté de vivre, le courage de lutter. Il partage la nourriture qu’il se procure, il les incite à reprendre le travail des rizières, il va chercher des remèdes pour les guérir de leur fièvre. Au péril de ses jours, il prend contact avec les autorités françaises, leur donne des renseignements sur la localisation des forces vietminh, afin de provoquer une expédition qui rétablira dans la contrée la sécurité du contrôle militaire.

La guerre d’Indochine, quand nous consentons à y réfléchir, quand nous sortons d’une paresseuse nonchalance et ne nous contentons pas d’une impulsion sentimentale, reste trop devant notre pensée une abstraction. Quelques rapides images de guérilla aux actualités cinématographiques, des articles de journaux discutant de faits généraux, de positions idéologiques, de larges intérêts économiques, ce n’est pas la réalité, la réalité vivante. La réalité, ce sont des hommes qui souffrent, qui ont faim et qui meurent. Il importe que nous pensions aux êtres, aux créatures humaines qu’ils deviennent pour nous plus que des foules et des statistiques, des individus et des tragédies.

Horcier se défend de proposer une morale et une politique.

« Il fallait que Vinh-Bao soit sauvé. Accessoirement, il faudrait peut-être sauver la province tout entière, mais ce n’était qu’accessoire. Un moyen seulement, pas une fin. Horcier se répétait cela, parce qu’il se voulait lucide et méprisait ces gigantesques vues de l’esprit qui voulaient embrasser un univers. Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que tous les grands mystiques avaient commencé comme lui, et qu’il faut convertir puis sauver un seul homme avant d’en sauver des milliers d’autres. »

Est-il si sur que tous les grands mystiques aient commencé ainsi ? N’avaient-ils pas, avant tout commencement d’action, une ardente foi, un ardent amour, une ardente pensée, un vaste idéal et un ferme système ? Ne tentaient-ils pas d’embrasser un univers ? Et puis, est-ce bien de mysticisme qu’il s’agit ici ?

Maurice FAURE.


(1) Mouloud Feraoun : La terre et le sang (Editions du Seuil).

(2) Jean Hougron : Mort en fraude (Domat, edit.),

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