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Gabriel d’Arboussier : Une dangereuse mystification. La théorie de la négritude

Article de Gabriel d’Arboussier paru dans La Nouvelle Critique, n° 7, juin 1949, p. 34-47

AU début de cette année, dans la Collection Internationale de Documentation coloniale publiée sous la direction de Ch. André Julien, paraissait une « Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache de langue française » due à Léopold Sédar Senghor (1), poète et homme politique.

A cette occasion, M. Sartre gratifiait le public, en guise de préface et sous le titre d’« Orphée Noir », d’une étude systématique de la NEGRITUDE, unique sujet, selon lui, de cette anthologie.

APRES trente pages d’analyse, Sartre, à la question de savoir ce qu’est la « négritude », répond habilement : « qu’un blanc ne saurait en parler convenablement » (2) et laisse ce soin à Senghor qui nous dit :

« Ce qui fait la négritude d’un poème, c’est moins le thème que le style, la chaleur émotionnelle qui donne vie aux mots, qui transmue la parole en verbe. » (3)

Et Sartre ajoute :

« On ne saurait mieux nous prévenir que la négritude n’est pas un état, ni un ensemble défini de vices et de vertus, de qualités intellectuelles et morales, mais une certaine attitude affective à l’égard du monde» (4) … « la négritude pour employer le terme heideggerien, c’est l’être-dans-le-monde du nègre » (5).

Nous voilà donc en plein existentialisme.

Partant du « terme heideggérien », Sartre tente de nous préciser cette notion de négritude : innocence perdue, fusion panthéistique avec la Nature, attitude existentielle, ensemble objectif des traditions négro-africaines, explication systématique de l’âme noire ou archétype platonicien, bon sens ou grâce – la négritude serait tout cela à la fois.

« Mais il y plus grave (ajoute Sartre), le nègre se crée un racisme antiraciste … Du coup, la notion subjective, positive, existentielle, ethnique de négritude « passe » comme dit Hegel, dans celle objective, positive, exacte de prolétariat » (6) … « Et sans doute, ce n’est pas par hasard que les chantres les plus ardents de la Négritude sont en même temps des militants marxistes. Mais cela n’empêche pas que la notion de race ne se recoupe pas avec celle de classe : celle-là est concrète et particulière, celle-ci universelle et abstraite ; l’une ressortit à ce que Jaspers nomme compréhension et l’autre à l’intellection ; la première est le produit d’un syncrétisme psychobiologique et l’autre est une construction méthodique à partir de l’expérience. En fait, la Négritude apparaît comme le temps faible d’une progression dialectique : l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du blanc est la thèse; la position de la négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu’il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races. Ainsi, la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière. » (7)

Moyen suprême, estime cependant Sartre, dans la lutte des peuples noirs pour leur émancipation. Dès la page XIV, il écrit en effet :

« Ce racisme antiraciste est le seul chemin qui puisse mener à l’abolition des différences de races. Comment pourrait-il en être autrement ? Les noirs peuvent-ils compter sur l’aide du prolétariat blanc, lointain, distrait par ses propres luttes avant qu’ils soient unis et organises sur leur sol ? Et ne faut-il pas d’ailleurs tout un travail d’analyse pour apercevoir l’identité des intérêts profonds sous la différence manifeste des conditions ; en dépit de lui-même, l’ouvrier blanc profite un peu de la colonisation ; si bas que soit son niveau de vie, sans elle, il serait plus bas encore. En tout cas, il est moins cyniquement exploité que le journalier de Dakar ou de Saint-Louis. Et puis l’équipement technique et l’industrialisation des pays européens permettent de concevoir que les mesures de socialisation y soient immédiatement applicables ; vu du Sénégal ou du Congo, le socialisme apparaît surtout comme un beau rêve ; pour que les paysans noirs découvrent qu’il est l’aboutissement nécessaire de leurs revendications immédiates et locales, il faut d’abord qu’ils apprennent à formuler en commun ces revendications, donc qu’ils se pensent comme noirs. »

Plus loin, Sartre se livre à un parallèle entre le nègre sans préciser sa condition et le travailleur blanc, parallèle qui tend à prouver qu’il n’y a aucun point de similitude dans leurs conditions, qu’il n’y aurait même que contradiction irréductible.

Il écrit :

« De l’outil, le blanc sait tout. Mais tout griffe la surface des choses, il ignore la durée, la vie. La négritude au contraire, est une compréhension par sympathie. Le secret du noir, c’est que les sources de son existence et les racines de l’Etre sont identiques.

« Si l’on voulait donner une interprétation sociale de cette métaphysique (nous y voilà !), nous dirions qu’une poésie d’agriculteurs s’oppose à une prose d’ingénieurs » (8) (Damas, Senghor, agriculteurs ? allons donc !).

Plus loin, il oppose « l’absurde agitation utilitaire du blanc » à « l’authenticité recueillie de la souffrance du noir » (9). Quel sophisme démagogique !

DANS tout ce fatras, il n’est question que de conscience, de subconscience, d’état d’âme, de métaphysique. La race est une notion concrète, mais celle de classe n’est qu’abstraite bien qu’universelle, et Sartre ne fait allusion que furtivement à la réalité la plus concrète dominant et déterminant toutes les notions qu’il évoque, la colonisation fille de l’impérialisme.

Cette réalité fondamentale fait pourtant que le noir « se pense » aujourd’hui d’abord, comme exploité et opprimé, et conçoit la réalité des classes parce qu’il voit des blancs exploités par des blancs ; que l’ouvrier blanc sait aujourd’hui que le surprofit colonial ne sert qu’à mieux l’enchaîner, que la main-d’œuvre coloniale à bon marché crée le chômage. La classe ouvrière américaine se rend compte que l’expansionnisme capitaliste s’accompagne de la loi Taft-Hartley comme les travailleurs français savent que la guerre au Viêt-Nam leur coûte argent et sang. Et ainsi, chaque jour davantage, le paysan noir et l’ouvrier blanc conçoivent parfaitement non point l’identité de leurs intérêts, mais leur solidarité dans la lutte contre l’impérialisme qui ne les divise que pour mieux les opprimer.

Par ailleurs, tout ce que Sartre avance sur le socialisme se trouve pour sa confusion démenti par le seul fait de l’existence d’un pays qui a devance les autres sur la voie du socialisme sans cependant, avoir atteint le même degré de développement industriel et technique et à qui le socialisme a précisément permis de rattraper son retard, d’un pays où, malgré la suppression du surprofit colonial, la condition de l’ouvrier loin de baisser n’a fait que se relever grâce justement à l’alliance des ouvriers et des paysans de races différentes, à l’alliance de peuples divers. Non, Monsieur Sartre, le socialisme, vu du Sénégal ou du Congo, n’apparaît pas seulement comme un beau rêve, mais comme une puissante réalité incarnée dans l’Union Soviétique et qui est la seule réalité susceptible de résoudre le problème des races comme les autres.

L’ETUDE de M. Sartre que Ch. André Julien qualifie de profondément originale se réduit ainsi assez modestement à une simple entreprise de division profitant de la confusion que comportent l’Anthologie de Senghor, comme la revue Présence Africaine d’Alioune Diop ou les publications du Musée Vivant.

Confusion et division qui ont pour résultat de justifier le refuge dans une contemplation extatique.

Le mythe d’Orphée Noir ne tend rien moins en effet qu’à prôner un art et une poésie nègres détachés du monde et de sa réalité sociale et aboutit à inculquer aux peuples de couleur, par une odieuse flatterie démagogique, un sentiment isolationniste des plus néfastes.

Il pose de façon radicalement fausse tous les problèmes soulevés par l’exploitation et l’oppression impérialistes comme par le mouvement de libération des peuples coloniaux et dépendants.

Loin de se pâmer sur l’originalité d’une telle étude, on reste plutôt confondu devant la méconnaissance totale du problème traité.

Il est vrai, à la décharge de M. Sartre, que Léopold Senghor lui a joué un vilain tour en lui faisant parrainer cette Anthologie qui est une véritable bouteille à l’encre pour un assidu du « Café de Flore » n’ayant abordé ces problèmes si complexes des peuples coloniaux que par la métaphysique.

Cette Anthologie qui met sur le même pied antillais, guyanais, sénégalais et malgaches créé une regrettable confusion. Elle pose, de ce fait, le problème culturel des pays d’outre-mer en le détachant de la réalité historique et sociale de chaque pays, des caractéristiques nationales de leurs peuples, et des conditions différentes imposées à chacun d’eux par l’exploitation et l’oppression impérialistes.

Ainsi, lorsque Sartre écrit :

« Le noir, par le simple approfondissement de sa mémoire d’ancien esclave, affirme que la douleur est le lot des hommes et qu’elle n’en est pas moins imméritée. » (10)

se rend-il compte de ce que cela peut signifier pour un Hova, un Maure, un Targui, un Peulh ou un Bantou du Congo ou de Côte d’Ivoire ? Le problème est plus complexe que ne le suppose M. Sartre. Et sa « Geste noire », réduite à la lutte pour l’abolition de l’esclavage dans les îles, n’est qu’un fragment de la geste des peuples noirs colonisés.

Loin de nous, l’idée de contester l’importance de la lutte des nègres d’Amérique ou des Antilles pour l’abolition de l’esclavage ; mais elle n’est qu’une partie du mouvement de libération des classes et des peuples opprimés.

Certes, dans ce mouvement de libération, nous apprécions à sa juste mesure, l’importance du facteur racial qui est un puissant ressort, mais il n’est qu’un facteur au milieu de bien d’autres qui composent l’élément déterminant du mouvement de libération : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’accession à l’indépendance et à l’exercice d’une souveraineté nationale dans le cadre d’une véritable solidarité internationale.

Poser le problème des peuples noirs colonisés sous l’angle d’une négritude perdue et retrouvée, affirmer que le « racisme antiraciste est le seul chemin qui puisse mener à l’abolition des différences de race », c’est se livrer à une dangereuse mystification en partant d’une notion abstraite, celle de la race nègre.

LA classification des races en quatre couleurs témoigne une fois de plus de l’imprécision de la science traditionnelle bourgeoise. En fait, il n’y a pas de race nègre qui soit une ; il y a des peuples divers de couleur plus ou moins noire, vivant à travers le monde dans des conditions économiques et sociales différentes, mais soumis dans leur ensemble à l’oppression et à l’exploitation non pas d’une autre race, mais d’autres peuples, ou, plus exactement, des classes dominantes d’autres peuples, par suite d’un système économique fondé lui-même sur l’exploitation de l’homme par l’homme.

Par réaction contre cette oppression et cette exploitation, les éléments les plus conscients obéirent d’abord d’une part à un mouvement spontané de révolte contre ce qui apparaissait au premier chef comme la cause de leur misère : le blanc ; d’autre part, à un mouvement spontané d’union avec tout ce qui apparaissait comme souffrant de cette misère : le noir. Et ceci donna naissance aux mouvements pannégristes, tel celui de Marcus Garvey par exemple, auquel participa entre autres, le professeur B. Dubois, historien et homme politique noir américain, aujourd’hui l’un des leaders du mouvement progressiste américain.

Mais ce mouvement n’est pas un cas extraordinaire dans l’histoire et il y a un rapprochement suggestif à faire entre le pannégrisme, le panslavisme, le panasiatisme, le panarabisme ou le sionisme. Malgré la différence de terminologie, toutes ces théories se fondent sur la communauté d’origine ethnique. Elles ont été un moment de la prise de conscience de l’oppression par des peuples asservis que l’on risque de dévier en la prenant comme le moyen ultime à employer par ces peuples pour s’affranchir de cet asservissement.

Si les peuples colonisés avaient le malheur de s’arrêter là, l’impérialisme ne s’effraierait guère de leur révolte. Il tolère et tolèrera toutes les violences verbales de l’Anthologie de Senghor comme de « Présence Africaine ». Il ira même jusqu’à les subventionner, comme c’est le cas de « Présence Africaine ».

L’ENTREPRISE Sartre-Senghor apparaît ainsi comme une diversion des plus dangereuses.

René Maran, l’auteur de Batouala, qui fit scandale il y a quelques 25 ans et lui valut à l’époque la haine des colonialistes, nous le révèle (d’ailleurs, peut-être involontairement), dans un article de Parallèle 50 du 11 février 1949 quand il écrit à propos de cette Anthologie :

« Au lieu de crier à l’ingratitude des gens de couleur, comme de bonnes âmes, ne manqueront certes pas de le faire, on devrait au contraire trouver providentiel (souligné par moi) que la longue patience de leur sourd ressentiment se contente (souligné par moi) de confier à des feux d’artifices de mots-images ou à leurs tournoyants soleils, ce que les ancêtres dont ils descendent ont dû faire pendant des siècles.

……………………………………………………………………………………………….

« L’Europe n’a, au demeurant, nul reproche à leur adresser. Les siècles d’esclavage ne s’effacent pas d’un trait de plume. On ne les oubliera que peu à peu. Les débordements verbaux (souligné par moi) auxquels se laissent complaisamment (souligné par moi) aller les poètes nègres et malgaches de langue française que Léopold Sédar Senghor a réunis sous sa houlette sont tout à l’honneur de la sagesse des races de couleur, puisque tous ces poètes excepté un seul (Césaire sans doute ou Jacques Roumain, heureusement) ne pensent jusqu’ici qu’à s’enchanter (souligné par moi) des seules délices des couleurs, des chants concertés et des rythmes. »

Plus loin, il parle « des siècles d’esclavage que saluent paisiblement sur le mode lyrique des chants désespérés les plus beaux ». Voila qui situe sans équivoque « Orphée Noir » de M. J. P. Sartre et la théorie de la « Négritude » perdue et retrouvée.

Que l’impérialisme en loue la providence qui lui fait un si beau don selon René Maran, quoi d’étonnant à cela ?

A maintes reprises, nous avons mis en garde Alioune Diop comme Senghor contre l’utilisation qui pouvait être faite de leur position et de leurs publications. M. Sartre à l’affût de tout ce qui peut le servir dans son action démoralisatrice n’a pas manque de saisir la balle au bond. D’œuvres fort belles comme celles de cette Anthologie qui expriment dans leur ensemble, la révolte d’hommes noirs contre toutes les injustices de leur condition sociale et qui constituent un moment de la lutte pour la liberté des peuples colonisés, on fait la base théorique et le moyen suprême du mouvement de libération des peuples de couleur. C’est là un sophisme des plus dangereux et des plus malhonnêtes. Cette entreprise relève ou de l’ignorance la plus crasse ou de l’escroquerie morale et intellectuelle la plus éhontée.

NON, M. Sartre, la théorie de la Négritude perdue et retrouvée, le « racisme antiraciste » n’est pas le vrai chemin de l’abolition de toutes les différences de races.

Le vrai chemin, c’est celui qui mène au socialisme par l’affranchissement des peuples quelle que soit leur couleur du joug colonial, par la reconnaissance de leur droit à disposer d’eux-mêmes, seul fondement réel et durable de la liberté, de l’égalité et de la fraternité des hommes et des peuples.

Que dans leur lutte pour parvenir à un tel état de la société, les peuples noirs de toutes les latitudes se sentent solidaires, cela est incontestable et des plus utiles à leur cause commune ; mais chacun de ces peuples lutte sur un secteur particulier dans des conditions économiques, sociales et politiques données qui ne sont nullement identiques.

La confusion qui consiste, à travers la littérature, à poser dans les mêmes termes le problème antillais, le problème nègre américain, le problème malgache ou le problème de l’Afrique Noire n’est qu’une grossière mystification. Chacun de ces peuples a ses problèmes politiques, ses problèmes économiques, ses problèmes sociaux, ses problèmes culturels, chacun d’eux en un mot a ses problèmes nationaux qui ne peuvent être résolus de la même manière.

J.-P. Sartre et Senghor, qui se prétendent marxistes, ignorent tout simplement la nécessité d’analyser pour chaque pays ses conditions concrètes d’existence afin de déterminer le sens de son évolution vers le progrès et les moyens de l’assurer le plus rapidement possible.

PRENONS deux exemples précis : les Antilles et l’Afrique Noire.

Les premières ont comme caractéristiques essentielles : l’exiguïté du territoire, l’insularité (élément important d’unité), un peuplement par immigration blanche et noire, une forte densité de population, une économie marchande, une industrialisation assez poussée, une société esclavagiste puis bourgeoise, une nette division des classes sociales, une forte pénétration de la culture française.

Le seconde a pour caractéristiques essentielles : des territoires immenses, très diversifiés géographiquement (où l’on distingue trois zones principales, forêts, savanes et déserts), un peuplement autochtone prééminent et fortement diversifié, une faible densité de la population, une économie essentiellement agraire, un développement industriel quasi-inexistant, une structure sociale tribo-féodale dont les modifications créent un commencement de différenciation en classes, de fortes traditions ancestrales, une faible pénétration de la culture française.

Les perspectives d’évolution de telles entités ne peuvent donc avoir aucune commune mesure.

Quelles sont celles des Antilles ? Je ne suis point qualifié pour le dire, c’est essentiellement l’affaire des Antillais Mais pour l’Afrique Noire, il ne peut faire de doute pour nous qu’elles s’ouvrent sur la constitution nécessaire d’une entité nationale ou de plusieurs entités nationales.

A première vue, il est incontestable que la géographie et l’économie créent de grandes divisions du nord au sud. Les peuples de la zone forestière, malgré l’extrême variété des ethnies, ont des modes d’existence et des structures sociales (clans et tribus) fort semblables du Golfe du Bénin à la Basse-Guinée ; de même que les peuples habitant la savane ont la même économie agraire et pastorale comme la même structure sociale semi-féodale ; de même que les peuples du désert ont essentiellement une vie pastorale et une société féodale.

Et dans chacune de ces grandes divisions naturelles, la colonisation a apporté des modifications particulières par l’introduction des cultures marchandes, surtout dans la zone forestière, et par l’extension du commerce dans la zone de la savane.

Mais, dominant tout cet ensemble, l’impérialisme a imposé son armature d’exploitation et d’oppression qui a tendu à uniformiser les conditions générales d’existence de tous ces peuples. Et c’est cette égalité dans la misère et l’oppression qui a rapproche ces peuples et a provoque leur union spontanée dans leur lutte contre le joug impérialiste. Cet ensemble de conditions donne ainsi un caractère tout particulier au mouvement national en évolution en Afrique Noire. C’est un mouvement très large qui doit tenir compte d’une part, de l’unicité de l’ennemi à combattre : l’impérialisme, ce qui crée une grande solidarité et, d’autre part, des conditions différentes de chaque région et de chaque territoire et de leurs perspectives d’évolution.

Telles sont, tracées à très grands traits, les données des problèmes qui sont posés au mouvement de libération anti-colonialiste en Afrique Noire.

On jugera sans grand’peine de leurs différences avec ceux qui sont posés au peuple antillais, au peuple malgache, dans leur lutte anti-impérialiste.

C’est seulement compte tenu de ces différences que l’on peut comprendre l’expression culturelle de la lutte anti-impérialiste de chaque pays colonisé.

L’Anthologie de Leopold Sédar Senghor traduit certes l’un des aspects de cette lutte et il tente de lui trouver une certaine unité dans la langue française employée par les divers poètes de pays différents. Mais bien que la langue soit un facteur important d’unité, elle ne saurait à elle seule, constituer tous les éléments du problème national que pose pour tout peuple, tout mouvement de libération. C’est ainsi que l’emploi de la langue française au Canada ne peut cependant faire identifier les causes nationales du peuple canadien et du peuple français.

IL y a dans cette Anthologie, une assimilation abusive qui empêche de poser clairement le problème. Et ce n’est certes pas par hasard qu’elle ne contient, par exemple pour l’Afrique Noire, aucune œuvre de la jeune poésie africaine née depuis la deuxième guerre mondiale et qui exprime toutes les aspirations à la liberté des peuples de nos pays.

Ici, il ne s’agit plus de « violences verbales », d’enchantement « des seuls délices, des couleurs, des chants concertés et des rythmes », il ne s’agit plus de « saluer paisiblement des siècles d’esclavage sur le mode lyrique », mais de traduire la lutte consciente, vivante de millions d’hommes opprimés ignominieusement par l’impérialisme et désormais décidés à conquérir leur liberté.

Dans l’Anthologie de Senghor, Césaire et Jacques Roumain traduisent d’ailleurs parfaitement. cette influence des conditions actuelles sur la poésie aux Antilles, de même qu’un Keïta Fodéba, un Mody, un N’Daw Alassane, un Bernard Dadie (11) (Boua Coffi Bernard), un Charles Traoré Leroux, un David Diop et bien d’autres pour l’Afrique Noire. Et la langue française utilisée par ces jeunes poètes ne diminue en rien l’originalité de leurs thèmes.

De même, les poèmes d’un Langston Hughes ou de maints poètes vietnamiens ou de la Chine populaire traduisent la lutte de leurs peuples pour la liberté.

Je voudrais à l’appui de ma thèse, citer deux des jeunes poètes actuels de l’Afrique Noire.

De Mody, jeune sénégalais dont l’évolution se trouve retracée dans ces deux poèmes :

DEMAIN

Au banquet des grandes nations
Tu auras bientôt ta place
Puisqu’avec ton sang comme caution
Tu y auras fait retenir ton plat.
Les tombeaux de tes fils
Arrosés de la sueur de ta servitude,
Combleront les fossés blancs de neige
Que dans la panique,
Ils ont oublié de camoufler
Avec les fleurs de leur tolérance soudaine
Sans lassitude,
Ma belle Afrique
Tes enfants soulèveront ce lourd baobab
Que les toubabs (12), malgré leur camouflet
N’ont pu abattre.
De cette hécatombe de tes fils morts,
Pousseront au lieu de vieilles branches
Blanches,
Les fruits moirés
De ta si chère Liberté.

De Boua Coffi Bernard (Côte d’Ivoire) :

OUI, JE LE SAIS

Parce que je n’ai pas une auto,
Je ne suis pas un homme, pour eux !
Parce que je n’ai pas un château,
Je ne suis pas un homme, pour eux !
Parce que je n’ai pas de compte en banque,
Je ne suis pas un homme, pour eux !
Je le sais !
Parce qu’à la reddition des comptes,
Je n’apporte que des projets,
Je ne suis pas un homme, pour eux !
Et vil objet, l’on me renvoie de place en place,
J’encombre.
Et vieil outil, l’on me rejette sur les trottoirs,
Avec ma faim au ventre et mes angoisses au cœur
J’embarrasse !
Et ils me traquent comme un brigand
Mon indigence menace leur fortune
Et toutes leurs pourritures d’agents secrets
Me sont sur le dos parce que je menace leurs coffres,
Leurs banques, leurs reliefs, leur féodalité, leur puissance,
Parce que gueux, leur frère en Jésus,
J’éprouve leur charité chrétienne.
Je le sais ! Je le sais !
Mais voici venir la nuit, la grande nuit des métamorphoses,
Et les immortelles nimbées d’ombre, s’estompent, s’évanouissent,
Meurent, meurent, avec la dernière lueur des iniquités,
Demain donc sera la résurrection,
La résurrection d’un peuple,
La résurrection d’un monde enchaîné,
Le chant triomphant du labeur qui nourrit,
L’allégresse des hommes unis,
Le concert émouvant des cœurs accordés,
Demain, la victoire de l’homme
Avec le rire des continents heureux
Et les Blancs, Jaunes, Rouges ou Noirs, frères retrouvés.
Oui !
Et Blancs, Jaunes, Rouges ou Noirs, frères retrouvés,
Ensemble, du scalpel de l’amour,
Débridant les égoïsmes, tueront la misère sociale,
Pour que jamais plus, une 202 ou une Mercury Height
N’ait le pas sur l’homme !
L’homme qui pense !
L’homme qui souffre !
L’homme qui aime!
L’homme qui vit!
L’homme, notre frère !

Ce dernier poème contient toutes les données du problème des peuples colonisés : conscience de l’oppression, volonté de s’en libérer par la lutte, définition de l’adversaire à combattre, nécessité de l’alliance de sa propre lutte avec celle de tous les opprimés, certitude de la victoire.

C’EST en effet, en fonction de ces données que doivent être examinés tous les problèmes, y compris les problèmes culturels qui font partie, qu’on le veuille ou non, du problème fondamental de la lutte contre l’impérialisme et son succédané, le colonialisme. C’est à l’aune de la lutte anti-impérialiste et anticolonialiste que doit se mesurer toute entreprise si « intellectuelle » qu’elle soit.

« Présence Africaine », le « Musée vivant » comme l’Anthologie de poésie nègre et malgache, quelle que soit la valeur de certaines œuvres qui y sont publiées, sont à cette mesure des entreprises de mystification incontestables. De telles publications ont, en effet pour résultat, jetant la confusion dans les esprits, de désarmer la volonté de lutte des colonisés. Elles font partie, quelles que soient les intentions de leurs promoteurs, de l’arsenal idéologique de la classe exploitrice qui y trouve le moyen d’endormir ses adversaires.

A ce titre, nous ne cesserons pas de répéter à Senghor, comme à Alioune Diop, qu’ils engagent terriblement leurs responsabilités devant les peuples d’Afrique Noire en lutte pour leur émancipation, lutte qui n’a que faire des théories existentialistes.

C’est pourquoi, quels que soient nos liens d’amitié – et je dirai même à cause de ces liens – nous ne cesserons de poursuivre notre travail d’éclaircissement et de démasquer tous les faux prophètes de l’existentialisme réactionnaire et adversaire camouflé, mais résolu, de toute révolution qu’elle soit noire ou blanche.

Gabriel D’ARBOUSSIER.


(1) Agrégé de l’Université, professeur à l’Ecole coloniale, députe du Sénégal.

(2) Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache, p. XXIX.

(3) Anthologie, p. XXIX

(4) Anthologie, p. XXIX.

(5) Anthologie, p. XXIX.

(6) Anthologie, p. XL.

(7) Anthologie, p. XL et XLI.

(8) Anthologie, p. XXXI.

(9) Anthologie, p. XXXIV.

(10) Anthologie, p. XXXVIII.

(11) Bernard Dadie est actuellement détenu politique à la prison de Grand Bassam (Côte d’Ivoire).

(12) Les blancs.