Article paru dans Gavroche, n° 184, 7 avril 1948, p. 5
ILS étaient douze, quelquefois neuf, quelquefois treize, au hasard des excursions ou des rencontres, dans ce beau palais d’exposition coloniale qui se dresse à l’entrée des gorges de la Chiffa.
Douze écrivains invités par les services de la Jeunesse du gouvernement de l’Algérie et qui, on s’en doute, avaient répondu avec empressement à cette invitation.
Sidi-Madani, petit village de l’Atlas d’où l’on voit les cèdres bleus de Créach et les roseraies de Blida, dont parle avec amour André Gide dans les Nourritures terrestres, a retenti pendant trois mois de palabres et de discussions.
Et aussi du bruit creux des balles de ping-pong.
On ne croirait pas que ce jeu comptât tant d’adeptes parmi les intellectuels. Le romancier Pierre Minet n’y connut que très rarement la défaite. Mais le champion de Sidi-Madani fut sans conteste Albert Camus, qui mit à mal tous ses adversaires, y compris le très redoutable Emmanuel Roblès, l’auteur de Travail d’homme.
A deux kilomètres de Sidi-Madani se trouve le célèbre ruisseau des Singes.
Tous nos écrivains s’y rendirent. Louis Guilloux y fut attendri jusqu’aux larmes par la mimique d’un cynocéphale couleur feuille morte qui gambadait devant lui sur la route. L’auteur de Sang noir voulant examiner de plus près le curieux animal, se rapprocha de lui.
Mal lui en prit.
Le singe lui subtilisa sa pipe, la porta à sa bouche et se sauva sous les lentisques d’où il regarda placidement s’éloigner la caravane déconcertée.
DE nombreux étudiants d’Alger, des intellectuels musulmans, des romanciers algérois rendirent visite aux pensionnaires de Sidi-Madani.
Il s’agissait de procéder à des échanges de vues sur nos deux civilisations. Contacts fructueux et qui instaurent une tradition qu’il faut souhaiter féconde. Ces réunions se renouvelleraient l’an prochain. Il est également souhaitable qu’un centre analogue soit créé en France, où les intellectuels musulmans pourraient séjourner. Tout le monde y trouverait son compte et un certain nombre de préjugés qui nous séparent seraient vite dissipés.
Cette institution nouvelle, qui a l’agrément du gouvernement de l’Algérie, fera de Sidi-Madani un nouveau Pontigny, dont Gabriel Audisio est d’ores et déjà le grand pourvoyeur.
L’ABBE Morel, qui avait conférencié à Oran, avait fait une courte apparition à Sidi-Madani.
Mais c’est François Ponge et Henri Calet qui inaugurèrent la saison. Ponge passa de longs jours dans le salon mauresque avec pour seul compagnon le Larousse en cinq volumes. Après un mois d’effort, il réussit à écrire deux pages : l’une consacrée à l’exposition du peintre Gérard Vulliamy, l’autre sur la croissance mystérieuse de la fleur violette du bougainvillier.
Henri Calet quittait Sidi-Madani pour le Maroc lorsque arrivèrent Michel Leiris, le peintre E. de Kermadec et le sculpteur Damboise.
A leur tour, ils étaient remplacés par Brice Parain, Jean Cayrol, Jean Tortel et Louis Parrot.
BRICE PARAIN était le plus entouré, lors des réunions du samedi et du dimanche.
Il expliquait quelques points obscurs de son « Logos platonicien » aux étudiants musulmans, pendant que sa femme, Nathalie Parain, l’illustratrice du Père Castor, herborisait à l’ombre du marabout et rapportait des simples de la montagne.
Albert Camus et Louis Guilloux prirent la parole à Alger. Jean Cayrol y dit des poèmes et Denyse Parrot y chanta de vieilles romances espagnoles. Guilloux parla encore à Oran du « Peuple et de la Culture », et, à Tlemcen, Parrot fit une conférence sur les poésies arabe et andalouse.
Le soir, alors que Charles Aguesse, l’organisateur de ces réunions, reconduisait les invités à Alger, les pensionnaires jouaient au jeu des analogies. L’auteur de la Peste ajouta de nouveaux succès à ceux qu’il avait remportés au ping-pong.
DE nombreux écrivains musulmans de langue française furent ainsi révélés à un auditoire fort attentif. Parmi eux, Mohammed Zerrouki, spécialiste de la musique arabe classique, et Mohammed Dib, qui est le poète le plus doué de sa génération.
Dib est presque inconnu en France : il a publié des poèmes dans les Lettres, la revue suisse de Pierre Courthion, et dans La Forge, de Roblès. Il connaît tous les romanciers américains aussi bien que tous les écrivains français d’aujourd’hui. Il prépare un roman sur la vie des des petites gens de Tlemcen, où il est né. Ce sera une révélation.
Echelonnées de décembre au 20 mars, ces vacances studieuses et reposantes prirent fin alors que dans la campagne, verte comme l’étendard du Prophète, s’ouvraient les premières fleurs des orangers.
Il y fut parlé de tout, mais en premier lieu de l’Islam. Et il n’est aucun des pensionnaires de Sidi-Madani qui ne soit désormais attentif à toutes les manifestations d’une civilisation ignorée de la plupart d’entre eux et qui n’a pas fini de nous causer bien des surprises.
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