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Albert Lagier : Fraternité avec nos amis Nord-Africains

Article d’Albert Lagier dit Eric-Albert paru dans Le Libertaire, n° 305, 7 mars 1952, p. 4

POUR ceux qui sont fiers d’être Français, un Nord-Africain est toujours un « bicot ». Pourquoi ? Mais parce que l’usage de ce terme est le seul moyen qui leur permet d’affirmer leur supériorité. Il en allait de même avec les hitlériens, vis-à-vis des juifs, il en va de même avec les Américains vis-à-vis des noirs, il en va de même partout où existent le patriotisme et le racisme, ces produits de l’imbécillité et de la barbarie.

Les Kabyles et les Arabes ne sont ni supérieurs ni inférieurs aux Français, aux Turcs et aux Chinois. Ce sont des hommes, simplement, et qui ont des défauts et des qualités. Malheureusement tous sans exception sont coupables d’un péché originel : ils sont « bicots ». Au tour d’eux, un climat de mépris est créé, il est entretenu par la bêtise d’une foule de gens qui bien souvent sont victimes des mêmes oppressions, des mêmes exploitations dont souffrent ceux qu’ils jugent (on ne sait pourquoi) inférieurs à eux. De ce fait, il n’y a pour ainsi dire pas de contact entre la population française et la minorité nord-africaine. Ces derniers, et pour cause, vivent repliés sur eux-mêmes. Ils savent qu’ils ne sont pas aimés, ils doivent bien souvent demander pourquoi. Car enfin non seulement leur pays est mis en coupe réglée par les colons français, par l’armée française mais encore aux « beaux jours de gloire » le « bicot » est automatiquement transformé en héroïque combattant par la mère-patrie, le droit, etc …

J’habite à Clichy dans un immeuble derrière lequel des Nord-Africains s’entassent en de misérables chambres meublées. Le dimanche, dans la cour, ils font leur lessive. Tout est propre. Au coin de la rue, un café arabe, impeccablement tenu. Jamais un cri, jamais une rixe. La maison est tranquille. Certes, de temps à autre, dans la rue, un ivrogne. Un Français, bien entendu. Nos amis, les Nord-Africains sont polis, honnêtes. Ils se tiennent bien comme on dit. Et c’est miracle quand on sait la condition de leur logement, leur bas salaire, les sacrifices que beaucoup d’entre eux s’imposent afin de subvenir aux besoins de la famille restée là-bas en terre africaine. Chez eux, ils sont, ou traités comme du bétail, ou voués à toutes les misères du chômage, livrés pieds et poings liés à la brute militaire, à la brute colonisatrice, à la brute policière, privés du droit civique le plus élémentaire (et ce malgré toutes les hypocrites déclarations officielles). Alors, ils s’expatrient. Et ne rencontrent ici que déception. Ils sont encore davantage exploités que le travailleur français, ils sont légalement volés par le loueur de garnis et autres mercantis et de plus, sur le visage de maints passants, ils ne lisent qu’un stupide mépris.


Dans l’usine où je travaille, il y a plusieurs centaines de Nord-Africains. Je suis toujours en contact avec eux, je n’ai qu’à me féliciter d’avoir de si bons camarades de chaîne. Car c’est bien de chaîne qu’il s’agit dans ces entreprises industrielles où tous nous ne sommes que matériel humain. Or, nos amis sentent ces choses parfaitement. Entre eux et nous, Français, jamais un mot, jamais une dispute, partout l’entente et même cet abominable mépris disparaît. Pas entièrement quand même, il faut le dire ! On le sent planer encore un peu comme la dernière traînée d’un gaz délétère.

Que ceux qui accusent les Nord-Africains d’être paresseux viennent donc un peu voir ce qui se passe derrière les hauts murs de l’usine. Ils « marnent », mes amis, comme nous, plus encore : à eux tous les travaux pénibles et malsains, la trituration des produits chimiques, les manœuvres pénibles, la chaleur des fours, de la vapeur, des presses à plomb. A eux la vie sans espoir. Car jusque dans l’extrême vieillesse, ils devront trimer, trimer jusqu’au jour où le couscous aura mauvais goût. Alors ils se coucheront et mourront. Comme moi, comme vous prolétaires français, comme vous tous prolétaires de tous pays.

Nos amis comprennent ces choses. D’instinct. Ils se savent exploités ici comme chez eux, ils savent que ce sont partout les mêmes qui font suer le burnous … et le bleu de chauffe.


Le manque d’instruction les place dans une situation difficile. Les Kabyles ne parlent que leur langue (un dialecte) et un peu de français. Les Arabes ne connaissent pas toujours la leur à fond et usent du français dès qu’il s’agit de correspondre par écrit. Bien souvent, le français sert de langue auxiliaire entre les premiers et les seconds. De plus, ils n’ont pas de métier, ils sont tous réduits aux bas travaux. Ce drame témoigne de la civilisation que la France leur a apporté. A coups de canons.

Malgré ce handicap dont on ne peut sous-estimer l’importance, ils trouvent spontanément la réponse juste, la réponse intuitivement révolutionnaire dès qu’il est question de patronat, d’armée, de films. Terrain vierge et propre, terrain riche qui ne demande qu’un peu de culture pour que s’épanouisse la forte plante du socialisme. Car dans la bouche d’un Nord-Africain, jamais ne sortira des inepties telles que : « Il faut bien qu’il y ait des riches et des pauvres ; il faut bien qu’il y ait des patrons pour donner du travail aux ouvriers ! » Ces réflexions sont le propre du « génie français ».


Pourtant, soyons justes, la France a fait quelque chose pour eux. A défaut de logement acceptable, de maison d’accueil, de foyer, à défaut d’une organisation où les gars d’un même pays aimeraient à se retrouver, la France met à leur disposition un bistrot à chaque coin de rue. Et leur offre des prostituées, des misérables prostituées qui hantent les trottoirs de Barbès, de Clichy. Et puis aussi, plus loin, vers Saint-Ouen, Gennevilliers, les terrains vagues, les rats. Et puis encore le chômage, la faim. Et la possibilité de mourir au chaud. Dans une bouche de métro.

Et c’est bien pourquoi il y a tant de gens qui sont fiers d’être français.

ERIC-ALBERT.